Giangi : La bombe H, c'est moi !

Note de présentation de Pierre BILLAUD

Ce livre à l'origine d'apparence mystérieuse exige quelques explications et commentaires préalables.
Il a été écrit par Jean Berger, après son éviction en 1970 par Viard de la direction du centre de Limeil, comme une sorte de revanche personnelle à l'égard de Viard. Ce dernier prit très mal la publication en librairie de l'ouvrage et obtint le renvoi de Berger du CEA et sa remise à disposition de la Défense.
Le nom d'auteur GIANGI est probablement la contraction de Jean, prénom de Berger, et de Giovanelli, patronyme de sa secrétaire très dévouée qui a dû se charger de la dactylographie et peut-être des relations avec l'éditeur.

La lecture de cet ouvrage laisse une impression pénible d'intemporalité en raison de l'absence de repères explicites de temps et de lieux. L'utilisation de pseudonymes parfois très bizarres pour les principaux protagonistes du récit rend ce dernier totalement incompréhensible pour tout lecteur extérieur à la DAM, et même difficile à interpréter pour beaucoup d'atomistes n'ayant pas vécu personnellement certains des événements évoqués. En outre l'auteur a commis plusieurs erreurs de chronologie qui obscurcissent encore plus la narration.

Pour toutes ces raisons la valeur historique de ce document est très faible. Nous le présentons cependant ici parce qu'il constitue un témoignage non négligeable d'un acteur marquant de la DAM à une époque cruciale, et d'autre part qu'il est rigoureusement introuvable en librairie. A noter tout de même que ce livre confirme nettement le rôle clé de Carayol dans la résolution du problème H, et fournit une appréciation dans l'ensemble très négative des activités de Dautray à la DAM.

Jean BERGER est mort subitement le 2 juillet 1976, d'un accident cardiaque ou vasculaire, à son domicile.

Principaux personnages intervenant dans le livre :
  • Sebbane, alias Viard.
  • Jef Mossedian, alias Jacques Robert.
  • Wallez, alias Billaud.
  • Benamouche, alias Belayche.
  • Nelfi, alias Nelson.
  • Restanc, alias Carayol.
  • Saint-Just, alias Dautray.

Précisions circonstancielles :
  • Le chapitre VAILLE QUE VAILLE se situe au Centre de Vaujours, où Berger dirigeait le Service "Théorie".
  • LA CONVOCATION relate l'entrevue de Berger avec Robert et Périneau, au cours de laquelle la direction de Limeil est proposée à Berger (pour me remplacer).
  • Les chapitres DES HOMMES DE CHAIR et DES TERMITES DEGUISES EN HOMMES relatent certains événements survenus à Limeil jusqu'à l'apparition de la solution du problème scientifique.
  • Dans LES ILLUSIONS PERDUES le désenchantement qui a succédé au succès de 1968, et la décision de Viard, successeur de Robert à la tête de la DAM, de virer Berger.

Observations de P. Billaud sur le contenu du livre.
Mes relations personnelles avec Berger ont toujours été assez distantes. Je sentais de sa part une méfiance, sinon une hostilité depuis le début de la DAM, et notamment au cours de la préparation de la première expérience atomique française, dont j'avais en fait assumé la direction scientifique et technique.
Berger était un inquiet, avec une tendance à attribuer aux autres ses propres fantasmes. Après mon départ de Limeil, son comportement à la direction du centre a suscité des critiques graves, certains allant jusqu'à le considérer comme un caractériel dangereux.
Je ne suis pas spécialement mal traité dans son livre, bien qu'il ne rende pas exactement compte de ma contribution personnelle à l'aventure H, peut-être par simple défaut de compétence en sciences nucléaires.
Peu après les succès thermonucléaires de 1968, quelle ne fut pas ma surprise d'être sollicité par Berger comme parrain à sa prochaine décoration ? A cette occasion il m'assura de son estime et de son admiration, en raison du calme discernement dont j'avais fait preuve lors des choix cruciaux des composants de l'engin M1, en 1958 et 1959. C'est ainsi que je le parrainai à Villacoublay au printemps 1969. Mais peut-être n'avait-il trouvé personne d'autre disponible ?

Dans ce livre Berger fait preuve d'indéniables qualités de conteur. Il est dommage qu'il ait consacré bien trop de lignes à des anecdotes d'intérêt plutôt discutable, et qu'il ait adopté l'attitude de facile démagogie qui consiste à critiquer ou ridiculiser l'action des services administratifs ou de sécurité.

Matériellement, la mise du livre sur Internet a nécessité quelques aménagements textuels. La quatrième page de couverture est donnée en italiques aussitôt après la première de couverture, suivie de la table des matières. Celle-ci a été connectée par liens sur les numéros de pages aux différents chapitres correspondants. Les numéros de pages ont été insérés dans le texte sous forme de nombres en couleur et entre parenthèses.
Quelques erreurs de dactylographie évidentes ont été corrigées, ainsi que quelques défauts orthographiques involontaires.
Pour le reste on s'est attaché au maximum à respecter la présentation et la typographie originales.

Pierre Billaud (1er juillet 1999)



GIANGI


LA BOMBE H,

C'EST MOI !


NOUVELLES EDITIONS DEBRESSE - PARIS




Depuis vingt ans de nombreuses nations ont jugé indispensable de se doter d'un armement nucléaire, de manière ostensible ou discrète ; il s'agit pour elles d'assurer leur existence dans le monde impitoyable où nous vivons, mais aussi, de ne pas se laisser distancer dans un domaine technique où les applications peuvent un jour se montrer décisives sur le plan économique. A qui ont-elles confié ce travail ? Non pas à des monstres désincarnés mais à des hommes qui, le plus souvent, ont consacré le meilleur de leur jeunesse à lutter secrètement pour relever le défi lancé à leur savoir et à leur patriotisme : c'est pour rendre hommage aux plus obscurs d'entre eux que ce livre a été écrit.



TABLE DES MATIÈRES (Pages)

  • PROLOGUE (7)
  • VAILLE QUE VAILLE (11)
  • LA CONVOCATION (23)
  • DES HOMMES DE CHAIR (39)
  • DES TERMITES DÉGUISES EN HOMMES (57)
  • LES ILLUSIONS PERDUES (77)



(7)

PROLOGUE

Cette histoire est celle des pionniers, c'est-à-dire d'hommes qui d'une manière quelconque ont ouvert des voies nouvelles à leurs semblables. Nous sommes familiarisés avec les tribulations des grands découvreurs qui, de Christophe Colomb à Max Bormann, de Bernard Palissy à Mendeleeff, ont marqué leur époque et apporté un élément nouveau à ce qui constitue notre civilisation. Le récit des risques courus (8) et la description des caractères ont nourri notre enfance ou notre adolescence de cette graine d'idéal aussi indispensable que le pain quotidien.

Toutefois, le héros apparaît trop souvent comme un être tout imprégné de sa mission, inaccessible aux détours de ce monde ; difficultés, angoisses et chutes sont présentées en définitive comme l'épreuve purifiante donnant accès au nirvanâ des pionniers. On oublie la lutte obscure menée contre d'autres hommes, le temps passé à convaincre les sceptiques, à désarmer les malveillants ; on ne retient finalement que les drames de l'action et la lumière du succès.

Que deviennent cette foi indomptable dans le progrès, ce mépris des compromissions lorsque, pour des motifs d'ordre supérieur, l'objet même de ces luttes et de ces succès ne peut être dévoilé? Existe-t-il des œuvres humaines inavouables dont les auteurs seront à jamais ignorés ? Pourquoi ne seraient-ils pas dignes de l'épitaphe accordée au pionnier de la locomotive à vapeur :

"Il a laissé une mémoire dont les princes pourraient être fiers et telle que le plus distingué des hommes vivants serait heureux d'échanger sa réputation (9) pour celle qu'entoure le nom de George Stephenson."

Pourquoi ? Voilà l'histoire que les personnages imaginaires de ce récit veulent essayer de vous conter.

Table des matières

(11)

VAILLE QUE VAILLE

La route montait sur la colline en longeant les prés ; la côte n'était pas bien longue mais assez raide et en mauvais état : par endroit le bitume était soulevé et les pierres apparaissaient. Pour ménager les pneus et les amortisseurs, il fallait orienter la voiture tantôt sur la droite tantôt sur la gauche de la chaussée ; heureusement, peu de risque de se trouver vis-à-vis d'un véhicule descendant ; le plateau était désert et les parages peu fréquentés.

Mon compagnon de route était un homme jeune, de trente ans tout au plus ; l'autocar l'avait déposé au café du village, en bas, dans la plaine, et il cherchait un moyen de parvenir jusqu'au fort. Je l'avais embarqué avec mes cigarettes de la semaine.
  • Je suis convoqué à la suite d'une offre d'emploi.
  • Eh bien vous ne serez pas en retard. La voiture (12) de service vous aurait monté, mais un peu plus tard.
  • Que fait-on au fort ?
  • Vous savez un peu de tout, de la physique, de l'électronique, de la chimie... vous aurez 1a possibilité de faire un choix.
Nous étions arrivés sur la crête de la colline ; à peine deux kilomètres nous séparaient maintenant du fort et la route serpentait entre des murailles de taillis et de sapins rabougris ; les cantonniers auraient du travail pour nettoyer les bas-côtés.
  • Je veux dire, pourquoi a-t-on monté un laboratoire dans ce coin perdu ?
Nous y étions : cette course à travers la campagne pour retrouver les oscillographes ou les éprouvettes qu'il avait connus dans sa faculté lui paraissait insolite. Il avait besoin d'une explication : autant satisfaire sa curiosité.
  • Bien sûr. Nous travaillons pour le sous-marin atomique...
La réponse convenue était faite : s'il venait parmi nous, mon voyageur aurait toujours le temps de découvrir notre activité réelle.
Peut-être même se poserait-il des questions avant ! Une explosion sourde venait de saluer notre arrivée (13) au poste d'entrée. Je l'abandonnai devant la baraque du contrôle, l'air étonné, les pieds dans la boue de la piste. D'un signe, je demandai au gardien de s'en occuper, tandis que je démarrai en direction des bâtiments.
Du préfabriqué tout neuf mais déjà branlant : des portes mal jointes dont les montants travaillent, des gaines de chauffage laissant des traînées de poussière aux angles des couloirs, des dalles de gerflex oscillant sous la cadence des pas et le bureau de la secrétaire du directeur, si petit qu'il fallait pousser sa chaise pour ouvrir la porte. Tout autour, la terre fraîchement remuée, fécondée par la neige de l'hiver et émaillée de touffes de chiendent, de marguerites et de pissenlits. Au bout de la piste, le château d'eau dressait orgueilleusement sa cuve cylindrique à trente mètres au-dessus des baraques : lorsqu'il avait été achevé, j'avais gravi son échelle de fer, toute droite, jusqu'à la rotonde supérieure d'où la vue dominait les deux vallées à vingt kilomètres à la ronde. Ce n'est pas par hasard que nos aïeux avaient choisi ce site pour y installer des batteries de défense, à grand renfort de terrassements et de galeries souterraines.
Le couloir du bâtiment où se trouvaient mon bureau (14) et ceux de mes principaux collaborateurs était déjà en pleine animation. J'allai déposer ma serviette et mon manteau et me joignis au groupe.
  • Bonjour Fuvet, bonjour Rouf, bonjour tout le monde, que se passe-t-il de si bonne heure ?
  • Rien de bien grave. Nous rions encore du plongeon que Fifille a dû faire sur le plancher du petit car de service.
  • Un accident ?
  • Non, rien de tel. Mais vous lui aviez si bien recommandé de ne pas avouer son nouvel emploi au directeur de la fabrique quand elle l'a quittée que....
  • Oui c'est vrai. Autant éviter les questions et les ennuis si on peut.
  • Eh bien, ce matin, le petit car s'est arrêté juste â côté du directeur de la fabrique, au croisement des quatre routes. Alors Fifille a piqué une tête de son siège pour ne pas se faire repérer ! Nous en étions tous suffoqués.
  • Bravo Fifille ! Et vous croyez qu'il l'a vue ? De toutes manières, il faudra bien qu'il l'apprenne un jour. Nous verrons bien. Maintenant au travail.
Nous avions de quoi nous occuper en effet ; les problèmes que nous traitions n'étaient pas de ceux (15) dont on peut discuter à droite ou à gauche au hasard des rencontres. Bon nombre d'intellectuels étaient hostiles à toute allusion un peu directe touchant les questions atomiques. La littérature scientifique n'était pas très bavarde non plus et les articles de vulgarisation ne donnaient que des renseignements vagues et probablement en grande partie erronés. Notre travail consistait à ouvrir des voies pour s'acheminer le plus tôt possible vers des réalisations concrètes : une entreprise de pionniers en quelque sorte.

***

Mon collègue Sebbane venait d'entrer dans mon bureau, la pipe entre les dents, expirant fortement après avoir forcé la porte coincée sur son dormant. Tout rond, l'air bonhomme, il apportait en tout une sorte de placidité pleine d'un bon sens viscéral et redoutable. Il était responsable de tout le domaine expérimental et y manifestait une compétence indiscutable jointe à une ambition contenue qui le poussait parfois à déborder de son champ d'action pour tâter de celui des autres ; jusqu'à présent, cependant, tout s'était réglé en parfaite harmonie,
  • J'ai lu l'article de cet Américain ; y aurait-il quelque chose à en tirer ?
  • (16) Je ne sais pas. Cela paraît séduisant à première vue mais, si vraiment sa théorie est aussi générale qu'il le dit, il est étonnant que les services de sécurité américains aient laissé publier son papier.
  • Nous pourrions peut-être entreprendre quelques vérifications.
Nous voilà donc embarqués dans une nouvelle étude ; des montages en perspective, des mesures au champ de tir, puis des exploitations de résultats et des calculs pour vérifier cette théorie. Dans combien de temps aurions-nous une opinion ?
  • Je vais mettre un bon ingénieur sur la question; cela vaut sans doute la peine, même s'il faut lâcher une autre étude. Fifille fera l'affaire : avec elle pas de risque d'erreurs de calcul. Allons lui expliquer le topo.
Une petite heure de discussion technique pour mettre au point un plan minimum d'expérimentation que nous voudrions démonstratif. Pourtant, les réponses ne sont pas toujours aussi simples ; oui ou non c'est bien commode, mais il est rare que l'on aboutisse à une telle conclusion sans des mois et des mois d'effort. N'allions-nous pas perdre notre temps sur un sujet pourri, une sorte de baudruche inconsistante lancée en pâture pour nous dérouter du (17) chemin direct ?
Mon compagnon de route du matin m'attendait à la porte de mon bureau.
  • Alors, vous avez fait affaire avec le service du personnel ?
  • Oui, oui, de ce côté pas de problème. Mais je voudrais savoir quel va être mon travail, enfin, de quoi j'aurai à m'occuper et pourquoi... On entend beaucoup de bruits d'explosions...
  • Ne vous inquiétez pas pour ces bruits ; on s'y habitue très bien : si vous venez travailler ici, je vous donne huit jours pour ne plus vous rendre compte de l'existence de ces explosions, au point que vous sortirez le soir sans savoir si l'on a tiré dans la journée.
  • Oui mais à quoi servent ces tirs ?
  • Vous touchez là un point que je ne saurais vous expliquer en détail. Disons que nous travaillons pour l'armement et que vous pourriez y avoir quelque scrupule ; c'est à vous de décider, bien entendu. Laissez-moi cependant ajouter que beaucoup de gens travaillent pour l'armement d'une manière ou de l'autre, par exemple en fournissant des battle- dress aux conscrits. Peu, cependant, ont le privilège de mettre leurs capacités au service d'une entreprise (18) aussi exaltante que celle que vous pouvez vivre.
Le visiteur ne pose plus de question ; il a compris, il se décide. Quelques détails encore à régler, un dernier survol de ses compétences et de ses goûts scientifiques. Dans un mois il sera des nôtres.
Midi. De petits groupes s'affairent vers la cantine sous un soleil déjà chaud ; les prés et les bois fument sur la pente et dans la vallée, crachant l'humidité de la nuit. Une odeur alléchante fait hâter le pas aux retardataires : le cuisinier aura fait des prodiges encore aujourd'hui. Il faut le voir s'époumoner autour de ses fourneaux en houspillant les serveuses de peur de n'être pas prêt à temps ; nous étions quarante il y a quelques mois et nous ne sommes pas loin de la centaine. Il n'a plus la possibilité de nous choyer comme avant, mais il tient à sa réputation de cordon bleu.
  • Alors, Rouf, la planche à dessin vous donne de l'appétit ?
  • Une indigestion plutôt. Trois semaines ou un mois pour faire un tracé, le ventre coupé en deux par cette maudite planche, la règle à calcul d'une main, le crayon de l'autre et la gomme entre les dents. Et puis, quand c'est fini, vous dites " très bien ", vous changez l'épaisseur d'uranium et en avant pour une nouvelle séance d'exercice !
  • (19) Cela vous empêche de grossir, provisoirement. Tenez le coup jusqu'à l'arrivée du calculateur électronique, Au lieu de petits traits sur la planche, vous pourrez faire des petits trous dans les cartes perforées : une vraie promotion pour vous....
Nous venions en effet de sortir d'un coup de la période héroïque : la première explosion atomique venait de consacrer une suite de travaux menés à la diable, avec des moyens rudimentaires, sans autre recours que la foi que nous pouvions avoir dans la la réussite. C'en était fait, une page était tournée que, seuls, les anciens pouvaient encore savourer et que les jeunes ne connaîtraient jamais.
Le calculateur était arrivé quelques mois plus tard ; c'était une machine rudimentaire, lente et de faible capacité mais, déjà, elle imposait sa loi : il lui fallait un local spécial à atmosphère régulée, son alimentation particulière en courant électrique stabilisé, une petite équipe de serviteurs dévoués pour lui apporter sa pitance quotidienne. Elle digérait avec un sifflement continu de satisfaction et, par instants, aboyait ses ordres dans un vacarme de marteaux imprimeurs et de papier vomi spasmodiquement.
Déjà, une sorte de clivage s'opérait entre les physiciens (20) pour qui la machine n'était qu'un instrument, une sorte de super règle à calcul, et les programmeurs qui se passionnaient pour le fonctionnement de cet instrument et sa logique propre. Un langage nouveau se créait autour de cette logique avec ses mots d'importation obligeant à converser en un dialecte mal assimilé.
Puis, la machine rudimentaire s'était muée en véritable ordinateur au comportement encore plus tyrannique. Lui, avait réclamé son bâtiment, sa salle à température et humidité contrôlées et ses bataillons d'esclaves. Maintenant, il fallait des mathématiciens pour transcrire la pensée des physiciens en langage assimilable par l'ordinateur, une légion de programmeurs pour lui dicter ses règles de comportement et des opérateurs pour veiller à son bon fonctionnement. Etant donné son prix, on ne pouvait laisser aucun repos à sa prodigieuse mémoire ; il fallait en tirer le maximum de rendement et la faire travailler jour et nuit. Des rythmes nouveaux s'imposaient donc progressivement à tous ceux qui, de près ou de loin, se trouvaient concernés par son activité.
Mon groupe de recherche s'était considérablement étoffé, d'une part pour l'exploitation des ordinateurs, mais aussi pour l'appréhension de nouveaux sujets (21) d'études. Un certain nombre d'entre eux ne touchaient que de très loin les questions d'armement atomique et permettaient aux jeunes chercheurs de publier, de se faire connaître dans le monde scientifique, de participer à des colloques ou des congrès internationaux. Plusieurs thèses de doctorat étaient en chantier et quelques-unes aboutirent à une soutenance avant le décès de mon vieux maître, professeur à la Faculté des Sciences, qui savait si bien encourager ses élèves et comprendre à demi mot les difficultés d'expression que notre métier pouvait parfois nous imposer.
Le jour de mon anniversaire, j'eus près de cent personnes autour de moi pour me souhaiter longue vie et prospérité, ingénieurs, chercheurs, programmeurs, secrétaires, agents techniques, opérateurs et manœuvres. Le groupe paraissait plein de vie, de dynamisme et d'avenir et pourtant la fin de son existence s'inscrivait déjà dans le livre de sa destinée. Trop de jalousies rôdaient autour de cette sorte de communion spontanée pour que ces forces de destruction ne viennent pas un jour à bout de ce qu'elles appelaient déjà le clan.

Table des matières

(23)

LA CONVOCATION

J'étais convoqué ce matin-là par Jef Mossedian, le grand patron de l'armement atomique.
La ville se réveillait tout juste d'une nuit froide et obscure et le fleuve était tout embué d'une sorte de brouillard cotonneux mal cardé. Mais j'étais parti de bonne heure et ni les feux rouges, ni les arrêts improvisés derrière les camions de livraison ne pouvaient entamer mon assurance : une marge de sécurité confortable m'évitait la hantise du retard à un rendez-vous et me conservait provisoirement la maîtrise des nerfs.
Surtout qu'il s'agissait d'un rendez-vous insolite. Jef Mossedian était entouré d'un certain prestige (24) parmi nous, les anciens de la grande première explosion nucléaire. Bien sûr, il était arrivé un peu plus tard que nous, alors que beaucoup de travail avait déjà été fait dans les années de clandestinité ; bien sûr, nous avions eu l'impression, nous les hommes du laboratoire, qu'il avait un peu poussé son prédécesseur, parti précipitamment après cette grande première. Mais tout cela ne pouvait peser très lourd en face de la confiance qu'il inspirait, de l'air de grand patron qu'il savait prendre malgré sa petite taille et du charme que sa voix chaude communiquait à ses moindres propos et puis, cela ne nous concernait pas.
Nous ne le voyions pas souvent. Lui, naviguait dans des sphères administratives et politiques qui échappaient à notre entendement. Nous savions confusément qu'il nous défendrait : les crédits ne manquaient pas et, de temps à autre, nous avions des marques d'intérêt du Gouvernement pour nos travaux ; des ministres étaient venus, le Chef de l'Etat lui aussi... Et c'était bien là l'important : la volonté de doter le pays d'un armement nucléaire devenait de plus en plus claire et impérieuse. Il fallait construire les premières armes et, simultanément, accélérer les études thermonucléaires.
(25) La bombe H ! Quel beau sujet pour notre imagination. Il y avait près de dix ans que les Américains avaient fait leur étonnante expérience, suivis de près par les Russes et les Anglais. Pour ces derniers, nous ne doutions pas que les liens privilégiés tissés pendant la guerre avec leurs cousins d'outre-atlantique leur aient permis d'accéder à certaines données entourées pour d'autres d'un secret effarouche. Quant aux Russes, des pressions idéologiques sur des savants anglo-saxons, des départs organisés vers l'est avaient dû également leur faciliter les choses.
"While secrecy was phenomenally successful in confusing our own public, while it has been thoroughly successful in irritating De Gaulle, it has been a failure in keeping information from the Russians and even the Chinese."
Mais nous, comment allions-nous atteindre l'objectif souhaité avec nos seules ressources ? A vrai dire tout n'était pas très clair dans cette affaire. Nos supérieurs directs paraissaient, pour l'heure, plus soucieux d'exploiter le succès initial en raffinant les techniques distantes que de se lancer à corps perdu dans une aventure qui pouvait tourner court.
Certains de mes collègues, dirigés par Wallez, avaient bien pour mission, dans un autre laboratoire, (26) de défricher 1e terrain thermonucléaire mais ils étaient peu nombreux, très réticents pour parler des progrès qu'ils faisaient, comme si la solution du problème pouvait un jour jaillir d'une conversation et que l'on risquât alors d'avoir à partager le mérite de la découverte. Je savais aussi que tout n'allait pas pour le mieux entre eux et qu'ils se déchiraient à belles dents pour s'assurer une paternité encore bien incertaine.
Pour ma part, j'avais essayé à plusieurs reprises de m'insérer dans ce cercle hostile. Mon laboratoire marchait bien et dans sa spécialité il avait été l'un des principaux artisans de la première explosion. Depuis, je sentais que des forces centrifuges le poussaient progressivement vers des recherches périphériques de moins en moins en relation avec les problèmes d'actualité.
J'avais déjà dû me battre pour obtenir d'y installer un calculateur électronique et souscrit presque l'engagement de ne pas développer certaines recherches avec ce moyen nouveau et puissant car l'équipe thermonucléaire ne voulait pas prendre le risque d'une concurrence. Bien entendu, les réticences de Wallez étaient soutenues essentiellement par des arguments financiers et un souci peut-être légitime, mais probablement (27) intéressé, de regrouper l'ensemble des chercheurs autour de lui. J'avoue d'ailleurs qu'en un certain sens cette prise de position était courageuse car, voulant être seul responsable, il attirait plus sûrement les critiques et les déconvenues. Elle ne faisait pourtant pas mon affaire car, derrière moi, les jeunes commençaient à piaffer d'impatience et les recherches que je pouvais leur proposer au fil des mois, les thèses qu'ils pouvaient entreprendre et les congrès où ils pouvaient briller ne compensaient pas le sentiment de frustration qu'ils éprouvaient. Bref, mon laboratoire tournait bien, mais je sentais monter les périls à mesure que l'affolement gagnait les hautes sphères.
Pourtant, j'étais loin d'être dans une situation difficile, en comparaison de celle qui venait d'être imposée à Wallez : dans son propre laboratoire un groupe de chercheurs s'était formé, avec la bénédiction de la direction centrale, pour déchiffrer à sa manière l'énigme thermonucléaire. Il se retrouvait donc avec l'ancienne équipe qu'il dirigeait toujours et un groupe dissident appuyé par l'autorité supérieure mais travaillant chez lui : situation inconfortable et envenimée par les querelles intestines. La presse à scandale avait fait des allusions à cet état (28) de chose en des termes peu flatteurs mais pas toujours inexacts.
Le groupe dissident avait, par ailleurs, eu recours à mon laboratoire pour certaines recherches théoriques qu'il ne pouvait mener seul faute de moyens. J'étais donc impliqué en deuxième main dans cet imbroglio de volontés tendues, de compétences mal utilisées, de rivalités sourcilleuses et d'idées bouillonnantes. Etait-ce le motif de ma convocation chez Jef Mossedian ?
Elle pouvait être aussi provoquée par mon manque de souplesse vis-à-vis des règles de plus en plus nombreuses que nous imposait l'administration. Je me rappelai le haut-le-cœur que j'avais éprouvé dix ans auparavant quand on nous avait imposé le port du badge, cette étiquette numérotée que les services de sécurité exigent pour entrer ou sortir du laboratoire et même pour y travailler ; pourtant, je m'y étais habitué moi et mes camarades. Bon nombre de nos activités improvisées du début se trouvèrent petit à petit encadrées par des interdictions et des règlements : les terrains vagues entourant les baraques du laboratoire étaient remplacés par des pelouses magnifiquement entretenues, émaillées de pancartes rouges de défense d'accès ; bientôt, nous ne pourrions (29) plus garer notre voiture au hasard des places libres, il nous faudrait un emplacement numéroté.
Maintenant, 1e contrôle administratif devenait plus précis, plus sournois, plus sélectif. Les services centraux s'étaient renforcés d'une quantité incroyable d'anciens militaires dégagés des cadres à la suite de réductions d'effectifs de l'armée. Tous ces gens occupaient des fonctions plus ou moins définies, mais leur laissant assez de temps pour étudier les règlements et au besoin en proposer de nouveaux ; la querelle des imprimés, des statistiques, des interprétations avait commencé. Comme des termites, ils rongeaient l'édifice sans se soucier de périr un jour avec les bâtisseurs.
Bien entendu, les chercheurs tournaient en dérision cette inflation administrative, pensant bien qu'ils représentaient la véritable richesse du laboratoire et sa véritable raison d'être. Pour combien de temps ?
Je n'aurais peut-être pas dû être aussi faible devant certains de mes jeunes lions :
  • Voyons, Malthot, le service administratif signale que vous arrivez régulièrement à dix heures du matin au laboratoire.
  • (30) C'est vrai, Monsieur, mais je travaille bien mieux en pyjama.
  • Je sais que vous travaillez, mais vous ne pouvez venir dans cette tenue ; vous allez vous attirer des ennuis.
Aurait-on appris mon intervention auprès de l'agent pointeur pour le faire patienter ?
Mais non, ce sont vraiment là de trop petits détails pour que Jef Mossedian s'y intéressât ; trop grand seigneur pour intervenir dans les menues difficultés de la vie journalière de ses subordonnés. Un procès de tendance oui, un désaveu sur un incident de parcours certainement pas. Mais les désaccords les plus fondamentaux ne se décèlent-ils pas à propos de détails de ce genre ? N'est-ce pas sur les réactions toutes spontanées et subjectives de la vie de tous les jours que l'on peut le plus sûrement analyser les désaccords profonds entre la règle et l'esprit ? Oui, cette convocation doit être l'aboutissement d'une enquête menée depuis longtemps : manque de discipline, inutilité des études entreprises, mansuétude exagérée vis-à-vis des jeunes chercheurs, tout doit avoir été inventorié, noté, décrit au fil des jours et des semaines. La coupe doit (31) être pleine et mon laboratoire sera prochainement confié à une main plus docile à la hiérarchie et plus ferme envers les subordonnés.
Les encombrements de la route sont terminés ; un quart d'heure encore dans une file de voitures se déplaçant le long du fleuve comme la chenille sur le grand manège et je suis à mon rendez-vous ; au diable les hypothèses, je saurai bientôt de quoi il s'agit.

***

  • M. Mossedian va vous recevoir dans quelques minutes.
La salle d'attente, une cigarette allumée qu'on est prêt à écraser dans le cendrier, le bonjour d'une personne connue qui passe dans le couloir, la secrétaire qui s'agite dans la pièce contiguë en préparant son travail du jour, des bruits de pas qui se rapprochent : " bonjour, entrez dans mon bureau".
(32) L'entretien a lieu autour d'un guéridon, dans des fauteuils trop bas pour qu'on s'y sente à l'aise car an s'y enfonce incorrectement ou bien on doit se tenir juché sur la pointe des fesses pour garder un semblant de dignité. L'adjoint de Mossedian est présent : c'est un camarade d'école avec qui j'ai gardé de bonnes relations ; il est courtois, compréhensif, compétent, insaisissable. Notre formation commune, nos activités très parallèles font que je le revois toujours avec plaisir ; mais il s'est merveilleusement adapté à sa nouvelle fonction et Mossedian ne semble plus pouvoir se passer de lui. Je me demande parfois lequel des deux pense et lequel agit ; peut-être tout bêtement s'entendent-ils très bien, ce qui expliquerait une certaine onction de sa part lui permettant de diluer son opinion dans un brouillard de généralités afin de se réserver toujours la possibilité de prendre l'avis du patron.
Des banalités sur la santé, sur le travail, sur les soucis de chacun préparent l'attaque de front :
  • J'ai pensé à vous pour reprendre en main le laboratoire des études thermonucléaires. Les hautes autorités s'impatientent, les responsables actuels sont ligotés par des rivalités de chapelle. Il faut (33) mettre en place une nouvelle structure susceptible de nous permettre de déboucher le plus tôt possible sur des résultats tangibles. C'est un poste d'avenir.
Je suis interloqué par la proposition ; il s'agit en fait de reprendre en main des chercheurs de haut niveau qui traitent d'une quantité de sujets dont je n'ai pas la moindre idée ; il s'agit aussi de les réconcilier entre eux en arbitrant des querelles dont je ne saisis pas le premier mot et, enfin, de les aiguiller sur les voies susceptibles de les conduire au succès qu'ils convoitent depuis des années. Quelle responsabilité ! Bien entendu, j'aurai l'appui inconditionnel de la direction centrale, c'est promis. Mais qui sera, jour après jour, soumis aux pressions locales, qui devra sur place prendre une foule de petites décisions à partir desquelles s'établit la réputation d'un homme ? Et puis, il me faudra abandonner mes jeunes lions, les études que nous avons menées ensemble, leurs maladresses que ma secrétaire s'efforce toujours d'atténuer pour leur éviter les foudres administratives, en bref dix ans de mutuelle confiance en échange de quoi ? Je m'adresse à mon camarade :
  • Après tout, pourquoi n'occupes-tu pas ce poste ; (34) tu y es certainement mieux préparé que moi.
Un sourire ambigu apparaît sur ses lèvres, mais Mossedian intervient :
  • Il n'est pas question que je me sépare de mon adjoint.
Peut-être ai-je posé une question indiscrète ; il s'agit d'un poste d'avenir pour moi et non pas pour lui. Les services centraux ont des raisonnements d'une subtilité parfois désarmante : peut-être me suis-je fait des idées fausses sur l'importance qu'ils pouvaient attacher à connaître la solution du problème thermonucléaire ? Peut-être pouvons-nous vivre encore des années en disant que nous cherchons et que nous ne trouvons pas ? Comme personne ne peut ou ne veut le faire à notre place, c'est sans doute une manière de prolonger un état somme toute assez confortable sans être très glorieux.
Mossedian poursuit :
  • Vous savez que ma politique a toujours été de m'entourer d'un état-major restreint et de déléguer au maximum mes pouvoirs. Vous aurez ainsi ceux de directeur d'un laboratoire de huit cents personnes, (35) à charge pour vous de le mettre en condition pour réaliser nos objectifs.
  • Et que devient Wallez ?
  • Wallez n'a pas démérité. Les études faites à son instigation ont débroussaillé le terrain en ce sens qu'on connaît maintenant un certain nombre de voies sans issue. Il s'agit de trouver les autres et ceci ne peut se faire rapidement qu'en modifiant le statu quo actuel, en mettant davantage de gens au travail. Pour cela, il faut d'abord les réconcilier entre eux. Wallez viendra auprès de moi en qualité de conseiller.
  • Je vous demande huit jours de réflexion pour donner ma réponse.
La proposition me tente, c'est certain. Je ne peux finir mes jours dans le laboratoire que j'ai créé et, depuis quelques temps, une envie de changement me trotte dans l'esprit ; il s'agit en tout état de cause d'une augmentation notable de responsabilité si l'on juge de la carrière d'un homme au nombre de subordonnés qu'il dirige. Et puis, il y a cet objectif insaisissable et formidable qui semble nous défier depuis des années et cause périodiquement des ravages (36) parmi les attaquants : une aventure en quelque sorte. La proposition me tente donc, mais je suis si peu au courant des problèmes qui se posent qu'un délai devrait me permettre de me faire une première opinion sur les difficultés qui m'attendent. Sont-ils plus méchants que mes jeunes lions ? Ils sont en tout cas plus nombreux, plus irrités et peut-être moins respectueux du dompteur.
L'entretien est terminé. Mon camarade m'accompagne et m'invite à entrer dans son bureau.
  • Je voudrais te montrer un schéma de la nouvelle organisation telle qu'on l'envisage ici. Bien entendu, tu pourras la modifier selon les circonstances, mais il faudra réintégrer le groupe dissident aussi vite que possible...
Son crayon court sur le papier. Il dessine des rectangles reliés entre eux par des lignes tantôt droites, tantôt courbes selon les difficultés du parcours. On dirait des tonneaux connectés par des tuyaux : le problème est que le vin veuille bien couler dans cet écheveau improvisé. Quelques sigles, puis quelques noms apparaissent sur les tonneaux comme des appellations contrôlées de grands crus. Des coupages en perspective : seront-ils bénéfiques ou vont-ils (37) gâter la récolte ? Tout cela me semble vraiment formel et trop abstrait : il faut voir les acteurs et composer un menu acceptable pour eux comme pour l'autorité supérieure.

Table des matières

(39)

DES HOMMES DE CHAIR

Mon nouveau laboratoire ressemblait à une ruche éventrée; tout y bourdonnait d'impatience et le moindre geste risquait de m'attirer des piqûres dangereuses. De vieilles rancunes surgissaient à chaque tour de conversation ; les motifs me paraissaient le plus souvent futiles mais mes interlocuteurs semblaient prendre un malin plaisir à les resservir pour expliquer leur attitude. Wallez m'avait décrit tout cela avec un certain détachement, sans rancune ni amertume : il allait poursuivre ailleurs son métier, vivre sa destinée, qui était avant tout de servir.
(40) Tout était différent de ce que j'avais connu jusqu'à présent. Une certaine harmonie avait présidé à la construction des bâtiments qui composaient mon nouveau centre d'action ; visiblement, la main d'un architecte et celle d'un paysagiste avaient contribué à donner à cet ensemble un caractère accueillant. D'un côté, les laboratoires proprement dits, avec leurs machines compliquées installées dans les recoins les plus inattendus, leurs sols jonchés de câbles et de canalisations, leurs fosses remplies de condensateurs, leurs techniciens en blouse blanche étonnés de voir un nouveau visage mais poursuivant la tâche commencée avant de s'inquiéter de l'objet de la visite. En face, le grand bâtiment de la physique théorique rempli sur trois étages de chercheurs en chambre, armés de stylos et de papier brouillon ; au rez-de-chaussée, une imposante collection d'ordinateurs autour de laquelle tourne une noria d'opérateurs en un ballet ininterrompu ; près de deux cents personnes vivant dans ce monde clos dont l'économie intellectuelle semble fondée sur l'autarcie. Dans tout cela, une densité de moyens en hommes et en matériel dont je n'avais eu jusqu'à présent qu'une idée imparfaite.
Et puis, il y a cette administration forte d'une (41) centaine de personnes, en principe toute à ma disposition, mais recevant ses consignes d'ailleurs et usant à mon égard d'un respect servile au fumet hypocrite. Mon adjoint s'était taillé une place de Richelieu sous le règne de mon prédécesseur ; il légiférait dans l'ombre, réglant par ses ordonnances la vie de tous les jours. Le plus petit problème pouvait donner lieu à rapport, procès-verbal, procédure, contentieux :
  • Un jeune stagiaire s'est battu avec un de ses camarades ; il a cassé une clef dans la serrure. Je lui ai mis un blâme, c'est le tarif.
  • Attendez un peu, je voudrais m'informer.
J'allai, impromptu, voir le stagiaire dans le laboratoire et lui demandai de raconter sa version de l'affaire. Il avait chahuté avec son camarade, l'un poussant la porte, l'autre la retenant ; un geste maladroit et la clef s'était brisée. Il m'assurait qu'il ne s'agissait nullement d'une querelle. Vraiment pas de quoi fouetter un chat, ni surtout matière à laisser une punition traîner dans 1e dossier de ce jeune farfelu : une remontrance orale suffisait bien. J'étouffai cet imbroglio naissant et n'entendis plus parler du coupable.
(42) Mais, bien sûr, une telle simplification des règles en usage ne satisfaisait pas tout le monde. J'avais l'impression que beaucoup de choses plus importantes se traitaient en dehors de moi par un jeu d'influences que j'ignorais : nous allions tout droit vers une épreuve de force.
Elle se produisit quelques semaines plus tard à l'occasion de l'organisation du secrétariat ; celui-ci comprenait une dizaine de personnes et jouait le rôle de plaque tournante entre le laboratoire et le monde extérieur. Ma secrétaire des premières années qui m'avait rejoint à mon nouveau poste m'avisa de l'existence de circuits parallèles ; dans ma position, je ne pouvais tolérer de n'être pas informé et j'exigeai de voir toute la correspondance. Cette contrainte dut détruire certains plans et léser certaines ambitions : mon adjoint demanda son changement d'affectation.
Un attaché administratif vint le remplacer ; un grand garçon aimable et dynamique, avec des grâces de libanais à peine sorti de la puberté. Il régla de main de maître quelques questions d'intendance où, visiblement, il se trouvait à l'aise car il avait un tempérament de démarcheur. Il était beaucoup moins à l'aise dans les problèmes de personnel où (43) ses éternelles rodomontades et ses promesses fallacieuses indisposaient des esprits aussi cartésiens que ceux de mes administrés ; il avait aussi une tendance fâcheuse à faire supporter par les plus petits les erreurs ou les fautes commises par les cadres, parce qu'il se sentait solidaire de ces derniers et non responsable des premiers.
Un jour, je ne sais au juste par quelle malchance, un appareil de grand prix se trouva détérioré; une enquête rapide me permit de constater que les ouvriers appelés à manipuler ledit appareil n'avaient sans doute pas fait preuve de beaucoup d'initiative mais que, par ailleurs, leur chef ne leur avait pas donné les instructions nécessaires. Je parlai des mesures à prendre avec cet attaché administratif qui, dans son souci de protéger son collègue X., essaya de reporter toute la responsabilité sur les ouvriers ; il eut finalement cet argument péremptoire :
  • "Quant à X., vous savez, il n'est pas utile de prendre une sanction à son égard : il a la tête vide..."
Je renvoyai alors chacun à ses occupations, sans autre tentative pour aboutir à un règlement équitable.
(44) J'en vins donc à traiter les problèmes de personnel moi-même mais lui, tenaillé‚ par son besoin de brasser des affaires, s'ingéniait à susciter des difficultés pour avoir le plaisir de leur trouver une solution à sa convenance.

***

Mais le problème le plus épineux n'était pas encore résolu : les deux équipes rivales n'avaient pas désarmé et se déchiraient de plus belle. La première, dirigée par Benamouche, s'appuyait sur un certain nombre de succès passés, sur des réalisations très réelles, notamment en physique théorique et en calcul numérique, pour distiller un mépris journalier à tous ceux qui pouvaient émettre quelque doute sur la réussite de ses futures entreprises. La seconde comprenait quelques bons physiciens, et son animateur, Nelfi, alliait une désinvolture superficielle é une très vaste érudition scientifique ; elle se sentait soutenue par la direction centrale qui voyait en elle un moyen d'obliger l'équipe rivale à sortir de son malthusianisme. Il me fallait reprendre en main cette infanterie indisciplinée pour la lancer de nouveau à l'assaut du problème thermonucléaire. Mais comment ?
(45) Je décidai d'amener les deux rivaux dans mon orbite directe en qualité d'adjoints ; leurs subordonnés seraient fondus dans le creuset de nouvelles équipes mixtes constituées en vue de nouveaux objectifs. Je crois n'avoir jamais passé de semaines aussi éprouvantes pour les nerfs que celles qui suivirent ; éprouvantes mais passionnantes. Essayer de faire coexister deux êtres aussi différents était une gageure, un véritable défi au bon sens !
Benamouche était un petit homme râblé, noir de poil, les yeux brillants et sans cesse en mouvement, pour qui le travail était un sacerdoce. Il avait des fureurs soudaines où le geste et la parole se liguaient non pas pour convaincre mais pour terroriser, hacher, réduire en poussière. Longtemps après, j'ai pensé qu'il y avait une part d'artifice dans ses brusques sautes d'humeur : "Comediante, tragediante" comme cet autre grand produit du terroir méditerranéen. Au début, son emportement était tel, en certaines circonstances, que je le croyais capable de saisir n'importe quel objet à sa portée pour me l 'envoyer à la figure : c'est ainsi qu'un jour un projet de budget, document d'une cinquantaine de pages dactylographiées, heurta le plafond et en fit tomber un morceau. Au demeurant, dans les moments (46) de détente, charmant garçon que j'essayai d'apprivoiser avec l'aide de ma secrétaire et de sa collègue qu'on appelait Miss. Après lui avoir administré un sermon sur l'hypocrisie des êtres de son sexe, sur la fourberie dont elle faisait preuve à son égard, après avoir tempêté‚ et avoir claqué la porte, il pouvait revenir l'air contrit, un sourire repentant aux lèvres, une boîte de chocolat à la main pour se faire pardonner.
Beaucoup de ses collaborateurs l'adoraient, lui pardonnant ses folles colères pour ne retenir que dévouement et camaraderie. Lui, pourtant, ne se rendait pas compte de la fuite du temps ; les jeunes ingénieurs qu'il avait recrutés et formés devenaient des hommes mûrs, aspirant confusément à plus de responsabilité et rejetant progressivement sa protection possessive et maladroite. Mais Benamouche ne voulait pas prendre conscience de cette réalité inéluctable et ne voyait en moi que le cheval de Troie lancé dans son fief par une administration machiavélique. S'il avait pu savoir comme il se trompait mais aussi à quel point il avait raison !
Nelfi était son antithèse : calme, souriant, pataud comme une otarie échouée sur une plage, mais l'œil (47) toujours en éveil derrière ses lunettes, au point que j'hésitais parfois entre l'otarie échouée et le serpent lové sur sa nichée. En fait, l'expérience devait me montrer qu'il n'y avait pas un brin de méchanceté ni de rancune dans cet homme que la vie avait malmené et qui conservait une sorte de passivité sereine devant les attaques et les calomnies. Il n'avait pas toutes les qualités bien sûr et, souvent, ses propositions relevaient d'une vue plus politique que réaliste des difficultés dans lesquelles nous nous débattions ; alors, Benamouche n'avait pas de peine à montrer le ridicule de sa tentative et le caractère hasardeux du chemin qu'il suggérait de suivre. Mais lui repliait son dossier, prenait bonne note des critiques et revenait la semaine suivante avec un plan amélioré que Benamouche devait à nouveau démonter pièce par pièce avec une hargne croissante.
Les nouvelles équipes étaient créées, non sans grincement ; plusieurs personnes, dont Benamouche, m'avaient prédit un échec complet de cette organisation : physiciens, mathématiciens, programmeurs ne pouvaient coexister ainsi sans qu'une autorité locale, omniprésente, ne préside aux arbitrages des conflits journaliers. Il y en eut quelques-uns en vérité mais, à chaque fois, je désignai un responsable (48) pour sortir de l'impasse et me rendre compte dans un délai très court ; comme le responsable était tantôt physicien, tantôt programmeur, et que je n'avais réellement pas d'idée préconçue, ces querelles d'attribution s'éteignirent d'elles-mêmes par manque d'aliment. D'ailleurs, Nelfi m'était d'un grand secours dans ce domaine, en m'informant suffisamment tôt des difficultés qui pouvaient se présenter ; je ne suis pas sûr que Benamouche n'ait pas essayé de souffler sur le feu, mais la braise était refroidie et je crois que ses anciens disciples eux-mêmes ne le suivaient plus dans sa révolte permanente. Après un dernier éclat, il s'en alla.
Parmi les nouvelles équipes, un groupe de chercheurs s'imposait à tous les autres ; un groupe de trois, différents au possible, mais tendus vers le même idéal et unis dans la volonté d'aboutir. Leur porte- parole était un grand garçon maigre, myope et un peu sourd ; il avait généralement à côté de lui son camarade, aimable et timide, qui lui servait de relais auditif. Quant au troisième, Restanc, grand et maigre, le cheveu noir tombant sur le front, le visage en lame de couteau, on l'aurait imaginé prêchant chez les cathares une foi pure et impossible; il parlait peu, par phrases hachées et souvent inassimilables. C'est (49) donc le premier qui, généralement, présentait le travail des deux autres et traduisait en langage compréhensible leurs conclusions et leurs perspectives. Nelfi, à force de persévérance, réussit à obtenir une certaine audience auprès de ce groupe ésotérique et ombrageux.
En dépit de toutes ces difficultés de relations humaines, les études progressaient ; rien de bien spectaculaire au premier abord, mais les bases physiques de notre recherche devenaient plus assurées et un certain nombre de voies jugées possibles il y a quelques années venaient d'être définitivement fermées. Ainsi, le cercle se nouait petit à petit autour de l'objectif : il n'y avait plus tellement de solutions.
Si seulement les états-majors centraux n'avaient pas été si pressés ! Tout à coup ils se mettent en tête que les calculs sont faux, que des erreurs fondamentales sont inscrites dans les programmes et qu'il faut tout revoir, analyser, disséquer. Ils nous dépêchent pour cela une sorte de superviseur énigmatique et impavide, un Saint-Just de la science. Un grand cahier où questions et réponses sont notées avec le nom de l'interlocuteur ; lorsque la réponse n'est pas claire ou qu'elle ne correspond pas à celle faite par un autre interlocuteur, alors l'enquête recommence.
(50) Personne ne sait exactement quels sont les pouvoirs de cette sangsue, mais 1e complexe d'infériorité devient si grand parmi les chercheurs que beaucoup préfèrent nettoyer l'abcès que de laisser le moindre doute sur l'honnêteté intellectuelle de leurs travaux. Au bout de six mois d'inquisition Saint-Just abandonne la partie : il n'a pas trouvé de coupable.
Parallèlement, nous préparions les essais de la campagne suivante. Sans trop de conviction d'ailleurs. Une campagne se prépare plus d'une année à l'avance et repose donc sur des études datant d'au moins autant et souvent davantage. Nous étions donc partis sur des procédés qui paraissaient raisonnables mais conduisaient à des difficultés successives au fur et à mesure de l'avancement du programme détaillé ; nous voyions nos espoirs s'effilocher à chaque sortie de listing, sans aucune solution de remplacement. Et, pourtant, il y en avait une : la presse parlait des nouvelles têtes atomiques Polaris, de leur puissance énorme, de leur poids désespérément faible. Visiblement, il ne pouvait y avoir une usine dans cette ogive mystérieuse. Alors que faire ? Poursuivre dans cette voie sans espoir pour attendre des jours meilleurs ou capituler ?
Cette même presse, si unanimement admirative (51) pour les réalisations américaines, ne nous épargnait pas les injures :
  • "C'est le secret le plus jalousement gardé et nos révélations vont faire un sacré bruit dans les hautes sphères gouvernementales. Cela tient en une phrase : les prochaines expériences atomiques ne seront que du bluff..."
  • "Théoriquement, il ne s'agit plus que de percer le secret du procédé d'allumage. Mais il faut procéder par la méthode dite des théories mathématiques : autrement dit, en essayer des milliers avant de tomber sur la bonne. Question d'hommes, de moyens matériels, de patience et de chance. Après tout, les Américains ont bien réussi à percer un grand secret analogue. Il leur a suffi de leur corps de savants, du génie exceptionnel de l'un d'eux, le physicien Teller, et d'une bonne dose de veine..."
  • "Quant à nous, nous payons ces dernières années brouillonnes où l'on s'agitait dans tous les sens en comptant sur les petits amis pour résoudre un problème qu'on traitait de haut. Jef Mossedian veut couvrir ses collaborateurs à qui on a demandé l'impossible ; il offre sa démission ; le Gouvernement la refuse mais veut une tête ; il obtient celle de Wallez. Les savants atomistes s'insurgent contre cette décision (52) où ils voient l'orgueil et le caprice du pouvoir. Mais que peuvent ils pratiquement ? La passion de leur science est plus forte que leur amertume. Ils continuent..."

***

Malgré la nécessité de préparer cette campagne, des idées nouvelles éclosaient un peu au hasard, idées généralement mal formulées et peu réalistes qui venaient battre en brèche les concepts du moment sans pouvoir les remplacer. Les dispositifs improvisés souffraient toujours d'une insuffisance quelconque, ce qui leur faisait préférer le système classique que nous savions pourtant n'être pas une solution d'avenir. C'était chaque fois une déception pour le promoteur de constater les impossibilités auxquelles il était conduit, alors qu'il avait conscience d'apporter quelque chose de neuf et d'entamer ainsi le cercle dans lequel nous nous débattions. Mais le goût de la recherche, le besoin animal de franchir les derniers obstacles, l'orgueil de terminer la tâche coûte que coûte emportaient chacun dans un sursaut de volonté farouche et hargneuse.
(53) Parfois, nous faisions des tentatives auprès des scientifiques étrangers que nous avions l'occasion de rencontrer pour tâter leurs réactions sur des questions insidieuses. Nous espérions ainsi saisir l'allusion qui nous mettrait sur la voie ; je me souviens en particulier d'un cocktail de fin de congrès où j'avais essayé, avec l'aide d'un de mes collègues, d'entraîner deux chercheurs étrangers sur la pente des aveux. Il faut dire qu'ils avaient déjà dignement profité des largesses du buffet et que leur démarche mécanique laissait bien augurer de notre tentative frauduleuse ; un dîner copieux à notre hôtel, dans l'ambiance amollissante d'une conversation à bâtons rompus sur la difficulté des temps, les joies de la natation, les potins familiaux, devait achever de les mettre en condition. L'approche sérieuse se fit dans la chambre de l'un d'eux avec de la vodka dégustée dans des verres à dents. Nous tournâmes autour de l'objectif jusqu'au petit matin sans en tirer autre chose que " Continuez, vous finirez bien par trouver ". Ils étaient prêts à discuter d'une quantité de problèmes scientifiques d'actualité, à dévoiler bon nombre de leurs projets ou de leurs espoirs, mais le secret thermonucléaire restait enfermé dans un coin inaccessible de leur intellect et la moindre (54) tentative d'approche déclenchait un réflexe de fuite éperdue.
Au fil des jours, je notai qu'une certaine confiance s'établissait entre les chercheurs, Nelfi et moi. Cela n'avait rien de spectaculaire ni de très palpable ; je constatai seulement qu'ils me parlaient plus volontiers qu'auparavant de leurs problèmes, de leurs succès ou de leurs échecs. Jamais de leur vie privée, mais de ce qui constituait en fait pour eux la grande aventure de leur vie d'homme : arracher à la nature l'un de ses secrets, dompter par l'esprit les puissances obscures qui nous entourent et montrer que le symbole de domination gardé jalousement par d'autres hommes, ils étaient capables, aux aussi, de le fournir à leur pays.
C'est alors que Restanc donna sa solution. Il faisait une chaleur moite d'été pluvieux ; les nouvelles de la campagne d'essais en cours n'étaient pas bonnes, peut-être pas très mauvaises mais certainement peu convaincantes. Tout baignait dans une atmosphère lourde de découragement : comment réussir la campagne suivante sur de pareilles bases ? Ne1fi était allé vagabonder dans les labos en quête d'informations, d'idées, éventuellement de réconfort ; on (55) parlait plus volontiers de vacances passées ou futures que de travail.
  • Bonjour Nelfi, je pars après-demain ; je rédige actuellement un papier que je n'ai pas terminé. Ce sera pour mon retour.
  • Fais voir Restanc, il n'y a pas tellement de nouveautés en ce moment.
Quelques feuillets manuscrits passent sous les yeux de Nelfi ; des formules mal écrites mais révélatrices pour un spécialiste. Quelle idée bizarre, mais après tout :
  • Attends, je vais en parler, mais je crois que tu ferais mieux de finir ton papier. Au besoin, repousse tes vacances de huit jours.
Restanc partit en retard, son mémoire terminé. Nelfi en colporta la substance de l'un à l'autre pour quêter un encouragement, un ricanement, un avis : la cohorte se remettait en route sur une nouvelle voie, avec un nouvel espoir d'arriver au port malgré toutes les embûches du chemin, les yeux fixés sur la lumière vacillante qui venait de s'allumer dans la nuit.

Table des matières

(57)

DES TERMITES DEGUISES EN HOMMES

Des conflits mystérieux agitaient les hautes sphères ; on sentait qu'un certain nombre de responsables aux niveaux les plus élevés avaient mis en jeu leur situation, leur réputation auprès du Gouvernement en promettant le succès thermonucléaire pour la prochaine campagne d'essais. Il fallait qu'elle fût démonstrative, sans ambiguïté, décisive, sinon on pouvait s'attendre à un sérieux coup de balai. Le défi était lancé publiquement par une presse suffisamment renseignée pour que l'esquive ne soit plus possible :
  • (58) "Cette année, si les expériences initiales portent sur des puissances relativement faibles, la dernière devra, pour remplir le contrat, égaler au moins cinq cents kilotonnes. Mais il n'est pas interdit de réussir beaucoup plus et d'atteindre la fameuse mégatonne... Réaliser une bombe A ne posait pas top de problèmes délicats aux physiciens puisqu'il suffit de disposer d'assez de matière fissile pour que la masse critique soit atteinte. Dans la bombe H, ils ne pouvaient compter que sur leur seule matière grise. Or, une bombe thermonucléaire comporte un détonateur qui est une bombe A entraînant la création de chaleur énorme -- comparable à celle du soleil -- et qui entraîne la fusion de l'hydrogène lourd. Encore fallait-il savoir le dosage exact des éléments et leur répartition la plus efficace pour atteindre au plus haut rendement thermique possible. Nos techniciens semblent maintenant sûrs de leur affaire..."
La nervosité croissait au fur et à mesure que le temps s'écoulait et que nos prévisions devenaient plus pessimistes : le mémoire de Restanc n'était pas encore sorti des cartons et n'avait intrigué qu'un petit cercle d'initiés. Mais allions-nous tout miser sur une idée nouvelle, à peine sortie de son cocon ? Devions-nous changer brutalement notre façon de (59) penser, mettre au rancart tout l'édifice d'approches pénibles qui nous avaient conduits à ces projets peu satisfaisants? Et si la nouvelle idée était inexploitable si, comme bien d'autres, elle nous menait après des mois de recherche à une impasse totale ? Encore trop tôt pour en parler ouvertement.
Mon camarade, l'adjoint de Jef Mossedian, avait disparu de la scène, je ne sais par quelles mystérieuses manipulations d'influences. Il était remplacé par Sebbane qui avait mené à bien au cours de ces dernières années les campagnes d'essais et en avait tiré un certain prestige. Les soucis de l'organisation de ces expériences difficiles et impopulaires, l'habitude du commandement dans des conditions inconfortables avaient durci son caractère et augmenté son mépris des hommes. Sa bonhomie un peu rustre s'était transformée insensiblement en une indifférence matoise et soupçonneuse, non exempte de brutalité. On le sentait prêt à tout sacrifier à l'objectif qu'il s'était fixé : mais quoi ? S'agissait-il pour lui d'aboutir coûte que coûte en se taillant de vive force un chemin dans la forêt de nos erreurs, de nos atermoiements, de nos sympathies et de nos haines, ou bien voulait-il s'imposer comme le maître indispensable (60) dont l'ambition inextinguible ne peut s'alimenter que des triomphes successifs ? Il ne se confiait pas, il avait abandonné la pipe.
Un de ses premiers actes d'autorité avait consisté à démanteler mon ancien laboratoire ; après dix ans de fonctionnement, il était bien possible qu'un certain renouveau fût nécessaire : encore fallait-il prendre son temps, peser mûrement les décisions, ne pas détruire à l'aveuglette. Lui, lancé dans l'aventure des réformes, poussé peut-être par le souci de marquer son arrivée aux leviers de commande par des gestes impérieux, guidé vraisemblablement par les suggestions qu'avaient pu lui faire certains courtisans, il avait décidé des remaniements dont le but officiel était d'améliorer la rentabilité par une meilleure répartition des moyens. Cela n'avait pas été du goût de tout le monde ; un de mes jeunes lions eut le courage de le lui faire savoir :
  • "Les ingratitudes et les austérités de la recherche appliquée se trouvaient compensées dans l'organisation traditionnelle par les satisfactions que procurent la formation et la direction d'une équipe. Vous voulez modifier cette organisation dans un sens où votre autorité devient absolue mais où toutes les autres se diluent et s'enchevêtrent. Dans ces conditions, (61) le risque inhérent à toute recherche perd tout attrait pour moi..."
Cette querelle me dépassait et, d'où j'étais, je n'en saisissais pas tous les aspects. J'évitais donc d'y être mêlé mais quelques-uns de mes collaborateurs vinrent trouver un refuge provisoire auprès de moi. Ce crime de lèse-majesté ne fut cependant pas pardonné et ceux qui choisirent de quitter le laboratoire furent certainement les plus clairvoyants.

***

Chez moi, Sebbane opéra différemment, avec plus de prudence, car il devait être conscient de ne pouvoir inconsidérément briser l'outil essentiel de son ambition. Il devait aussi sentir que j'étais toujours soutenu par Jef Mossedian et qu'une attaque de front, sans motif précis, pourrait tourner à son désavantage.
Peu après sa prise de fonction, Sebbane avait réuni principaux responsables de mon laboratoire :
  • Vous ne savez pas travailler ; la comédie a assez duré. Je vais vous apprendre à travailler.
(62) Je ne crois pas qu'ils aient compris ; bien sûr, le succès se faisait attendre, mais en étaient-ils vraiment responsables eux qui depuis des années, s'acharnaient à construire un édifice sans savoir quand ni comment ils pourraient l'achever ? N'étais-je pas moi aussi, et au premier chef, coupable de cet état de chose ? Fallait-il les injurier pour en obtenir davantage ? Je ne pourrai jamais m'associer à cette manière de gouverner : je me sentais trop près d'eux.
La réunion s'achève dans un silence glacé. Sebbane expose sa conception d'une nouvelle organisation qui devrait, selon lui, hâter le mûrissement de la grande entreprise ; les chercheurs fourniraient les idées et, lui, réaliserait l'engin du succès.
Ils repartirent ulcérés dans leurs labos et la danse recommença ; Saint-Just réapparut en force avec son grand cahier, ses questions sans cesse renouvelées et une escorte de séides pour noter, archiver, comptabiliser. Cette fois-ci il avait des pouvoirs officiels, des correspondants volontaires ou contraints ; il maniait l'aiguillon avec sadisme et dextérité, mais sans grande imagination. La découverte de Restanc lui avait échappé, tout au moins au début, comme à beaucoup d'autres ; seul Nelfi, toujours à l'affût (63) des idées nouvelles, avait pressenti le filon d'or pur, mais dans l'incertitude sur sa véritable valeur, il avait préféré se donner un peu de recul. Cette hésitation devait lui coûter son poste : malgré mes réclamations, malgré mon intervention auprès de Jef Mossedian, Sebbane l'obligea à quitter le laboratoire pour l'envoyer grossir la cohorte des robots au service de Saint-Just. Je sus dès ce moment que les jours de Jef Mossedian étaient comptés.
Vers la fin de l'été, l'idée de Restanc avait définitivement conquis tous les chercheurs ; qu'on la prenne sous un angle ou sous un autre, elle résistait à la critique et ouvrait de telles perspectives que tout ce que nous savions des réalisations étrangères nous devenait explicable, proche, presque familier. Les barrières, les limitations sur lesquelles nous avions buté jusqu'à présent n'existaient plus avec cette nouvelle technique ; tôt ou tard, les difficultés de réalisation qui subsistaient seraient maîtrisées, nous aurions réinventé la fusion thermonucléaire. Jef Mossedian réunit, un jour à l'automne, la plupart des responsables :
  • La bombe H, c'est l'engin de Restanc. Toute la campagne d'essais à venir doit reposer sur ce pari. Faites ce que vous dira Sebbane.
(64) Ainsi, il avait tenu à rendre publique dans la mesure du possible la découverte de Restanc, afin que la paternité n'en restât pas douteuse. Cependant, il abandonnait la conduite des opérations alors que, depuis des années, il luttait pour vivre cet achèvement de ses efforts et l'apothéose de la mission dont il avait été chargé. On aurait dit un boxeur fatigué, sentant la victoire toute proche, qui s'aperçoit tout à coup que l'arbitre est acheté et qui baisse sa garde dans un moment d'indifférence.
En vérité, la cravache était inutile ; tous les chercheurs avaient compris que la sortie du tunnel était en vue et je crois qu'aucun d'eux n'aurait souhait retarder pour quelque raison que ce fût cette libération intellectuelle qui les attendait. Chacun prit sa part du fardeau, un peu au hasard, selon les possibilités qu'il avait d'apporter sa contribution à l'idée de Restanc. Curieusement, les physiciens ne se plaignaient plus de la lenteur des programmeurs et ceux-ci firent taire leurs vieilles récriminations sur la morgue de ces aristocrates de la science. Cependant, Saint-Just continuait à légiférer, justifiant son activité en traduisant sous forme d'instructions des sujets d'étude déjà largement entamés par la volonté d'aboutir des chercheurs eux-mêmes. Les réunions (65) prenaient petit à petit l'aspect d'autocritiques où d'un côté les juges appréciaient les progrès accomplis, tandis que de l'autre les ingénieurs apportaient les fruits de leur travail pour apaiser l'appétit des états-majors : Saint-Just faisait le greffier. Je doutais, pour ma part, qu'un tel système pût durer longtemps et je pris mes distances.

***

Mon domaine de responsabilité débordait largement le seul objectif thermonucléaire, bien qu'il fût momentanément le plus important et le plus âprement poursuivi. Bon nombre d'autres activités nécessitaient mon intervention.
C'est vers cette époque que l'on vit se constituer une nouvelle discipline : l'informatique. Ainsi, les ordinateurs réussissaient à anoblir leurs esclaves du temps jadis : désormais, l'informaticien devenait un notable que le physicien ne pourrait plus traiter comme un simple exécutant. Il avait son langage, ses règles de conduite, ses objectifs propres, en bref, une sorte de vie indépendante obéissant à des lois obscures que le développement soudain des ordinateurs (66) imposait inéluctablement. Son domaine d'action s'étendait petit à petit : cantonné au début dans la résolution des problèmes scientifiques, ne voila-t-il pas qu'il prenait pied dans des domaines non numériques, la gestion, la documentation, et même dans l'organisation ! Une puissance nouvelle était en train de naître sous nos yeux et beaucoup étaient conscients de la nécessité de tirer parti de l'avance que nous avions acquise dans la connaissance des ordinateurs.
Malheureusement, nos possibilités de contact avec l'extérieur étaient fort limitées. L'avènement du thermonucléaire resserrait encore les contraintes, l'accès aux laboratoires était sévèrement contrôlé et une personnalité extérieure ne pouvait y pénétrer qu'avec un laissez-passer délivré avec circonspection par les autorités supérieures. Bien entendu, beaucoup de travaux n'avaient aucun caractère secret mais, du fait de l'enchevêtrement des activités et des personnes, la solution administrative la plus simple consistait à tout enfermer dans un même coffre-fort. Certains supportaient mal cette atmosphère confinée et quelques cas curieux d'inquiétude maladive se manifestèrent : l'un se croyait suivi dans la rue et espionné jusque chez lui ; un autre se méfiait du (67) téléphone et de la ligne d'écoute qu'un ennemi hypothétique pouvait y avoir branché ; un troisième venait me parler d'une invitation récemment reçue dans laquelle il croyait déceler un piège. Dans toutes ces affaires ténébreuses et quasi pathologiques, le responsable de la sécurité me fut d'un grand secours : il savait ramener ces angoisses à une juste mesure et rassurer tous les inquiets.
Nos relations avec notre unique client et commanditaire, l'état-major des Armées, ne manquaient pas d'être pittoresques en raison des consignes de discrétion que nous avions reçues. Lorsque ces messieurs nous rendaient visite afin de s'assurer de la bonne marche de l'entreprise, il fallait les instruire par des conférences sur l'état de santé de leur enfant, assez pour qu'ils fussent assurés que tout allait bien, mais insuffisamment pour avoir une idée claire de sa morphologie. C'était à chaque fois un difficile exercice de rhétorique et de haute voltige verbale. Certains poussaient le vice jusqu'à poser des questions insidieuses : il fallait répondre sous peine d'être impoli et éluder sous peine de trahison. Je me rappelle un petit général pétulant et curieux qui me demanda un jour si les publications américaines nous avaient beaucoup aidés : (68)
Certainement, mon Général, encore que nous eussions préféré qu'elles fussent moins nombreuses.
  • Et pourquoi donc ?
  • Parce qu'il faut encore savoir où sont les renseignements utiles et qu'on ne le sait qu'après coup, lorsqu'on a trouvé la solution.
  • Ne serait-ce pas que vos recherches bibliographiques ont été insuffisantes ?
  • Je ne pense pas. Ainsi, savez-vous, mon Général, où l'on peut trouver un des meilleurs renseignements ?
  • Non. C'est une devinette ?
  • Pas du tout : dans le nom de leur laboratoire, en tête de toutes leurs publications.
Je crois qu'il ne sut jamais si j'étais sincère ou si je me moquais de lui.
Cette époque vit aussi l'avènement des syndicats dans notre entreprise. Jusqu'alors, le personnel était représenté par des délégués élus sans appartenance syndicale ; je les recevais à fréquence régulière pour traiter de toutes les menues questions intéressant la vie des laboratoires ; les questions, les réponses, parfois les attaques et les justifications, les problèmes (69) épineux comme les affaires de routine se traitaient dans une atmosphère familiale.
La mise en place de bureaux syndicaux, recevant des consignes de grandes centrales extérieures à notre maison, allait-elle changer cet état d'esprit ? Les premières élections ainsi que les premières rencontres avec les nouveaux élus purent me le faire croire ; il y avait plusieurs niveaux dans les contacts : le comité d'entreprise où l'on ne traitait que de questions générales concernant la vie du laboratoire, son programme, son budget ; les réunions de délégués qui abordaient spécialement les questions relatives aux personnes, enfin, différentes commissions qui délibéraient de sujets spécifiques, comme ceux concernant la sécurité du travail. On allait vers une plus nette participation du personnel à tous les actes réglant la vie du laboratoire. Ceci n'était pas fait pour me déplaire à condition de trouver en face de moi des représentants de bonne foi et non des pions manœuvrés par un bureau politique. Je saisis donc toutes les occasions que leur inexpérience m'offrit pour marquer les frontières de nos domaines d'action respectifs ; en revanche, je m'efforçai de les associer le plus possible à la vie du laboratoire (70) en leur confiant des problèmes à régler au mieux des intérêts de chacun.
Le comité d'entreprise devint petit à petit une sorte de conseil d'administration où les questions à l'ordre du jour étaient étudiés avec sérieux, sans esprit partisan ; pour les questions délicates ou controversées, nous recourrions au vote, mais l'action du comité ne fut jamais bloquée pour des motifs de procédure. L'établissement d'un règlement pour le fonctionnement du comité avait été une des premières revendications des représentants du personnel ; je m'y étais opposé car je pensais que, pour des néophytes comme nous l'étions tous en pareille matière, une approche pragmatique était grandement préférable à un carcan de règles improvisées et probablement inadéquates ; ils n'étaient pas très convaincus, mais lorsqu'ils virent qu'ils pouvaient exprimer librement leurs opinions, que j'étais prêt à les aider pour une quantité de petites besognes matérielles où les moyens leur faisaient défaut, que leurs recommandations étaient généralement suivies d'effet sans qu'il fût besoin de procédure entre nous, alors ils ne parlèrent plus de règlement.
Mais le plus important était peut-être cette vie (71) quotidienne qui nous obligeait à nous frotter les uns aux autres comme les galets se polissent dans le torrent qui les emporte ; dans ces contacts journaliers, il n'était pas de petite question, mais une suite de problèmes humains pour lesquels il n'existe aucune solution générale. Un jour, un brave garçon d'une trentaine d'armées, chauve et barbu, m'entreprend pour une affaire d'équipement de laboratoire qui lui avait été refusé ; ne comprenant pas exactement où il voulait en venir, car la présence de son supérieur le rendait sans doute prudent, je lui donne rendez-vous sur le lieu où se plaçait la contestation :
  • Expliquez-moi ce qui vous manque et ce que vous voulez.
Il s'agisse d'une porte blindée de grande dimension, roulant sur des galets et mue par un treuil à manivelle.
  • J'en ai assez de manœuvrer cette porte à la main ; il faudrait un moteur électrique.
J'empoigne la manivelle et mets la porte en mouvement : elle roulait lentement et sans à-coup, mais la démultiplication était telle que l'opération devait être fastidieuse.
  • Vous faites souvent la manœuvre ?
  • (72) Environ une fois par semaine lorsqu'on entre ou sort du matériel.
Je le regardai alors d'un air narquois et il dut s'apercevoir soudain de la futilité de sa réclamation ; il éclata de rire et je n'entendis plus parler de son affaire d'équipement.

***

Cette participation n'était certes pas du goût de l'administration centrale ; elle aurait préféré nous voir ergoter sur des détails, perdre notre temps en vaines oppositions de tendance ; ainsi, les syndicats n'auraient pas manqué d'afficher des vues divergentes sur des questions mineures et elle aurait pu régner en maître sur les divisions de la partie adverse. Elle ne cessait en particulier d'élever une subtile barrière entre le personnel et la hiérarchie, barrière inconsistante si l'on considère que le moindre agent technique ayant sous ses ordres un seul laborantin pouvait à volonté être considéré comme faisant partie du personnel ou de la hiérarchie ; nous étions tous des salariés, travaillant avec des responsabilités d'ordres différents pour un même but, (73) et je n'ai jamais compris que l'on pût introduire un clivage aussi arbitraire.
Les préparatifs an vue des avancements du personnel constituaient aussi une besogne complexe et de plus en plus encadrée par l'administration ; bien entendu, il y avait des règles précises, par exemple en ce qui concerne 1e pourcentage affecté chaque année aux attributions d'augmentation de salaires nais, par des moyens subtils et détournés, l'administration intervenait dans le choix. La grande réunion d'arbitrage final était présidée par un amiral en retraite, disert et coquet, affectant de diriger les débats en manches de chemise, une paire de bretelles tricolores égayant la stricte ordonnance de la cravate sombre ; mais, sous cet aspect débonnaire, il avait une manière efficace de tirer les marrons du feu et de donner l'avantage à ses favoris. Il fatiguait ses contradicteurs à vanter les mérites respectifs de l'un et de l'autre des prétendants à l'avancement, faisait lire ou relire les appréciations toujours dithyrambiques qui accompagnaient les propositions et puis, devant la lassitude générale, prononçait la petite phrase anodine qui faisait pencher la balance:
  • Mais oui, Comici, je le connais, c'est un garçon très sympathique. Je suis allé à la pêche avec (74) lui. Nous avons parlé de ses projets ; c'est un élément d'avenir...
Le concurrent, qui n'était pas allé à la pêche, attendrait l'année suivante pour voir ses mérites reconnus.
Dans cette lutte incessante et sournoise, ma secrétaire jouait le rôle d'un petit chaperon rouge; d'un petit chaperon rouge de notre époque qui roule le loup dans la farine et échappe de justesse à ses dents. Au fait, je ne sais pas exactement pourquoi cette image me plaît tant ; peut-être pour réagir contre cette affirmation aussi définitive qu'équivoque d'un de nos grands moralistes :
  • "La secrétaire est le bras droit du patron et quelquefois sa main gauche."
Peut-être aussi parce que je me sentais de temps à autre dans la peau de mère-grand, à la merci du loup.
L'une des mes hantises était la comptabilité des documents secrets ; périodiquement, des contrôleurs venaient vérifier la matérialité de l'existence des pièces enregistrées sur les cahiers. Une erreur, une absence, constitueraient un menu de choix pour les loups affamés: mais le chaperon rouge était là :
  • Ce document, pouvez-vous me le présenter ?
  • (75) Bien sûr. Voyons, d'après mon cahier, il est en communication chez M. X. Voici un reçu signé, mais je vais vous faire quérir le document.
S'il avait eu le moindre espoir de mordre dans un morceau succulent, il semblait bien falloir y renoncer. Mais tout n'était pas perdu :
  • Et ce document, où est-il...
  • Je vais faire des recherches ; d'après son numéro, c'est un document ancien ; il doit être classé avec les archives, au sous-sol...
Remue-ménage dans une pièce exiguë, remplie d'armoires blindées débordant de dossiers poussiéreux et obsolescents.
  • Le document que vous demandez n'existe pas ici ; j'en ai une copie mais pas l'original...
Cette fois-ci le loup se lèche les babines ; il savoure déjà un beau petit rapport bien tourné valant conseil de discipline ou même, qui sait, cour de sûreté... Et même pourquoi n'y aurait-il pas à la clef une affaire d'espionnage ?
  • Je vais être obligé de signaler une absence qui n'a pas été portée sur l'inventaire annuel... la perte est donc récente...
(76) Mais le chaperon rouge ne se laisse pas démonter pour autant ; examen de la copie, appel téléphonique, vérifications diverses prennent un certain temps.
Le loup est cueilli au moment où il monte dans sa voiture, satisfait, euphorique :
  • La pièce que vous cherchez est chez M. Wallez ; il l'a emportée en quittant 1e laboratoire. Il vous la présentera demain matin...
Pauvre Wallez, le voilà déguisé en mère-grand ; pourvu qu'il ait, lui aussi, un chaperon rouge!

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(77)

LES ILLUSIONS PERDUES

La campagne d'essais thermonucléaires eut le succès attendu. La conception de Restanc et tous les travaux complémentaires menés au cours de l'hiver se trouvaient vérifiés au-delà de toute espérance : nous tenions la solution tant cherchée, le tunnel débouchait enfin sur une pleine clarté. La satisfaction était grande chez tous les chercheurs, un orgueil légitime se lisait dans leurs yeux. Même ceux qui n'étaient pas directement concernés pouvaient trouver dans les commentaires de la presse une matière suffisante pour chatouiller agréablement leur amour-propre et les transporter hors de la monotonie des besognes quotidiennes ; rien ne paraissait plus (78) impossible et nous étions tous bercés par l'euphorie des grands accomplissements.
Nous eûmes le très grand honneur de recevoir le Chef de l'Etat. Dès l'annonce de cet événement, tous les rouages de l'administration s'étaient mis en marche comme une mécanique bien huilée, heureuse de mettre en valeur ses possibilités méconnues. Une réunion de cinq heures fixa par le détail tous les gestes nécessaires ou interdits ; le menu du déjeuner fut imposé par une haute autorité qui se disait informée des goûts du Chef de l'Etat. J'en tirai effectivement quelques avis pratiques du plus haut intérêt, notamment sur les conséquences imprévisibles d'une négligence dans l'entretien des lieux de commodité. Rentré au laboratoire, je fis la revue de quartier recommandée et bien m'en prit : une prévoyance moins exercée, un plan moins étudié et c'en était fait, le Chef de l'Etat mangeait les mains sales !
Restanc, pourtant, demeurait sombre, comme si le poids de sa découverte l'avait isolé de nous ou qu'il eût la prémonition de la crise qui se préparait. Il avait eu sa part de rêve et de grandeur et se trouvait maintenant devant l'épreuve, comme le saumon qui, ayant descendu la rivière, appelé par l'immensité de (79) l'Océan, revient, adulte, chercher l'embouchure de son ruisseau natal, poussé par des forces obscures et mortelles. Mais l'homme peut toujours choisir le grand large s'il parvient à s'arracher à la pente instinctive de la soumission placide au conformisme.
Les récompenses furent distribuées : l'administration avait la haute main sur la répartition et ne manqua pas d'opérer un saupoudrage savant où les véritables valeurs se trouvèrent noyées parmi les utilités. Certains chercheurs refusèrent toute récompense. J'avais demandé un prix spécial pour Restanc, une marque de reconnaissance sortant du commun, quelque chose permettant de symboliser la part décisive et irremplaçable qu'il avait prise dans notre combat ; on me fit de belles promesses mais il ne l'eut jamais. Il était retourné à sas chères études, tandis que d'autres s'empressaient de tirer la meilleure part possible du succès en tournoyant dans les réunions ou en parlant avec assurance dans les cocktails ministériels.
Jef Mossedian, lui aussi, semblait s'effacer. Les vapeurs enivrantes du succès dissipées, il paraissait plongé dans une rêverie soucieuse et lointaine. Le Gouvernement avait changé et la presse tonnait maintenant contre les dépenses de " prestige ", ne (80) pouvant nier l'événement, on cherchait à en minimiser la portée :
  • "...Confondant la nature des difficultés techniques pour la bombe A et scientifiques pour la bombe H, on posa seulement le problème. Alors que pour le résoudre pratiquement il eût peut-être suffi d'un commando de scientifiques hautement qualifiés, on opéra à grands coups d'ordinateur..."
  • "Il y a maintenant un an et demi se dessina une voie nouvelle de recherche. Ce ne fut pas, pour autant qu'on le sache, le résultat d'un éclair de génie. Plutôt une brillante remise en ordre de certains principes déjà acquis..."
  • "En étant optimiste et sauf circonstances inattendues, il paraît plutôt improbable que l'on puisse disposer d'une bombe H effectivement opérationnelle avant, disons, une dizaine d'années..."

***

Un jour, on nous annonça l'abandon de la campagne d'essais à venir ; en réalité, pas un abandon (81) mais un report d'une année pour des raisons d'économie. Ce n'était pas dramatique : nous venions de travailler d'arrache-pied pendant plusieurs années et une pause nous permettrait d'aborder dans de meilleures conditions l'étape suivante. Néanmoins, les chercheurs y virent un signe néfaste, en particulier les plus jeunes qui n'avaient pas eu le temps de coopérer efficacement à la grande aventure et qui espéraient bien se faire les dents sur de nouveaux problèmes.
Puis, on parla un peu plus nettement de récession, de déflation d'effectifs, de diminution des dépenses, de reconversions. Des bruits incontrôlés circulaient de bouche à oreille sans qu'on puisse en saisir ni l'origine, ni le sens réel. Les représentants syndicaux commençaient à s'agiter, demandant des programmes, des plans à long terme, en quelque sorte une assurance sur l'avenir. Pour couper court, je décidai de faire une série de conférences au personnel pour lui faire connaître ce que je savais de l'état de nos affaires. Parallèlement, je lançai avec l'aide du comité d'entreprise des études de diversification qui devaient nous permettre d'assurer des contacts avec le monde extérieur et peut-être un jour de faire vivre quelques équipes sur le développement (82) de certaines de nos études. Les premières tentatives furent assez décevantes car nous n'avions aucune expérience des besoins industriels, ni de la manière de commercialiser notre potentiel. Jef Mossedian avait donné une sorte de blanc seing limité à cette entreprise mais Sebbane y était subtilement opposé et s'attachait de multiples manières à faire avorter toutes les initiatives. Il est probable qu'il pressentait le danger de voir son autorité entamée par des contrats locaux passés bilatéralement sous le couvert d'une décentralisation qui ne voulait pas avouer son nom. Je pensais, au contraire, qu'une telle manière de faire devait permettre de secouer les énergies vacillantes, de réinstaller une vocation dans le cœur des chercheurs en leur confiant la responsabilité de faire vivre leur propre laboratoire. Nous jouâmes pendant quelques mois au chat et à la souris.
Dans l'intervalle, la situation générale s'était encore dégradée et l'annonce d'une éventualité de fermeture du laboratoire qui, selon les plans, devait être confirmée dans un an et réalisée deux ans plus tard, était tombée comme une chape de plomb sur tous les espoirs renaissants. Les intentions devenaient claires : la bombe H était faite, on n'avait (83) plus besoin de nous. Bien entendu, tout cela était enveloppé d'une dialectique habile et mensongère, de raisonnements technocratiques asexués et d'un total mépris des problèmes humains. Les représentants syndicaux s'employaient à rassurer les esprits, à obtenir des explications bientôt démenties, à tenter de prouver que le laboratoire n'était pas mort et qu'il était prêt à saisir toute chance de survie avec opiniâtreté et enthousiasme. Mais le ressort était cassé : les chercheurs ne voyaient plus d'espoir que dans la fuite.
Ils s'aperçurent tout de suite que les choses n'étaient pas aussi simples qu'ils les avaient imaginées. L'industrie ne s'intéressait pas particulièrement aux spécialités que nous avions développées et il leur était impossible de parler clairement de leurs réalisations. Beaucoup sentirent ainsi le piège se refermer autour d'eux. Ils avaient dépensé cinq, dix ans de leurs plus belles années pour construire un chef-d'œuvre que personne, sauf eux-mêmes, n'était en mesure d'apprécier ; et maintenant, ils avaient vieilli, ils auraient du mal à se convertir et même à se placer ; les petites annonces d'emploi spécifiaient généralement une limite d'âge qu'ils avaient dépassée et les contraintes de leur métier les (84) avaient détournés de tous ces contacts humains qui permettent à certains de n'être jamais pris au dépourvu.
L'équipe de Restanc s'était progressivement mise en marge des problèmes d'armement ; j'avais essayé à plusieurs reprises de réveiller leur intérêt en leur confiant des sujets de réflexion suffisamment vastes et globaux pour qu'ils y trouvent une substance scientifique au niveau de leurs capacités, une sorte de nouveau défi à relever avec une liberté d'action dans l'organisation des moyens à employer. Mais, une fois le sujet défini, Saint-Just s'était ingénié à le vider de toute poésie en renouvelant son découpage millimétrique, cette vivisection des idées qui transforme immanquablement la joie de la création en une gestation dépersonnalisée.
Ainsi, un monde parallèle avait pris naissance petit à petit sous nos yeux, sans que nous ayons pu en distinguer très clairement les personnages. Le mépris souverain que les chercheurs avaient affiché à l'égard de toutes les contraintes administratives se muait en une docilité craintive et incrédule.

***

Je ressentis assez durement les premiers départs. (85) J'étais pris entre le désir un peu paternaliste de conserver des collaborateurs que, pour la plupart, je connaissais et appréciais et la crainte qu'ils puissent me reprocher d'avoir usé de mon influence pour les retenir sur un vaisseau rongé par les termites. L'un d'eux tergiversa pendant plusieurs semaines ; un jour il était décidé à partir, le lendemain je l'avais convaincu de rester, le persuadant que l'épreuve arrivait à son terme. Il hésitait, visiblement tiraillé entre des sentiments contradictoires. Il donna sa démission quand je lui appris que Jef Mossedian allait quitter son poste.
Quelle sinistre comédie que la cérémonie du départ de Jef Mossedian ! Une collecte avait été organisée pour lui offrir un souvenir des années communes ; des allocutions officielles le couvrirent d'éloges à l'évocation des sommets de sa carrière et de souhaits pour la nouvelle voie qu'il venait de choisir. Il répondit en remerciant tous ceux qui l'avaient aidé dans sa tâche, tout en lâchant quelques pointes à l'énorme machine sans âme dont il venait de refuser d'être le complice, La disparition de Jef Mossedian était un nouveau coup porté au moral des chercheurs ; même ceux qui l'avaient âprement critiqué comprenaient tout à coup le rôle important (86) qu'il avait joué dans la défense quotidienne de leurs intérêts et de leurs libertés.
Quelques jours après, Restanc m'apprit que, lui aussi, allait donner sa démission.
Cependant, l'œuvre de destruction n'était pas complète puisqu'il subsistait çà et là quelques îlots de résistance, de pauvres fous qui cherchaient encore désespérément à se rebâtir un univers de foi sur la réalité sordide des événements. Sebbane me convoqua dans son bureau, celui que Jef Mossedian occupait il n'y avait pas si longtemps...
  • Votre contrat est terminé. Je crois nécessaire de vous changer de poste. Vous n'êtes plus l'homme de la situation, car vous n'avez pas l'objectivité nécessaire...
Se sus gré à Sebbane d'éviter les périphrases édulcorées et les manifestations hypocrites de commisération ; j'ignorais à quelles contraintes lui-même était soumis et, peut-être, était-il plus à plaindre que moi. Sans doute s'efforçait-il de sauver ce qui pouvait l'être encore. Dans un naufrage, le capitaine ne choisit pas ceux qui s'évadent et ceux qui périssent : le destin reste le maître absolu. Dans le fond de mon âme une sorte de paix s'installait.
De la vanité satisfaite ? Bien sûr, le contrat était (87) rempli, le vaisseau ancré au port pavillon haut et j'y étais pour quelque chose, mais qu'auraient été nos pauvres agitations sans la présence de Restanc ? Cette paix ressemblait plutôt à une absence de tribulation, une simple indifférence teintée d'un peu de lâcheté qui me permettait d'assister placidement à tous les efforts déployés par d'autres pour s'adjuger quelques lambeaux du mérite de la découverte. Un observateur étranger à ces vaines querelles me dit un jour : "Je ne sais pas qui est le père de la bombe H, mais sa mère devait être une sacrée putain..."
Cette paix s'apparentait à celle qu'avaient dû connaître les Templiers, les chevaliers de cet ordre mystique qui fut détruit il y a quelques sept cents ans. Ils vivaient de symboles hérités du moyen âge, tel le rite du reniement du Christ, signe d'humilité et rappel du reniement de Saint Pierre ; et puis, un jour, ces symboles devinrent incompréhensibles et source de scandale : ils étaient impies, ils crachaient sur la croix. Leurs moindres propos, leurs moindres actes devinrent autant de chefs d'accusation. Ils avaient défendu la chrétienté et la chrétienté les livrait ; créés pour un idéal, ils finissaient dans l'ignominie parce qu'ils ne servaient plus à rien. (88) Quelle surprise pour eux de se voir un jour vilipendés par une cohorte de légistes verbeux, de tourmenteurs outrecuidants, d'accusateurs appointés par un monarque jaloux ; quelle fierté aussi durent-ils ressentir en comparant la pureté de leurs intentions à la bassesse des intrigues. Le monde changeait et n'avait plus besoin d'eux ; le monde habille la nécessité d'un symbolisme trompeur, d'un idéal fabriqué, sorte de miroir aux alouettes que la nécessité prochaine brise sans vergogne.
Nul ne trouvera la paix dans les constructions éphémères des civilisations ; peut-on d'ailleurs prétendre objectivement que la nôtre l'emporte sur celles qui l'ont précédée : les peintures de Picasso sont-elles meilleures que les fresques de Lascaux ? Notre justice est-elle supérieure à celle des Incas ? Ce n'est pas l'objet qui crée la paix, mais la foi qui permet de le réaliser, la joie du savetier opposée à l'inquiétude du financier. La croyance religieuse est sans doute capable de donner cette paix au cœur de l'homme, peut-être aussi la contemplation des merveilles de la science, mais dès que l'on quitte son domaine strict et égoïste, on retrouve toutes les faiblesses de la condition humaine avec son cortège d'erreurs, de brutalités et de sacrifices. Est-ce la paix (89) de rompre "ce poids de relations humaines qui entrave la marche, ces larmes, ces adieux, ces reproches, ces joies, tout ce qu'un homme caresse ou déchire chaque fois qu'il ébauche un geste, ces mille liens qui l'attachent aux autres et le rendent lourd..." ?

***




ACHEVE D'IMPRIMER A CAHORS (LOT) SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE TARDY-QUERCY-AUVERGNE 10.190 --- DEPOT LEGAL : II - 1971



La BOMBE H, C'EST MOI ! 1 Vol. In-16, 96 p... 9 F


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