Note annexe n°7

Commentaires sur Le chant grégorien redécouvert, de Maurice Tillie


Ouvrages cités :

Maurice Tillie, Le chant grégorien redécouvert, C.L.D. 1997
Dom André Mocquereau, Le nombre musical grégorien, Tome I, Desclées 1908
Dom Joseph Gajard, La méthode de Solesmes, Desclée, 1951

Dans son livre Maurice Tillie présente le "nouveau style grégorien" de 1975 (année du congrès fondateur), résultant des études du Chanoine Jeanneteau, de Dom Claire, et de Dom Cardine.
Maurice Tillie apparaît comme un ardent partisan de cette "nouvelle école", un inconditionnel de ses maîtres, surtout de Dom Cardine, dont il reproduit pieusement certaines élucubrations sémiologiques (coupures neumatiques). Nous avons dit ailleurs tout le mal que nous pensions de ce "style verbal" (voir Le style verbal, un non-sens rythmique).
Mais pour le lecteur grégorianiste resté classique, bien des pages sont franchement déplaisantes. Car l'auteur voudrait faire croire qu'il n'y a pas eu de rupture réelle entre le nouveau style et la Méthode de Solesmes. Il minimise mensongèrement les différends, insinuant même que Dom Gajard approuvait secrètement les innovations en projet, pourtant contraires à tout son enseignement. Certes, il y a dans le livre de Dom Gajard (La Méthode de Solesmes) des pages lumineuses sur le rythme du mot latin que ne désavouerait pas le plus farouche partisan du rythme verbal. Mais pour Dom Gajard il existait toujours une priorité de la mélodie absolument incompatible avec le "rythme verbal nouveau style". La gravité de l'abandon du rythme libre musical, fondé sur un cadencement binaire-ternaire, le "comptage" comme le désignent avec mépris ses adversaires, est outrageusement minimisée, alors que les personnes informées savent très bien que ce cadencement à deux ou trois pas a été au coeur de tout l'enseignement de Dom Mocquereau et de Dom Gajard, jusqu'à la mort de ce dernier, en 1973. On ne doit pas oublier que le rythme libre musical a été le terme d'une longue série de tâtonnements s'étalant sur plus d'un siècle, depuis la méthode raisonnée de plain-chant du Chanoine Gontier, le rythme oratoire de Dom Pothier, le nombre musical grégorien de Dom Mocquereau, que Dom Gajard parachève avec sa Méthode de Solesmes.
Ainsi Tillie ose écrire, page 105: Dom Mocquereau admettait le principe du comptage, mais il y devenait peu à peu réticent. Et plus loin, même page 105, le chanoine Jeanneteau rappela (au congrès de Strasbourg - 1975) que Dom Mocquereau n'en était pas l'inventeur mais le diffuseur et qu'en terminant le premier volume du Nombre Musical il l'avait jugé lui-même parfois inutile, sinon nocif. Page 106, Tillie ajoute: Dom Gajard d'ailleurs a vite laissé de côté ce comptage... Les travaux de Dom Cardine, de Dom Jean Claire, et du Chanoine Jeanneteau l'ont enterré définitivement. Il n'est pas impossible que Dom Gajard, vu la maîtrise atteinte avec le choeur de Solesmes, n'ait plus utilisé systématiquement le comptage, qui n'est que la forme élémentaire, scolaire, de l'enseignement du rythme libre. En tous les cas il n'a certainement jamais songé à s'écarter du rythme libre. Ses enregistrements de 1970 en font foi!
Quant à Dom Mocquereau, il a effectivement fait une remarque importante sur les précautions à observer dans le traitement de certaines notes ictiques, à l'avant-dernière page du Nombre musical, I :
Plus souvent encore, dans certains traits ou rapides ou lents, ces subdivisions secondaires disparaissent entièrement, fondues dans un legato ininterrompu, ne laissant que le sentiment de l’ondulation pleine et large de la phrase musicale. Le touchement est alors si doux, si caressant, qu’il demeure impondérable, plus spirituel que matériel : le sentiment intérieur est seul à pouvoir s’en rendre compte, quand il veut en prendre conscience ; ce qui d’ailleurs n’est pas nécessaire.
Si c'est bien là le passage auquel faisait allusion le Chanoine Jeanneteau, il faut beaucoup de mauvaise foi pour y voir le signe que Dom Mocquereau, déjà en 1908, reniait le rythme libre, car il ne faisait là à l'évidence que le "peaufiner". Dailleurs ce passage est cité par Dom Gajard lui-même dans La Méthode de Solesmes, page 50, à l'appui de ses propres conseils sur la douceur à donner aux ictus des retombées thétiques, et aux gestes marquant les groupes de deux ou trois temps correspondants. Mais il avait, juste avant, vigoureusement recommandé un respect total du "comptage" (page 49) : C'est même à mes yeux le procédé indispensable, la condition sine qua non de la formation d'une schola, et le seul moyen, mais infaillible, de corriger les irrégularités de mouvement dans une pièce déjà sue. C'est à lui que j'attribue l'immense progrès réalisé en France depuis quelques années; beaucoup de chefs de scholae ont compris la nécessité de "compter" et en ont fait la base de leur enseignement. On reconnaît aussitôt les scholae qui n'acceptent pas de se plier à cette discipline.
Après des déclarations aussi catégoriques, on a beaucoup de mal à croire à une attitude complice de Dom Gajard à l'égard des nouvelles idées, vingt ans plus tard, s'il était toujours sain d'esprit.

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Nous passerons sur la "démonstration" contre le "comptage", page 107, (diatribe déplacée et mal étayée qui ne prouve que l'incompétence de l'auteur), pour conclure les présentes remarques.

1.
Il n'est pas vrai que les grands maîtres Dom Gajard et Dom Mocquereau ne croyaient plus à leur méthode du rythme libre musical. C'est là une odieuse contre-vérité.
2.
Le "style verbal", que Maurice Tillie appelle "le grégorien redécouvert", est en pratique impropre au chant grégorien, parce que c'est une machine à susciter à chaque instant des syncopes, accidents incompatibles avec le legato requis par la fonction liturgique du chant.

Surtout, l'ouvrage de Maurice Tillie contient des inexactitudes historiques graves, de nature à tromper le lecteur sur le fond du problème actuel du chant grégorien.



Pierre Billaud, 10 novembre 2001