Henri LEHN         Une qualification d'arme nucléaire mouvementée

(Henri LEHN, Ingénieur diplômé de l'Ecole Nationale Supérieure des Arts et Métiers, a collaboré directement au développement de l'arme nucléaire Pluton, au sein de l'entreprise SODETEG, du groupe THOMSON. Il raconte ici quelques épisodes hauts en couleurs de la mise au point de l'arme Pluton).


Henri Lehn

Une qualification d'arme nucléaire mouvementée

PLUTON était le système d’arme nucléaire "tactique" de l’armée de terre, et consistait essentiellement en un missile monté sur un châssis de char AMX30 modifié en conséquence.
Le missile présentait la particularité d'avoir un "cœur" de Pu facilement extractible de la tête. Le "cœur" était transporté dans un "conteneur cœur" de façon séparée sur le camion de transport du missile, lui-même dans un conteneur qui ressemblait à un grand cercueil.
La qualification du système (en dehors des tirs nucléaires faits à Mururoa) comportait entre autres éléments des essais d'environnement vibratoire qui après avoir été simulés sur "pot vibrant" ont été réalisés grandeur nature en 1972-1973.
Mais tout d'abord il devait y avoir l'essai à "l'environnement anormal", où l'on demandait seulement que la sécurité de l'engin soit maintenue. Principalement les essais d'environnement anormal se sont effectués sur le Camp de Satory. Il y avait le passage d'une marche de 80 cm de haut par le char support du missile. Le char n'était pas définitif et c'était un châssis de char ordinaire qui avait été "bricolé", tourelle enlevée et remplacée par le missile. Pour rentrer dans le char, il fallait donc se glisser sous le missile. Mais l'essai de passage de la marche de 80 cm est absolument abominable, à la montée le char a tendance à grimper à la verticale et d'un seul coup bascule lourdement. A la retombée, le missile n'a pas résisté et s'est cassé en deux... Il a fallu ramener le char dans un hangar pour que l'on puisse nous sortir de là. Un plaisantin a dit : Et si ça prend feu, qu'est-ce que l'on fait ? Mais ça n'a pas pris feu... (Le missile bouchait la seule sortie, et la trappe de secours était obstruée par l'instrumentation...). La structure du missile a été modifiée en conséquence...
Et puis il a fallu faire les essais de qualification avec une charge inerte (implosoir inerte), cette qualification comportant deux partie, une partie de transport par camion, avec des phases "route", "tout chemin" et "tout terrain", et une autre partie avec le char. Pour les phases routières, en fait plusieurs camions ont sillonné les routes de France, un seul comportant une arme, histoire de faire une diversion si l'on avait été "suivi" de trop près. Les conteneurs de l'ogive étaient plombés, j'avais la pince à plomber. Et je peux vous assurer que dans un conteneur vide de type grand cercueil on peut mettre 300 bouteilles de vin, histoire de ramener des souvenirs aux amis.
Les essais du missile sur le char comportaient également des phases de "route", de "tout chemin" et de "tout terrain" suivant la mission type qui avait été définie. Ces essais ont été effectués à Bourges sur le terrain militaire. Lorsque nous sommes arrivés là-bas avec tout le matériel, le Colonel commandant la base a dit :
  • Vous êtes des civils, alors vous n'êtes pas habitués aux bruits des explosions. Ici nous faisons des recettes de munitions. On sait bien où vous êtes sur le terrain, alors ne vous inquiétez pas des bruits de tirs, tant que ça ne siffle pas il n'y a pas de danger. Vous voulez faire des parcours tout terrain typiques, mais malheureusement ici nous n'avons pas de piste convenable pour ce programme, car nous ratissons le polygone de tous les projectiles... Ah oui, ça vous pose un problème... J'ai bien une zone où l'on a préparé 14-18, puis la seconde guerre mondiale, et où les Allemands se sont entraînés, mais s'il ne tenait qu'à moi je n'y enverrais personne. Si vous y tenez absolument je peux vous faire déminer un parcours de 2 km pour que vous puissiez tourner dessus...
C'est comme cela que je me suis retrouvé dans le char, comme jeune ingénieur responsable de la partie opérationnelle des essais. J'étais seul avec le conducteur du char en provenance de l'AMX* qui en avait vu d'autres et qui me dit :
  • Finalement qu'est-ce que l'on risque, pas grand'chose, si un 120 démarre on peut décheniller c'est tout, bien sûr si on tombe sur une mine anti-char on risque d'avoir un problème... Allez petit, on y va !
Et c'est ainsi que nous avons fait notre parcours de tout terrain en tournant sur ce circuit de 2km. Mais le problème c'est qu'en repassant au même endroit, les chenilles du char creusent le terrain. Une "poêle à frire" pour le déminage c'était fiable sur une dizaine de cm de profondeur, et plus on avançait plus on ressortait des obus de différents calibres. Alors on progressait doucement. Une équipe de démineurs marchait dans le même sens que nous mais de façon diamétralement opposée sur le circuit. Lorsqu'ils repéraient un gros calibre, ne sachant si c'était de l'inerte ou de l'actif, ils pétardaient... C'est comme cela qu'il a été ressorti environ 200 obus de différents calibres dont du calibre 380 de marine datant des canons du Richelieu...
Pour une telle opération d'essai de qualification inerte en phase finale, nous avions la visite de nombreuses "huiles" parisienne venant voir le futur équipement de l'Armée de Terre. Un jour, alors que nous tournions sur notre circuit en faisant des montagnes russes (alors qu’il s’agissait plutôt d’une arme tactique pour la grande plaine russe...) nous voyons soudain avec le conducteur du char que tout le monde (les visiteurs et les techniciens) se met à courir de façon désordonnée. Arrivant à leur hauteur, je pose la question : Que se passe-t-il ? Pourquoi courez-vous ainsi ? Nous ne comprenons pas la réponse, trop de bruit, il faut couper le moteur. Et là on comprend que l'équipe est en train de se faire tirer dessus. "Tenez, écoutez..." Une rafale de trois obus part au loin et ensuite le sifflement... on voit des projectiles de 30mm inertes qui courent sur le sol en fin de course... Le conducteur du char me dit : Petit ce n'est rien, ferme la trappe, là-dedans on ne craint rien... En fait sur ce champ de tir, ils faisaient la réception de munitions destinées à l'Arabie Saoudite. Et dans la table de tir avait été rentrées les conditions typiques d'utilisation de la munition. La température et la densité de l'air n'ayant rien à voir entre Bourges et l'Arabie Saoudite, il y avait une petite erreur de deux kilomètres...
Les essais ayant été un succès malgré ces avatars, il a fallu passer à la qualification avec un implosoir actif. Il n'était plus question de retourner à Bourges. L'Armée avait donc mis à disposition le Camp de Canjuers nouvellement créé pour faire ces essais. Comme c'était une arme véritable (sans le cœur de plutonium), il fallait prendre des précautions contre tout acte de commando visant l'enlèvement de l'arme. De plus le camp de Canjuers est vaste et les routes le traversant n'avaient été interdites à la circulation que très récemment. Il nous avait donc été affecté un escadron de légionnaires en provenance d'Orange. Cet escadron du REC était équipé d'auto-mitrailleuses.
Pour le légionnaires j'étais: "Monsieur l'Ingénieur Civil", c'est à dire une bête étrange... La découverte de la Légion est vraiment surprenante. Mon sieur l'ingénieur Civil voulez-vous boire quelque chose ?
  • Oh, oui, qu'est-ce que vous avez à boire ?
  • De la bière ou de la Kronenbourg...
L'engin était instrumenté avec de nombreux accéléromètres et nous faisions au fur et à mesure les dépouillements des enregistrements sur des baies de contrôle installées dans une vieille ferme désaffectée. Un soir pendant que nous faisions ces dépouillements et que le restant de l'équipe assis à l'extérieur était en train de casser la croûte gentiment en compagnie des légionnaires... Un légionnaire monte dans une auto-mitrailleuse garée en face, accidentellement pose le doigt sur la détente, et une rafale de 7,5 part directement dans le mur de la ferme... Le légionnaire en question a été condamné sur-le-champ à quatre heures de garde-à-vous au sommet d'un rocher et devant gueuler toutes les deux minutes :
  • Je suis plus con que les pierres ! Et ça devait s'entendre à cent mètres...
Mais les enregistrements indiquaient que le "spécimen" se détériorait, il apparaissait des chocs non désirés à l'intérieur de l'engin.. Et le niveau d'intensité des chocs montait régulièrement. On a téléphoné à Paris et là il fut répondu : Jusqu'à 200g de chocs ça ne craint rien.. Ah bon, on était à 70g. Alors, comme mon employeur, la SODETEG**, avait souscrit pour mon compte une assurance vie prenant en compte un "risque pyrotechnique non identifié", et que j'étais le responsable de la manip, et bien j'ai terminé les essais. Sans problème. Il fallait faire aussi des contrôles de fonctionnement du modulateur et de la source, sur une arme active avec une masse imposante de vrais explosifs. Un protocole rigoureux devait être suivi. Ainsi la procédure prévoyait une mise à la terre de l'engin de test. Mais où trouver une "terre" convenable sur ce terrain rocailleux. On a bien trouvé un endroit avec un peu de terre, mais la résistance ohmique était trop élevée au telluromètre, alors pour améliorer la "terre" on a fait pisser tous les Légionnaires sur le piquet de terre. Finalement nous nous sommes dit que c'était stupide et qu'en cas de guerre, il fallait se passer d'une terre électrique, et finalement pour la suite des essais, on a fait "sans"...
Pour ces essais on logeait dans le village d'Aiguines, et les habitants du village posaient des questions sur nos acivités sur le camp, les routes ayant été fermées pour nous.. La réponse était invariablement : Nous tournons un film du style "western spaghettis". Mais personne ne voulait nous croire, tous les habitants pensaient que nous étions là pour calculer les taux d'expropriation des terrains pour le futur barrage des Salles sur Verdon...
Et puis il y a eu Camerone en Avril !!! Et là, voir de la viande saoule à ce point c'est quelque chose !
Ensuite il y eut un essai de sûreté qui consistait à tirer un Pluton (sans son cœur bien évidemment) à coté du conteneur du cœur pour observer les dégâts éventuels subis par ce conteneur. L'essai s'est passé sur un terrain des Landes. Nous étions dans une casemate à une trentaine de mètres de l'engin. Depuis la casemate on lance la caméra ultrarapide à quelques millions d'images par seconde. La caméra ayant atteint sa vitesse, on lance la séquence de tir.... Et puis rien...rien du tout... la séquence de tir est passée mais c'est le calme plat. Alors qu'est-ce qu'on fait ? Il faudrait aller mettre la charge en position inerte; mais en sortant, ça risque de partir tout seul. Le modulateur est sous tension. Alors on a estimé le temps nécessaire à la décharge des piles et des condensateurs. Après quatre heures d'attente je suis allé remettre à la terre le modulateur. A l'analyse de la séquence de tir, un parasite de la caméra avait remis la logique à zéro. Il n'y avait aucun danger, encore eut-il fallu le savoir dans la casemate...

*   AMX désigne l’établissement de fabrication d’armement d’Issy-les-Moulineaux.
** La SODETEG (quelque chose comme : SOciété D’Etudes Techniques et d’Etudes Générales) était une entreprise du Groupe Thomson créée à la demande de la DAM pour réaliser toute l’ingéniérie des tirs nucléaires au Sahara, et qui plus tard a reçu la sous-traitance de certaines phases de la mise au point d’armes.

Henri LEHN (27 mars 2001)

Note addendum janvier 2003

Henri Lehn m'ayant envoyé deux photos illustrant le récit précédent, je publie ci-après ces documents avec le petit texte explicatif d'Henri Lehn. P.B.

Cher Monsieur,
Je viens de retrouver deux photos de l'époque de la qualification du Pluton en 1973 à Canjuers. C'était en Avril avec deux dates clés pour la Légion : Camerone et la Mort d'Adolphe ! Il y avait encore un peu de neige à près de 800 mètres d'altitude.
Je les ai scannées.

Sur la photo "Pluton à Canjuers" on peut remarquer que sous l'ogive il y a un "berceau" bricolé en tube dans le cas où le missile se casse en deux et obstrue la sortie des expérimentateurs et du pilote.


Sur la photo "L'équipe des tests de Canjuers" en sus des Légionnaires et des biffins du "Matériel", ce jour là il y avait deux "huiles" en visite :
  • Au centre de la photo Mr Delgas qui devait être patron de la production de la DAM et un type du nom de Jouvenel (je ne me souviens plus de sa fonction, mais c'était un vieux lion de la DAM). Peut-être avez vous connu ces deux gars ?
Accroupi sous eux, avec lunettes de soleil c'était le Capitaine Cosnefroy, Gadz'Art comme moi qui faisait la coordination entre les Armées et le CEA.
Je suis le deuxième debout en partant de la gauche (avec barbe déjà).
Le troisième accroupi en partant de la gauche était le pilote du char en provenance de l'AMX. Je ne me souviens plus des noms..Si, un dénommé Lericollais troisième accroupi en partant de la droite, un ancien adjudant dans les transmissions en Algérie qui, technicien, travaillait avec moi à la SODETEG.
Si vous voulez faire des insertions de photos dans la page de votre site...
Là ça a un côté "anciens combattants".
Cordialement
Henri Lehn

henri.lehn@wanadoo.fr
URL: http://perso.wanadoo.fr/krolik