Note annexe n°5

Une application emblématique du principe d'invariance orale


Dom Cardine n'est pas l'inventeur du dogme de l'invariance orale, qui pose en principe que le chant grégorien des grands siècles se transmettait de mémoire, sans jamais varier, même dans ses moindres détails.
Dom Mocquereau en a usé largement dans ses déductions, notamment pour prouver par des équivalences la fusion des notes à l'unisson du pressus (Voir N.M.I, pages 304s). Cependant cet auteur ne va pas jusqu'à affirmer l'équivalence détaillées des interprétations. Il ne cherche qu'à établir, en confrontant de nombreux manuscrits, l'existence d'une tradition rythmique, dont les traces apparaissent encore assez abondantes et assez universelles dans les codices, pour qu'il soit impossible d'en nier la persistance (N.M.I, page 316).
Mais Dom Mocquereau restait conscient de la fragilité de la tradition orale, lorsque l'écriture ne vient pas promptement la préserver de l'erreur et de l'oubli (N.M.I, page 319).
Dom Cardine, dans sa Sémiologie, fait un usage systématique et aveugle de l'invariance orale, sans se poser aucune question sur sa validité. Voici un exemple typique des méthodes de déduction de Dom Cardine s'appuyant implicitement sur une invariance orale absolue (Sémiologie, page 46, exemple 138). Il s'agit de deux passages du même graduel Posuisti, dont les séquences mélodiques apparaissent identiques ("superposables" selon la transcription de Solesmes). Les notations de quatre manuscrits, limitées à un groupe de quatre notes, sont données pour les deux passages, ce qui fait 8 cas à comparer :
Ligne supérieure, L, codex 239 de Laon, vers milieu du Xe siècle.
Deuxième ligne, G, codex de St-Gall 339, XIe.
Troisième ligne, E, Ensiedeln codex 121, XIe.
Dernière ligne, C, de St-Gall codex 359, début Xe.
L et C sont donc à peu près contemporains, et distants dans le temps des deux autres E et G d'environ un siècle.


Dom Cardine ayant constaté l'identité des deux signes de Laon, généralise à l'ensemble et affirme l'équivalence des divers signes sangalliens. Il note ensuite que deux manuscrits sangalliens seulement, E et G, s'accordent sur le premier fragment, et ajoute : Tous les autres signes se rencontrent, employés sans distinction, donc parfaitement équivalents.
Or, quand on examine ces signes, on est bien obligé de remarquer des différences de détail importantes. Par exemple, sur le deuxième fragment, C est le seul à reproduire fidèlement L, avec une note brève suivie de trois longues, ce qui indique une interprétation ralentie, retenue, évidemment intentionnelle, alors qu'ailleurs (G et E) ces nuances ont disparu. L'intervalle d'environ un siècle entre les deux groupes de notations pourrait expliquer cette altération de la tradition orale.
Il est clair que Dom Cardine s'aveugle sciemment en négligeant ainsi les nuances bien réelles des notations. Mais que cherche-t-il au juste avec ces raisonnements? Une classification simplifiée des signes ? Un "commun dénominateur" dans les notations? On ne voit pas très bien quelle utilité pratique peut présenter ce travail, et malheureusement la Sémiologie de Dom Cardine est encombrée de discussions de ce genre, parfaitement oiseuses.



Pierre Billaud, 10 novembre 2001