Trahison et Détournement du Chant Grégorien

(article paru avec quelques différences minimes dans OPUS DEI de juin 1997.
Opus Dei est un périodique mensuel dirigé par Monsieur l'Abbé Ferdinand Portier,
adresse La Bergerette, 65100 Bartrès)

'application du Concile Vatican II à la liturgie, malgré certains textes prescrivant clairement le maintien du chant sacré traditionnel, s'est traduite comme on le sait par une éradication autoritaire de la messe séculaire et du chant grégorien dans nos diocèses, excepté quelques rares paroisses où des curés résistants ont conservé la tradition. Il faut aujourd'hui s'appeler de Gaulle ou Pompidou pour avoir du plain-chant à ses obsèques! C'est ainsi que le chant grégorien s'est trouvé relégué dans un statut d'antiquité vénérable, privé des garanties découlant d'un usage sacré officiel, et donc exposé à tous les viols et abus. Des "chercheurs" plus ou moins musicologues ont entrepris de l'étudier pour y apporter des "perfectionnements", et des groupes de chanteurs profanes l'ont adopté dans leur répertoire, en l'accommodant à leur manière malheureusement.

Rappelons d'abord quelques vérités trop souvent perdues de vue. Le chant grégorien est une prière chantée, et fait partie intégrante de la liturgie. Chanter du grégorien devrait toujours rester un acte liturgique. L'existence d'enregistrements de qualité que l'on peut écouter chez soi, dans son salon, sans préoccupation religieuse directe, n'y change rien. La beauté plaît au Seigneur, et qu'il y ait dans ce chant de la musique (et quelle musique parfois !) ne fait que renforcer le caractère fonctionnel, on pourrait même dire utilitaire du répertoire grégorien. Les clercs anonymes qui en ont composé les plus belles pièces, il y a treize siècles, au fond de quelque monastère bénéventain ou romain, n'étaient probablement aucunement conscients de composer de la musique, comme ce serait le cas aujourd'hui pour une chanson, ils ne faisaient qu'embellir des textes sacrés. Et à l'office ou à la messe, ce chant s'adresse au Seigneur, pas à la foule des fidèles, à l'opposé de la situation d'un concert-spectacle, tel qu'on le conçoit généralement. C'est pourquoi il est permis de considérer l'interprétation du répertoire grégorien en concert public profane comme un véritable détournement de ce patrimoine religieux, au même titre que lorsqu'on livre des églises ou des cathédrales à des concerts non seulement profanes mais souvent antireligieux ou blasphématoires.
Les initiatives interprétatives des groupes profanes contemporains se fondent sur la conviction que les éditions grégoriennes issues des travaux de Solesmes ne reflètent pas fidèlement le style d'interprétation en usage dans les monastères de l'époque des premiers manuscrits notés, et s'en éloignent parfois beaucoup.
Il est vrai que des controverses, parfois vives, ont accompagné au siècle dernier et au début du vingtième, la mise au point par les moines bénédictins du style d'interprétation qu'il convenait de recommander pour le chant grégorien, dont la restauration avait été demandée par le Saint-Siège. La question du rythme notamment, fut et reste un sujet difficile en raison de l'absence de données historiques directes et indiscutables. Dans son livre Le chant grégorien, Albert Jacques Bescond (né en 1920, moine à St-Wandrille, éditions Buchet-Chastel 1972) relate en détail les principales péripéties de ces controverses. Le simple amateur de grégorien, quant à lui, ne peut que rester perplexe devant la diversité des signes neumatiques des premiers manuscrits parvenus jusqu'à nous et a du mal à identifier les éléments rythmiques que les érudits prétendent y trouver. Cependant ces difficultés n'ont pas empêché, sous la direction de l'abbaye de Solesmes, une restauration très satisfaisante du point de vue liturgique, ce qui est bien l'essentiel. Le chant officiel de l'Eglise a revêtu de ce fait toutes les qualités désirables de majesté, de sérénité, de beauté, tout en restant accessible à des chanteurs et des groupes ayant fait le petit effort de s'y adapter.
Tous les catholiques sincères ont accueilli et adopté avec enthousiasme le répertoire unifié par Solesmes, et jusqu'au dernier Concile les tentatives d'interprétation différente ont été rares et peu suivies. Parmi ces tentatives on peut mentionner les recherches au cours des années 1958 à 1963 de Jan W.A. Vollaerts et de son disciple anglais Dom G. Murray, qui ont cherché à redonner une nouvelle vigueur à la vieille théorie du "rythme proportionnel", qui classe les notes isolées (punctums par exemple) en brèves et longues de durée double. Mais à l'écoute d'interprétations qui s'y veulent fidèles (par exemple Tenth-century Liturgical chant par la Schola antiqua dirigée par R. John Blackley - 1978 - Nonesuch Records- H-71348), on est obligé de constater que les complications introduites par rapport à Solesmes, loin de renforcer la qualité liturgique du chant, l'annihilent presque complètement. Le rythme général devient indiscernable, avec des saccades inopinées nuisibles à la prière, et les intervalles modifiés dans ce disque selon la tendance germanique jugée plus archaïque (souvent une tierce mineure au lieu d'un ton), heurtent violemment la sensibilité musicale d'aujourd'hui. Il faut mentionner à ce propos un autre groupe profane de chant ancien qui s'est créé aux Etats-Unis en 1989, Anonymous 4, qui pratique un rythme proportionnel ou quelque chose de similaire, assez coulant, rencontrant dans le monde entier un grand succès discographique. Sur le plan même de la théorie on pourra se reporter avec profit au petit livre de Jean de Valois (Le chant grégorien, collection Que sais-je ? 1ère édition 1963, malheureusement épuisée depuis longtemps). On y trouve en effet pages 83-87 une discussion serrée des interprétations des manuscrits neumatiques qui ne laisse aucun doute sur l'absence de fondement sérieux du "rythme proportionnel", les différences scripturales parfois marquées ne correspondant qu'à des nuances discrètes de rythme, forcément un peu variables d'un monastère à l'autre. Quand on essaye d'analyser les motivations qui ont pu présider aux modifications apportées par nos groupes profanes à l'interprétation (comparée au style solesmien, illustré parfaitement par les disques enregistrés sous la direction de Dom Gajard) , on discerne un souci de retrouver une réalité ancienne possible, apanage de quelques chantres virtuoses et non de chorales nombreuses, ce qui en soi n'est pas condamnable, combiné avec un retour à une influence orientale hypothétique, qui aurait existé aux origines du chant (ambrosien, vieux-romain, autre ?), et qui aurait été perdue progressivement à partir du dixième siècle, et là on est en plein fantasme. Malheureusement ce fantasme a été cautionné par certaines autorités morales de poids comme Alain Daniélou, le grand spécialiste de musique indienne, et Dom Bescond, déjà cité, qui semble avoir, hélas !, épousé sans restriction les vues aberrantes de Daniélou sur la modalité et le chant grégorien. On trouve en effet dans son livre (D. Bescond, ibid. p 188-189) cette affirmation :
......"débiter toutes notes égales un chant mélismatique est certainement un anachronisme et une erreur. Comme l'écrit très justement François Michel dans l'Encyclopédie de la musique (Fasquelle) (article apostropha) : 'les savants professeurs d'interprétation du plain-chant devraient écouter les arabes et les chanteurs de flamenco; après audition et méditation, ils pourraient peut-être avoir une technique d'exécution plus plausible du plain-chant, quand il vivait.'.......Aussi, faut-il souhaiter que les grégorianistes, s'il s'en trouve encore, se mettent à l'école des chanteurs orientaux pour apprendre d'eux le style authentique de la cantilène modale, de même que les spécialistes devraient se pencher sur les traités orientaux de modalité pour analyser le répertoire selon des principes éprouvés et féconds". Et plus loin (p.201) :"Si le chant grégorien revit un jour, souhaitons que les chanteurs soient capables de lui donner son véritable style rythmique en acceptant les leçons des chanteurs orientaux. C'est toujours là qu'il faut en revenir."

Et c'est encore au nom d'une vision orientalisante très particulière que Dom Bescond recommande pour le plain-chant une autre innovation , la tenue d'une tonique en basse obstinée, inspirée de l'ison grec, que certains des groupes profanes essaieront d'appliquer. Voici ce qu'écrit Dom Bescond à ce propos (p. 218-219) :
".....il est indispensable de se mettre dans la situation voulue pour entendre la musique modale, ce qui oblige à changer radicalement nos habitudes d'exécution et d'audition. Voici les recommandations d'Alain Daniélou à ce sujet : 'La perception modale est strictement verticale, nous pourrions dire harmonique...Ce n'est pas la succession mélodique des notes qui est importante, mais l'ensemble qu'elles constituent...Le mouvement mélodique, la phrase musicale, sert (sic) seulement à construire graduellement dans notre conscience une architecture de sons superposés coexistants, qui constituent le mode et le sentiment qu'il évoque. Aussi, pour écouter la musique modale, convient-il d'assimiler la tonique comme un climat sonore qui va servir de référence constante, puis, par rapport à cette base, de percevoir chaque élément mélodique et ornemental indépendamment dans son rapport avec la tonique et non suivant la succession mélodique".

"Il est évident (poursuit D. Bescond) que l'exécution des mélodies grégoriennes sans tonique en basse obstinée et avec accompagnement d'orgue est le meilleur moyen d'annihiler à peu près complètement l'impact qu'une authentique musique modale pourrait avoir sur la psychologie des fidèles. Aussi, est-il préférable, chaque fois qu'on le peut, de chanter a capella, ou de limiter l'accompagnement à la tonique et aux notes de structure modale." Un peu plus loin (p. 225-226) D. Bescond indique la recette : "La première mesure à prendre serait de constituer un petit groupe d'isokratountes, selon la formule byzantine, qui "tiendraient l'ison" tout le temps que les autres chanteraient la mélodie".
N'en déplaise à Dom Bescond, appliquer au grégorien la conception modale indienne est un contre-sens total. La musique indienne (selon Daniélou) ne contient plus au sens strict de mélodie, mais réalise une sorte d'agrégat harmonique progressif destiné à agir sur la psychologie de l'auditeur, alors qu'à l'évidence la mélodie grégorienne (comme toute la musique occidentale) est discursive, avec des rapports musicaux résultant principalement de l'enchaînement des notes, des intervalles, des motifs, sans oublier le texte dans le cas du grégorien, dont l'énoncé est évidemment discursif lui aussi, et surtout s'adresse à Dieu et non à l'auditeur. On est obligé de constater chez Daniélou un dogmatisme aveugle lui masquant complètement les vraies valeurs de toute musique qui n'est pas indienne, et il est navrant de voir un musicologue comme Dom Bescond le suivre avec autant de facilité dans cette voie. Car en effet toutes ces croyances à un passé orientalisant du grégorien n'apparaissent en rien fondées. Quel rapport peut-on imaginer par exemple entre le grégorien et le flamenco, ou la manière arabe de chanter en inflexions légères autour de hauteurs moyennes ? Nous sommes en présence d'univers culturels complètement étrangers, sans racine commune autre que, peut-être, une origine grecque très ancienne et aujourd'hui totalement insaisissable. Comme il y a les plus grandes chances pour que les musiques modales orientales aient autant évolué dans leur sphère propre que nos propres chants de leur côté pendant tous ces siècles, on ne voit pas quelle référence pertinente pourrait en être tirée aujourd'hui. Enfin on chercherait en vain dans les manuscrits anciens une indication quelconque nette allant en ce sens. Quant à l'ison, là non plus il n'existe absolument aucune référence historique de quelqu'époque que ce soit permettant d'imaginer sa pratique courante dans les monastères ou paroisses au moyen-âge ou même aux siècles précédents. Mais en plus une telle pratique est formellement incompatible avec la mélodie grégorienne, comme on peut s'en assurer aisément en tentant l'expérience avec une pédale d'orgue même discrète, sous peine d'une cacophonie insupportable. Il est tout-à-fait évident que la mélodie que nous connaissons n'a jamais été composée pour un accompagnement d'ison à la tonique ou autre note, corde modale ou autre. D'ailleurs la tonique, à laquelle se réfèrent toujours les partisans de l'ison, n'a comme on le sait en grégorien aucune autre fonction que celle de finale, sans rapport harmonique particulier ou privilégié avec les autres notes, rapport qui serait d'ailleurs étranger à la notion même de modalité grégorienne, purement monodique. On éprouve quelques scrupules à devoir rappeler de telles évidences.

istoriquement, le mouvement auquel nous nous intéressons apparaît semble-t-il vers la fin des années 1970 par la rencontre d'une musicienne Anne-Marie Deschamps, et d'une paléographe Marie-Noël Colette, lesquelles, avec quelques autres chanteurs et chanteuses fondent le premier groupe de chant ancien, placé sous le patronage de Saint Venance Fortunat (évêque de Poitiers en 597). De fortes personnalités comme Dominique Vellard, puis Marcel Pérès, ont participé à Venance Fortunat dans ses premières années d'existence, et l'ont quitté pour créer d'autres groupes. Dominique Vellard avec Emmanuel Bonnardot et Marie-Noël Colette ont fondé l'ensemble Gilles Binchois (compositeur du 15e siècle émule de Guillaume Dufay), et Marcel Pérès a créé Organum. Plus tard, une musicienne du groupe Vellard, Brigitte Lesne, a créé de son côté en 1989 le groupe Discantus, uniquement féminin (8 personnes). Ces quatre groupes ont déployé une activité foisonnante de recherche des répertoires et des styles de chants anciens monodiques et polyphoniques, pour donner des concerts publics et enregistrer des disques. Ils prétendent tous avoir redécouvert des styles ayant été en usage autrefois, puis abandonnés, et en ce qui concerne le grégorien, non retenus par Solesmes dans ses éditions liturgiques. L'accueil du public (généralement ignorant du grégorien) a été souvent favorable, en raison de la qualité musicale des prestations, et surtout probablement des vertus sédatives de ces musiques, à notre époque agitée souvent agressivement sonore. Et les grands médias, spécialement Radio-France, toujours à l'affût de tout ce qui peut aller à l'encontre de la tradition catholique, les ont poussés en avant de telle façon qu'ils sont devenus en chant grégorien "la référence" (surtout Marcel Pérès) ce qui est scandaleux, et parfaitement malhonnête vis-à-vis des auditeurs non informés.

A l'écoute des prestations "grégoriennes" de ces divers groupes, on constate dans l'ensemble un arbitraire évident dans le traitement des neumes. Certains sont fréquemment contractés, exécutés rapidement, parfois presque complètement escamotés, élidés : porrectus, torculus, climacus ; au contraire les punctums, podatus, et clivis sont plutôt longs (pas toujours), donnant des repos entre les contractions. D'où une impression saccadée et irrégulière, nuisible à la prière et la méditation. Des répercussions nettes, parfois pesantes, affectent les distrophas et tristrophas, et même (chez Discantus) les pressus (?). Les groupes de Vellard et de Pérès pratiquent couramment l'ison, mais dans un registre toujours très grave pour éliminer tout risque de discordance flagrante par rapport à la mélodie, ce qui confère aux pièces chantées une ambiance funèbre, sépulchrale, le plus souvent déplacée (pour un alleluia par exemple !). Quelques détails de comportement différencient les quatre groupes. Venance Fortunat, l'ancêtre, pratique des contractions de neumes très rapides, gênantes, mais les pièces sont souvent sauvées par des tenues à l'aigu, planantes, d'un bel effet. De plus ce groupe cherche manifestement à maintenir la valeur spirituelle des chants, en les présentant avec un décorum visuel pouvant évoquer une ambiance religieuse respectable. Gilles Binchois et Organum ont des interprétations du grégorien se rapprochant de Venance Fortunat, avec des répercussions insistantes, et l'ison pour certaines pièces avec quelquefois un changement de hauteur de celui-ci (en contradiction formelle avec les dogmes de Daniélou). Marcel Pérès (Organum) se distingue par un prosélytisme orientalisant dévastateur, mêlant allègrement des traditions étrangères les unes aux autres dans des fabrications complètement artificielles. C'est pourtant lui qui est salué comme le grand spécialiste du grégorien, dans les médias. Voici d'ailleurs ce que dit de lui l'excellent critique musical Hervé Pennven, à l'occasion de la sortie d'un disque de plain-chant ambrosien (Présent, 13 janvier 1996): "On pense ici à l'omniprésent Marcel Pérès, qui transforme tout ce qu'il touche en du Marcel Pérès, une pure fabrication archaïco-grégoriano-byzantine, toujours identique, qu'il s'agisse de chant byzantin, de plain-chant romain, ambrosien, mozarabe, ou du XVIIe siècle, de polyphonie corse, etc".
Les interprétations "grégoriennes" du groupe le plus récent, Discantus, ressemblent aux précédentes : contractions de neumes (moins rapides peut-être), mais avec des allongements marqués de pénultièmes portant l'accent tonique, formant syncopes et détruisant le rythme naturel. On remarque aussi des répercussions dans les pressus, très surprenantes. Apparemment il s'agit d'originalité à tout prix. Les prestations de tous ces groupes apparaissent à l'évidence d'une exécution difficile et ne pourraient jamais convenir à un usage liturgique général. Les pièces ornées sont exécutées en solo ou par deux, rarement plus. Le point commun le plus important de ces groupes est l'habitude prise dès l'origine, sous l'influence principale de Marie-Noël Colette et selon toute apparence dans un esprit orientalisant, de contracter systématiquement certains neumes (surtout porrectus, torculus, climacus), qui deviennent semblables aux "ornements" ou "agréments" employés autrefois à l'orgue ou au clavecin : tremblements, mordants, pincés, trilles, etc. Le terme "ornement" revient d'ailleurs régulièrement dans les commentaires de ces groupes à propos de leurs prestations, alors qu'il n'est jamais appliqué dans le vocabulaire du chant grégorien traditionnel à des neumes considérés individuellement (toutefois Dom Pothier, dans Les mélodies grégoriennes emploie ce terme en un sens totalement différent pour désigner quelques variétés particulières de neumes correspondant à certaines nuances d'expression). Si comme ils le prétendent certains neumes avaient été autrefois chantés comme des "ornements" rapides, on verrait mal comment et pourquoi, au cours des âges, de tels "ornements" se seraient allongés insensiblement au point que leurs notes constitutives prennent des durées du même ordre que celles des notes de l'ancienne mélodie. Chacun voit bien qu'un "ornement", surchargeant le début ou le corps d'une note mélodique, ou bien sera conservé plus ou moins bien dans sa fonction ornementale, ou disparaîtra simplement en laissant non modulée la note d'origine. C'est là du simple bon sens. Le seul cas à peu près certain d'inflexion ornementale rapide ayant pu exister autrefois concerne le quilisma (probablement trillé), que Solesmes a dû simplifier, faute de certitude, et sans doute aussi en raison de difficultés prévisibles d'exécution, contraires au souci d'unification du chant dans l'ensemble de l'Eglise. Quand on regarde de près les manuscrits neumés (voir par exemple le tableau très éloquent p 56-57 du livre de Dom Bescond, où l'on peut comparer dix-sept notations différentes de la même mélodie) on est conduit à observer :
a.
que les neumes de trois notes les plus souvent contractés par les novateurs ne sont pas transcrits de manière différente des autres, et que la longueur présumée de chaque note semble bien la même dans les deux cas. En particulier les punctums des climacus ne diffèrent en rien de ceux des autres neumes. Le fait qu'ils soient plus serrés horizontalement correspond au souci bien connu d'économie d'espace sur les manuscrits, qu'on retrouve avec les podatus par exemple.
b.
que, vu ce souci d'économie d'espace, un simple "agrément" affectant une attaque de syllabe ou de note aurait été très vraisemblablement signalé par un symbole bref conventionnel surchargant la mention normale de la note, et non par un ou plusieurs signes complexes évoquant précisément des notes successives bien distinctes dans le temps, comme sur les manuscrits.
c.
que les torculus et porrectus, s'ils avaient été chantés autrefois comme des agréments d'attaque, puis progressivement allongés comme on les rencontre aujourd'hui dans les missels, auraient dû garder la symétrie naturelle de telles modulations, avec les 1ère et 3e notes à la même hauteur, ou bien en tous cas rester tous identiques. Or, beaucoup de torculus et porrectus des partitions actuelles ont des notes initiales et finales à hauteurs différentes, dans un sens ou dans l'autre.
D'autre part un argument historique assez précis est en désaccord avec l'hypothèse de contractions de neumes dans les mélismes. On sait que les séquences ajoutées aux alleluias à une certaine époque ont été inventées comme moyen de faciliter la mémorisation de la mélodie du jubilus, souvent longue et compliquée. En mettant des paroles sur la mélodie, on retenait celle-ci beaucoup plus facilement.
Or un témoignage de Notker le Bègue, moine à Saint-Gall, poëte et auteur des textes de nombreuses séquences, indique que la règle du chant à cette même époque était "une note, une syllabe", ce qui implique, par exemple, que les porrectus , torculus, climacus, rencontrés dans un jubilus, devaient recevoir chacun trois syllabes de texte, et ne pouvaient donc être contractés habituellement.
Enfin cette idée de contracter certains neumes en "ornements" ne semble avoir effleuré l'esprit d'aucun des nombreux paléographes qui ont eu l'occasion de collaborer à la restauration du grégorien aux 19e et 20e siècles, même parmi les plus "anti-Solesmes". On est amené à penser que les jeunes musiciens modernes qui ont imaginé ces modifications de rythme, probablement pour essayer d'introduire une certaine touche orientale, ont mal compris les raisons de la forme très ramassée de certains neumes de la notation ancienne. Selon toute probabilité les scribes des monastères ont d'abord voulu rappeler schématiquement une ligne mélodique en regard des syllabes du texte, de manière à aider les chanteurs des scholas à faire coïncider sans erreur le texte et la mélodie. Par la suite des détails précisant des nuances d'exécution sont venues s'y ajouter, et encore plus tard des indications de hauteur (diastématie). Le fait qu'on n'ait pas retrouvé de manuscrits non nuancés vient probablement de ce que, ceux-ci étant périmés, ils ont été détruits (ou réutilisés en effaçant les indications à modifier) par les moines eux-mêmes.
Quand on considère l'ensemble des interprétations "grégoriennes" de ces groupes, la conclusion se dégage d'une absence de doctrine commune claire, d'une variabilité imprévisible des styles, et surtout d'une inadaptation flagrante à une utilisation liturgique éventuelle. On ne peut mieux démontrer l'utilité de la restauration de Solesmes, qui a dû se résoudre à simplifier pour unifier. En revanche il faut dénoncer l'abus des médias qui présentent constamment ces groupes comme représentatifs d'un "art grégorien" qui n'a sans doute jamais existé tel qu'ils le proposent.

n terminant, il convient d'insister sur la possibilité d'embellissement qui subsiste toujours dans les interprétations selon le style classique de Solesmes (Dom Gajard), par la latitude laissée au chantre de mieux rendre le sens du texte, de mettre en valeur telle formule mélodique heureuse, de nuancer la pièce chantée selon son cœur, en vue du meilleur service liturgique. Le grand public, en tous cas, a plébiscité massivement le chant grégorien traditionnel dans le commerce des disques depuis quelques années, signe d'un certain retour aux valeurs spirituelles.