Etude de

Sémiologie Grégorien

d'après le Graduale Triplex


Notes et neumes singuliers, rapprochements, hypothèses


vertissement. Cette étude concernant les éléments singuliers du chant grégorien avait été prévue au départ pour constituer un chapitre de l’article Le rythme grégorien d’après les manuscrits. En effet il semblait anormal de parler un peu sérieusement des manuscrits en ignorant ces notes et neumes particuliers, fréquents dans les anciens documents, que les rédacteurs des livres de chant modernes n’avaient pas jugé possible ou opportun de reproduire fidèlement, et qui échappent donc presque complètement aux grégorianistes amateurs. Nous avons donc commencé à rédiger un chapitre intitulé "Questions pendantes et énigmes résiduelles en sémiologie", dont nous aurions voulu limiter le niveau technique aux amateurs avertis mais non vraiment initiés à la sémiologie.

Malheureusement ce pari n’a pu être tenu, l’examen sérieux de ces questions nous ayant plongé, nolens volens, en "sémiologie profonde". Des conclusions sont apparues, plutôt inattendues, nous incitant à creuser certains problèmes qui, semble-t-il, n’avaient pas encore été envisagés. Nous tombions alors dans une véritable recherche scientifique, avec ses conjectures, ses aléas. C’est pourquoi le texte ci-dessous, après une première partie à but d’information, fait place à un exposé de la recherche qui s’est imposée d’elle-même au cours de l’étude. (7 février 2002. P.B.)

Ouvrages de référence

Graduale Triplex, Solesmes, 1979
Dom Joseph Pothier, Les mélodies grégoriennes, préface de Jacques Chailley, Stock musique 1980
Dom André Mocquereau, Le nombre musical grégorien, Tome I, Desclées 1908
Dom Eugène Cardine, Sémiologie grégorienne, Solesmes 1970
Jean de Valois, Le chant grégorien, (Que sais-je n°1041), PUF 1963

Introduction

ette étude concerne plusieurs signes sémiologiques grégoriens, apparaissant fréquemment dans les manuscrits médiévaux neumés, et dont la signification et l’interprétation restent encore aujourd’hui problématiques, sinon hermétiques. Dans les livres de chant modernes, on a le plus souvent escamoté ces difficultés, en simplifiant la notation.

Il peut sembler téméraire de la part d’un simple amateur d’évoquer des sujets sur lesquels ont buté les plus grands spécialistes. Mais justement l’absence de consensus sérieux et crédible sur ces questions laisse celles-ci ouvertes à la curiosité de ceux qui ne se satisfont pas sans regret des solutions adoptées au début du XXe siècle, partiellement réductrices et mutilantes.
Pour prendre la mesure de ces problèmes il est nécessaire de consulter les divers auteurs, et de comparer leurs points de vue. Chacun d’entre eux n’affiche pas volontiers ses doutes et hésitations, et a tendance à présenter sa solution comme certaine, ce qui masque la difficulté.
Notre ambition ici n’est que d’éclairer un peu mieux ces problèmes, dans une perspective de synthèse, pour que les chanteurs puissent se faire une opinion et éventuellement y adapter leurs interprétations. Sans rester précisément tout à fait neutre, nous éviterons sur certains points de nous engager en propositions précises et définitives.
Après un tour d’horizon rapide des positions générales adoptées par les divers auteurs, nous examinerons successivement les signes ou groupes suivants :
  • apostropha et strophicus
  • quilisma
  • oriscus
  • neumes spéciaux (pressus, virga strata, pes quassus, salicus)

(Nota bene : Du fait que ces signes ne sont pas pour la plupart directement identifiables dans les livres de chant courants (paroissien 800, graduel), il est vivement conseillé aux lecteurs intéressés de se procurer le Graduale Triplex).

Qu’en pensent et disent les auteurs en général?

es auteurs majeurs ayant pris des positions explicites dans ce domaine sont : Dom Pothier, Dom Mocquereau, Dom Cardine, et Jean de Valois. La grande question qui domine ce sujet particulier est de savoir si les notes singulières ou neumes spéciaux impliquent, ou non, des modulations de voix échappant à la rigide gamme diatonique. Dans l’affirmative, certains au moins de ces signes seraient des sortes d’ornements passagers, destinés à renforcer ici ou là la sémantique mélodique du chant. Cette thèse est partagée explicitement par Dom Pothier et Jean de Valois, mais elle est totalement ignorée dans les publications de Dom Cardine, qui se borne à attribuer aux signes spéciaux des valeurs soit mélodiques soit rythmiques. Quant à Dom Mocquereau, sans suivre directement les idées "ornementales" de son collègue Dom Pothier, il laisse à plusieurs reprises la porte ouverte à certains effets de voix assimilables à des ornements. Jean de Valois (Le chant grégorien, PUF,1963, Que sais-je ? n° 1041) traite ensemble les cas de notes ou sons modulés, et propose même des traductions mélodiques de ces ornements, dans un tableau p. 78. Cependant il ne s’étend guère sur la justification de ces signes, ni sur les positions des autres auteurs à leur sujet.

Apostropha, ou stropha, strophicus

es signes représentés dans nos livres par des notes carrées consécutives sur un même degré, très souvent Do ou Fa, sont indiqués dans les manuscrits par des virgules (Saint-Gall) ou des petits points (Laon). Les strophicus sont des réunions à l’unisson de plusieurs strophas, et on les appelle souvent distrophas (deux notes), ou tristrophas (trois notes), cas les plus fréquents. La dernière note de chaque série est marquée parfois dans SG par un épisème (sorte de petit pied ajouté en bas de la virgule), et toujours dans L par un trait arqué horizontal. La figure suivante, extraite de l'introït Puer natus est, montre trois tristrophas.



Tous les auteurs s’accordent sur le caractère léger de ces notes, mais la principale question évoquée à propos de ces neumes concerne leur interprétation. Faut-il lier les strophicus en un seul son plus ou moins prolongé, ou répercuter individuellement les strophas? Selon tous les auteurs la répercussion est recommandable. Mais certains ont jugé, à tort selon nous, que cette répercussion n’était pas réalisable en chant de groupe, et qu’il valait mieux, alors, fondre les notes.
Dom Pothier expose brièvement dans Les mélodies grégoriennes ses vues sur ces neumes, regroupés avec d’autres dans un ensemble "pressus". Voici son texte (p.126) :
Lorsque plusieurs notes se rencontrent juxtaposées l’une à l’autre sur le même degré, elles se fondent en un seul son d’une durée proportionnelle au nombre des notes à exprimer. C’est le cas du pressus, du strophicus et de l’oriscus... Toutes ces notes redoublées, pressus, strophicus ou oriscus, sont nommées simplement pressus par beaucoup d’auteurs, spécialement par Jean de Muris. Nous avons vu cependant que dans certaines notations, ces signes étaient clairement distincts les uns des autres, et marquaient une manière de chanter propre à chaque espèce. Ainsi le pressus était une note appuyée, l’oriscus une note qui servait à lier des groupes ou des syllabes, le strophicus une suite de sons légèrement répercutés, c’est-à-dire vibrés sur la même corde, ou se balançant à un demi-ton de distance.
Dom Pothier admettrait donc une modulation de hauteur ? Mais deux pages plus loin il renonce, avec un certain regret, à ces fioritures (p.128):
Il serait à désirer que l’on pût rétablir dans le chant les signes d’ornement dont il vient d’être question. Leur suppression n’altère cependant pas la substance de la mélodie, et cette suppression est préférable à une exécution défectueuse de ces formules. Mieux vaut donc renoncer à la note trémulante du quilisma, aux sons vibrés du strophicus, à l’ondulation de la voix marquée par l’oriscus, que de mal exprimer ces nuances délicates. Il suffit, pour le strophicus et l’oriscus de prolonger le son, en proportion du nombre des notes qui se rencontrent, unies sur le même degré...
Dom Cardine consacre un très long chapitre à ces neumes, pour finalement recommander la répercussion individuelle des notes.
Dom Mocquereau consacre aussi de nombreuses pages à ce sujet, dont voici quelques lignes. Admettant la difficulté pour un chœur nombreux de répercuter correctement les notes des distrophas et tristrophas, il propose (N.M.I, p.338) :
a.
Conserver aux strophicus la valeur temporelle que la notation représente, deux temps à la distropha, trois à la tristropha, et
b.
Relier les deux ou trois apostrophas en un son unique accompagné d’un léger vibrato qui le distingue de la simple prolongation de la mora vocis, ou de la tenue plus compacte et plus ferme du pressus.

Un peu plus loin il rappelle qu’autrefois dans les strophicus certaines notes étaient l’objet d’un fléchissement de la voix : au lieu de répéter le Do ou le Fa, elles tendaient à sonner le Si ou le Mi, un demi-ton plus bas. Ce qui ne manquait pas d’embarrasser les notateurs, d’où des variantes manuscrites significatives. La méthode conseillée ci-dessus introduisant un "léger vibrato", tendrait donc à imiter ces fléchissements et à se rapprocher ainsi de la pratique traditionnelle.

Essayons de conclure, en nous aidant de l’expérience personnelle.
En ce qui concerne la signification exacte des signes d’apostrophas, nous croyons que cette signification nous échappe encore. En effet, dans beaucoup d’exemples manuscrits, les signes de strophas auraient pu sans dommage mélodique être remplacés par des notes ordinaires, virgas ou punctums pour SG, punctums pour L, s’il ne s’était agi que de simples notes répercutées. La caractérisation graphique très nette des strophas par les notateurs devait nécessairement correspondre à une distinction auditive également nette, un effet vocal très spécifique, que nous ne pourrons probablement jamais identifier avec certitude.
En ce qui concerne l’exécution moderne des strophicus, nous estimons que la liaison des notes en un seul son prolongé, sous prétexte de "faciliter" le chant en groupe, est un remède pire que le mal. En effet que constate-t-on la plupart du temps dans les chorales, même de bon niveau ? En vertu de la loi du moindre effort, les chanteurs omettent de compter mentalement les temps, et prolongent souvent bien au-delà de deux ou trois temps la durée du strophicus, avec une reprise de la suite hésitante. Il est évident que des répercussions légères mais audibles, obligeraient tous les participants à rester ensemble et à respecter les durées indiquées.
Nous regrettons que les maîtres aient contribué à accréditer cette prétendue difficulté à exécuter en groupe correctement les répercussions des distrophas ou des tristrophas, car quand on y réfléchit, il s’agit simplement d’émettre deux ou trois notes consécutives dans le mouvement général, comme on le fait couramment pour un pes, une clivis, un torculus ou un porrectus. La différence est que, au lieu des variations de hauteur qui distinguent automatiquement les temps successifs des neumes courants, il faut dans le cas des strophicus introduire par les répercussions les distinctions des strophas successives. Ces répercussions doivent être aussi légères que possible, à la limite du minimum fonctionnel, suite de discrets crescendo-decrescendo. Si, sous la conduite du chef, les chanteurs restent toujours exactement synchrones, la chorale réussira des strophicus parfaits. Et pour les longs strophicus de plus de trois notes (jusqu’à six), le chef prendra soin, par sa battue, de décomposer l’ensemble en plusieurs groupes de deux ou trois strophas, en marquant, ou non, selon son goût, ces divisions par des appuis en tête de groupe.

Apostropha, ou stropha, strophicus

e signe spécial, toujours intégré dans un groupe ascendant de trois notes, a été conservé sous une forme modernisée dans nos éditions de chant courantes.

L’éthymologie (grecque) évoquerait une "circonvolution" (Dom Pothier) ou une "action de rouler" (Dom Mocquereau). Dom Pothier qualifie cette note de "trémulante", et en propose une traduction mélodique, comme Jean de Valois. La forme en gradins ascendants suggèrerait plutôt un effet vocal du genre "port de voix", interprétation qui paraît acceptable à Dom Mocquereau, à condition d’effectuer très légèrement la transition vocale. Il écrit (N.M.I, p.404) : Cette note sera traitée, soit en port de voix, soit comme une simple note de passage. Elle vaut un temps simple. Un port de voix lourd, long, lentement traîné, serait contraire à la notion même de cet ornement vocal, qui demande une interprétation gracieuse et délicate. Il faudrait ajouter que l’interprétation ornée devrait être réservée aux solistes, le chant en groupe s’accommodant mieux de la simple note de passage.
Dans les manuscrits le quilisma est facilement identifiable, sous des formes différentes à Saint-Gall et Laon, mais dérivées d’après Dom Cardine de points d’interrogation anciens. A noter dans le Triplex plusieurs cas de différences entre manuscrits, par exemple quilisma dans l’un noté comme scandicus dans l’autre, et même quilisma noté tel par Solesmes, mais figuré par d’autres neumes dans les deux manuscrits retranscrits à cet endroit (voir les signes apparaissant dans des illustrations manuscrites données ci-après, à l’occasion des neumes spéciaux). Il faut aussi bien préciser que la note " quilisma " n’est jamais isolée, toujours soudée graphiquement au moins à la note suivante, parfois à un groupe (torculus…etc). Comme le cas le plus courant est celui d’une virga adjointe, le dessin minimum du quilisma est de deux notes, et prend le nom de "quilisma-pes". C’est ce groupe de deux notes qui ressemblerait selon Dom Cardine à certains points d’interrogation anciens. Voir la figure 1.

Figure 1



Dom Cardine ne mentionne pour le quilisma aucune éventualité d’effet ornemental, le considérant seulement comme note légère et de transition.
Tous les auteurs s’accordent pour attribuer à la note précédant le quilisma un rôle marqué d’appui, se traduisant le plus souvent par un allongement ou un épisème, ce qui serait cohérent avec une traduction en port de voix.

Oriscus

e signe très spécial est fréquent dans les manuscrits, soit en note isolée, soit incorporé à certains neumes, dont nous examinerons les cas ci-dessous. Nous considérerons d’abord l’oriscus isolé, pour passer ensuite aux neumes spéciaux (pressus, etc..) et essayer de conclure sur ce signe in fine.

Isolé, l’oriscus est considéré par Dom Pothier comme un ornement impliquant une modulation de voix. Mais c’est à peine s’il mentionne ce signe, par l’allusion citée ci-dessus dans le paragraphe consacré à l’apostropha (Les mélodies grégoriennes, p.128... "l’ondulation de la voix marquée par l’oriscus").
Il est vu par Dom Mocquereau et Dom Cardine comme une note légère de liaison, sorte d’apostropha spéciale, sans y attacher d’idée d’ornement. Ces deux auteurs insistent sur l’aspect mélodique de cette note singulière, le plus souvent précédant, annonçant une note plus basse (Le nombre musical grégorien, tome I, pp. 371-381, Sémiologie grégorienne pp. 97-101). Cependant, alors que Dom Mocquereau se borne à inventorier divers exemples caractéristiques, Dom Cardine affirme ce rôle mélodique de l’oriscus, allant jusqu’à exclure que ce signe puisse être suivi de notes à l’unisson. Dans la foulée, il "corrige" les mélodies des éditions de Solesmes, en abaissant d’autorité certaines notes suivant à l’unisson un oriscus, par exemple remplaçant des Do par des Si, des Fa par des Mi (voir entre autres, S.G. exemple 330, p.101). Or on trouve dans le Graduale Triplex de nombreux cas d’unisson oriscus-note suivante, parfaitement justifiés mélodiquement. Là encore, Dom Cardine introduit des règles imaginaires remettant en cause les connaissances classiques.

Neumes spéciaux, virga strata, pressus, pes quassus, salicus

our commencer il est bon de récapituler les graphies de ces neumes. La figure ci-après présente les formes les plus fréquentes rencontrées dans les manuscrits, avec en regard les transcriptions solesmiennes.


Figure 2 : Principaux neumes spéciaux . Graphies courantes

virga strata : notée par Solesmes soit comme podatus (c), soit comme distropha (d)
pressus minor : noté par Solesmes comme une clivis
pressus major : est souvent épisémé dans SG :
pes quassus : parfois épisémé dans SG :
salicus : chez L la forme b est moins fréquente que la forme normale a. Le cas e représente le salicus à l'unisson, assez fréquent. La forme h de SG est rare, mais toujours répertoriée dans les ouvrages sémiologiques.

Remarques : les notions de virga stata, pressus major ou minor, ne sont pas mentionnées dans les livres courants (paroissien 800), où ces neumes sont représentés au moyen de notes carrées ordinaires, donc non identifiables. Ce sont cependant des signes sémiologiques importants dont l’interprétation est sujette à discussion.
Noter aussi que le pressus défini dans la Préface du 800, conforme aux conceptions de Dom Pothier et Dom Mocquereau, est d’une autre nature que les pressus manuscrits.
Nous devons rappeler pour une lecture correcte des signes de la présente figure, que dans la notation de Solesmes les notes superposées verticalement se lisent de bas en haut (exemple podatus), alors que dans le codex de Laon elles se lisent de haut en bas (par exemple climacus en points superposés, ou clivis longue avec deux uncinus alignés verticalement).
Si nous considérons d’abord les notations sangalliennes (dernière ligne, en rouge) nous observons des parentés de forme entre les traits ondulés des virga strata et des pressus avec la note singulière du salicus forme h, et entre la première note ondulée du pes quassus, avec l’oriscus sangallien décrit précédemment. Dom Mocquereau y voit des sortes d’apostrophas, tandis que Dom Cardine identifie tous ces signes à des oriscus.
Dans la notation messine, en première ligne du tableau, on voit que ces neumes sont tous décomposés, avec un oriscus comme note singulière, la forme a du salicus incluant l’oriscus messin, décrit ci-dessus (voir Figure 1). Cette présence constante de l’oriscus, conforme aux hypothèses de Dom Cardine, peut, et doit donc s’appliquer aux formes sangalliennes, à moins de nier la correspondance étroite et bien réelle des manuscrits des deux provenances, admise sans discussion par tous les sémiologues. Cette constatation plutôt inattendue semble avoir échappé à Dom Mocquereau, faute peut-être d’avoir établi un tableau comparatif entre les diverses formes des signes. Pourtant, cet auteur connaissait bien le manuscrit de Laon, puisqu’il en a présenté de fréquents extraits à l’appui de ses thèses.
L’une des conséquences importantes de cette identification est la mise au grand jour de nombreux oriscus cachés, les oriscus d’apposition, appendices ou parfois inclusions dans des neumes courants ou complexes. Dans la notation sangallienne on les repère sans difficulté par les traits ondulés de pressus minor ou major liés en fin de neume. Dans la notation messine, il faut un certain entraînement pour les trouver, car il s’agit d’ondulations surajoutées aux neumes, en tête, en queue, parfois au milieu du neume. Avec le Triplex, on parvient, avec un peu d’effort, à trouver la correspondance sans faute entre les deux familles de notation, ce qui confirme sans possibilité d’erreur la réalité de tous ces oriscus supplémentaires.
Une fois constatée cette omniprésence des oriscus, il faut bien revenir aux questions initiales : Que signifie exactement l’oriscus ? Comment était-il interprété autrefois ? Que peut-on en faire aujourd’hui ?
Tout d’abord il faut éliminer définitivement l’hypothèse de Dom Cardine, selon laquelle l’oriscus est une note de liaison annonçant une note consécutive plus basse, et que toute autre situation de la note suivante doit être exclue, au besoin en corrigeant les mélodies des éditions de Solesmes. Cette hypothèse reçoit les démentis suivants :
1. Sémiologie grégorienne, page 98, exemple 320. Le fragment du trait Jubilate, ipse est De--, est noté avec trois Do sur ces trois syllabes. La notation E (Ensielden, de Saint-Gall) note pour ces syllabes une virga, un oriscus, un tractulus, avec une lettre e entre oriscus et tractulus, qui impose, sans erreur possible, l’unisson (equaliter).
2. Les graphies du pes quassus et du salicus, où l’oriscus est suivi d’une note plus élevée, contredisent de manière flagrante la thèse de Dom Cardine.
3. Sans beaucoup chercher, on trouve dans le Triplex des cas d’oriscus suivis d’unissons et même de notes plus élevées. Par exemple, page 286, dans l’offertoire Sperent in te, du 3e mode, le porrectus sur nomen est décomposé par SG en clivis +oriscus, suivi de deux notes à l’unisson. Page 473, dans l’introït In virtute, du 7e mode, la syllabe su- de et super, est ornée de deux tractulus ascendants suivis d’une clivis puis d’un oriscus sur Do. Les quatre syllabes suivantes sont aussi sur Do. Il n’y aurait aucune raison mélodique d’abaisser ces Do.
4. De nombreux traits et cantiques du 8e mode présentent des débuts de versets en groupe quilismatiques (chez L simple scandicus) s’achevant sur un oriscus à Do suivi à l’unisson d’une récitation syllabique, souvent brisée d’une virga strata à oriscus sur Do, se terminant toujours sur Do par un signe non répertorié dans les ouvrages classiques, étudié plus loin, qui introduit un mélisme cadentiel partant de Do. La figure 3 ci-après illustre un tel cas, en reproduisant un passage du cantique Vinea (Triplex p.188).

Figure 3 : Verset de cantique du 8e mode


Ce fragment est extrait du cantique Vinea, du 8e mode. Il est représentatif des nombreux débuts de versets rencontrés dans la série de cantiques de la vigile pascale (Triplex pages 185-191). Certains détails intéressants sont à signaler:
Le groupe ascendant sur la syllabe -cé- est traité en quilisma par Saint-Gall (cas normal), alors que Laon utilise un scandicus avec première note appuyée.
La récitation syllabique sur Do est ornée sur la syllabe -de- de circumdedit par une virga strata, dans les deux notations.
Un signe non répertorié apparaît dans L sur la syllabe -cum- de circumfodit, qui correspond chez SG à une virga surmontée d'une lettre significative s (forme archaïque sur le manuscrit), indiquant en principe une hausse de ton. Remarquer que SG note les autres syllabes récitatives par des tractulus.
Le quilisma en fin de ligne est respecté aussi par L.


[Mise au point après édition. 30 mars 2002

Deux correspondants distingués, experts en sémiologie, ont contesté les arguments des points 3 et 4 ci-dessus, affirmant que les manuscrits cités dans le Triplex étaient en accord avec la position de Dom Cardine.
Vérification faite, leur remarque semble fondée et je regrette de ne pas avoir apporté à ce point toute l’attention et la précision désirables.
En fait j’ai accordé sur ce détail un poids déterminant à la traduction de Solesmes (moderne), qui s’était appuyée sur d’autres manuscrits, également anciens et respectables, peut-être pour des raisons de meilleure adaptation aux habitudes musicales de notre temps, dans un souci pastoral. Il paraît clair que les auteurs de l’édition vaticane, bien que parfaitement informés des indications des codices de St-Gall et de Laon, ont délibérément ignoré une éventuelle règle mélodique attribuant à l’oriscus isolé le rôle d’annoncer une note consécutive plus basse. Et il est regrettable que les rédacteurs du Triplex n’aient pas adopté pour les pièces litigieuses des citations manuscrites plus proches des choix des prédécesseurs.
On me dit que tous les experts en grégorien s’accordent aujourd’hui et depuis plusieurs décennies sur la nouvelle interprétation rétablissant des Si et des Mi à la place de Do et de Fa, pour certains passages. Mais quelle est la portée pratique de cette interprétation? Tous les livres en usage courant gardent la traduction mélodique de l’édition vaticane. Dom Cardine lui-même reconnaît dans son introduction à la Sémiologie Grégorienne que la Vaticane fournit une restitution mélodique assez fidèle du répertoire grégorien authentique. Lors de l’édition du nouveau graduel en 1973, qui offrait l’occasion de rectifier les livres, on n’a rien modifié en ce sens.
Dans ces conditions la controverse ci-dessus, qui intéresse surtout les spécialistes, ne devrait pas affecter la communauté des chanteurs et amateurs de grégorien. Ceux-ci sont parfaitement fondés à garder le répertoire de l’édition vaticane, entièrement satisfaisant du point de vue liturgique. P.B.]

Dans sa Sémiologie, Dom Cardine modifie de façon essentielle la mélodie des récitatifs en abaissant à Si les Do des éditions de Solesmes, pour respecter sa règle (injustifiée comme nous l’avons montré déjà). Il fait la même modification à la suite de virga strata. Voir S.G. pp.93-94, exemples 302-305, et p.101, exemple 330. Nous nous élevons avec force contre ces retouches inadmissibles affectant une grande partie du répertoire. Nous en appelons à tous les chanteurs qui ont eu à chanter ces pièces, notamment l’Absolve de la messe des défunts, où la corde modale Do (teneur psalmodique) règne en majesté. Comment peut-on imaginer de déplacer d’un demi-ton cette corde essentielle ?
Mais, une fois démontré que l’oriscus n’a nullement le rôle mélodique que voulait absolument lui attribuer Dom Cardine, il reste à lui en trouver un autre, qui soit cohérent avec les données sémiologiques. Car la forme compliquée du signe dans sa traduction messine, apparemment assez difficile à dessiner avec précision (trois traits de plume), ne laisse guère de doute sur le caractère très spécial de ce signe, sûrement nettement distinct vocalement des notes ordinaires. Nous avons du mal à partager l’opinion de Dom Mocquereau qui ne voit dans l’oriscus qu’une note de liaison, légère et "gracieuse", liée au groupe précédent lui-même léger. Comment le notateur pourrait-il, à l’oreille, détecter sans erreur le caractère "gracieux" d’une note sans relief particulier ? D’autre part, si l’oriscus est bien partie intégrante et influente du pes quassus ou du salicus, comme nous l’avons confirmé ci-dessus, une légèreté marquée de cette note serait en contradiction avec les conclusions mêmes du maître sur le caractère appuyé et même allongé des notes singulières de ces deux neumes.
Dom Cardine, lui, exclut catégoriquement toute possibilité de sons modulés en hauteur (Sémiologie Grégorienne, page 132)
Malgré ces négations, il faudrait, comme le croyait Dom Pothier, revenir à un oriscus-note-d’ornement, comportant une modulation marquée de la voix. Nous nous rallions à cette hypothèse, non sans voir les nouveaux problèmes que cela soulève. Aller plus loin risque de nous entraîner dans une "sémiologie conjecturale", hasardeuse et aventureuse. Mais notre instinct de chercheur nous y pousse malgré tout.

Supputations autour d’un oriscus ornemental

l s’agit d’essayer de cerner la nature de l’ondulation, son ampleur, sa durée.
Mais d’abord quelques remarques générales d’ordre empirique.


  • La présence concommittante d’oriscus dans les deux notations du Triplex n’est pas toujours respectée. Ceci peut s’expliquer aisément par le fait qu’omettre l’ondulation d’une note ne peut altérer sensiblement la mélodie. Certains chanteurs pouvaient donc renoncer par endroits à l’effet ornemental prévu habituellement, ce qui se trouvait répercuté sur le manuscrit.
  • Une ondulation passagère ne peut qu’être brève, si la mélodie de base doit rester préservée. Ceci semble particulièrement nécessaire pour les oriscus d’apposition. Au contraire, les oriscus isolés, et ceux qui sont partie intégrante et influente des neumes spéciaux, semblent pouvoir être traités plus librement, et éventuellement se traduire en émission de durée notable, plus ou moins supérieure au temps élémentaire, et ce sans dommage pour la mélodie.

Examinons maintenant les manuscrits reportés sur le Triplex. Dans le manuscrit de Laon nous constatons que, si les oriscus isolés ou entrant dans la virga strata, le pes quassus et le salicus, sont de vraies notes, occupant donc approximativement un temps élémentaire, les oriscus d’apposition n’ajoutent pas toujours de note aux neumes, ni de durée supplémentaire. Une clivis L à oriscus initial n’occupe que deux temps premiers, et un porrectus L à oriscus initial, trois temps. Dans ces neumes ainsi ornés, la première note est ondulée, ce qui implique en principe une conservation de sa hauteur apparente. Dans les manuscrits sangalliens, l'emploi systématique de pressus apposés introduit les notes correspondantes.

[Nota bene, 3 février 2002 : Cet examen des notes et neumes spéciaux prend peu à peu la tournure d’une recherche sémiologique approfondie et originale, qui n’était pas du tout prévue au départ et ne convient plus à une insertion dans la série de chapitres Le rythme grégorien d’après les manuscrits.
Nous rebaptiserons ce fichier greg10.html, pour une édition autonome sur Internet quand l’étude sera achevée, ou suffisamment avancée.]

Nature et caractéristiques de l’ondulation de l’oriscus

l semble évident que ces questions revêtent un aspect avant tout pratique et expérimental. Il appartient alors à des chanteurs de grégorien confirmés, et intéressés, de procéder à des essais et des expériences. Nous nous limiterons donc ici, pour le moment, à quelques remarques intuitives et personnelles.

Tout d’abord, suite à ce qui a été dit précédemment, il semble nécessaire de considérer séparément les oriscus isolés, les oriscus intégrés dans les neumes spéciaux, et les oriscus apposés.

Oriscus isolés

es oriscus isolés se rencontrent fréquemment en préparation de cadence, de phrase ou de pièce. Voici aux figures suivantes deux exemples significatifs (4.1,4.2) où l’oriscus orne une syllabe particulière, et un autre exemple d'oriscus en fin de groupe (4.3), avec une particularité graphique.


  Figure 4 : Exemples d'oriscus isolés
4.1
 
Ce fragment est extrait de la communion Videns Dominus, relatant la résurrection de Lazare (Triplex page 124). On y distingue un oriscus sur la syllabe isolée -di- de pedibus, dans la notation messine. Il n'y a pas d'oriscus chez SG, mais un accent sur le pes de la syllabe précédente (emploi de pes quadratus, à première note longue).
   
4.2
 
Cet extrait est tiré de la communion Lutum fecit (Triplex page 111), relative à la guérison d'un aveugle. Deux oriscus sur syllabe isolée y apparaissent, l'un sur le premier -i- de abii, à SG seulement, l'autre sur la syllabe finale -di de credidi, dans les deux notations
   
4.3
 
Ce fragment est tiré du cantique du 8e mode Jubilate (Triplex page 186). On y remarque deux oriscus sangalliens en fin de groupe, présentant la particularité (rare) d'être annotés chacun d'une lettre significative mélodique: s pour le premier (forme archaïque) sur -cit de fecit nos, et i pour le second sur et, indiquant respectivement une hausse de ton (sursum), et une baisse de ton (iusum). Les lettres étant étroitement accolées aux oriscus, on ne peut qu'imaginer une indication sur le sens à donner à l'ondulation vocale, soit en dessus, soit en dessous du ton normal. Ceci pourrait confirmer le caractère ornemental de l'oriscus. On remarquera incidemment qu'une note de Solesmes paraît en trop à la fin du deuxième groupe concerné

Les oriscus des exemples 4.1 et 4.2 semblent par le contexte jouer un rôle mélodique et rythmique important, pouvant justifier une ondulation marquée, et pouvoir alors occuper deux temps élémentaires, le second plus faible, pour renforcer le caractère affirmatif et solennel de ces cadences. L'ictus sur le début de la note semble s'imposer. Les oriscus courants d'incise de l'exemple 4.3 doivent seulement ajouter du relief à la mélodie, et doivent durer un temps élémentaire moyen. Pas de règle systématique pour l'ictus.
Dans les cas semblables aux versets de 8e mode que nous avons cités précédemment (voir Figure 3), l’oriscus semble achever la montée initiale (quilisma chez SG), pour introduire sur la corde Do le récitatif syllabique subséquent. Une ondulation brève et légère paraît alors convenir. Pas d'ictus.
Dans les autres cas d'oriscus isolé, le chanteur devra s'inspirer du contexte textuel et mélodique pour caractériser vocalement cette note singulière, l'ictus sur la note n'étant pas exclu.

Oriscus intégrés

l s'agit, rappelons-le, des oriscus partie intégrante de certains neumes spéciaux, virga strata, pressus minor et major, pes quassus, salicus. Ni Dom mocquereau ni Dom Cardine n'envisagent d'effet vocal particulier attaché aux notes singulières, ce qui fausse complètement l'étude de ces signes. En plus Dom Mocquereau ne croit pas à l'oriscus dans ces neumes.

Pressus. Dom Mocquereau étudie longuement les deux espèces de pressus et démontre par de nombreux arguments que les deux sons à l'unisson doivent toujours être fusionnés. Dom Cardine s'acharne à prouver, au contraire, qu'il faut distinguer les deux sons par une répercussion. Le fait d'ignorer le caractère ornemental de l'oriscus retire à ce signe sa véritable identité, et met en cause la pertinence des conclusions des deux maîtres. En effet, la prise en compte de la vraie nature de l'oriscus introduit de facto une distinction sonore de cette note d'avec ses voisines. L'exécution devra, en ondulant l'oriscus, l'intégrer dans l'incise de façon harmonieuse et fluide. Le rythme s'y adaptera de lui-même.
Pes quassus, salicus. Tout ce que Dom Mocquereau a déduit en faveur du caractère appuyé, allongé, de la note singulière de ces deux neumes, reste valable. On notera que la première note du salicus ternaire (cas de loin le plus fréquent) est presque toujours faible et légère. Les oriscus de ces deux cas doivent donc être insistants et étirés, et recevoir l'ictus si la troisième note est brève. Si cette dernière note est épisémée, il faut probablement réduire quelque peu l'ondulation de l'oriscus qui la précède. Tout cela est affaire de pratique et d'expérience mélodique. L'ictus peut dans le dernier cas éventuellement migrer vers la dernière note du salicus, si la suite s'y prête.

Oriscus apposés ou substitués

l s'agit là d'oriscus agrégés à des groupes plus ou moins importants, se substituant parfois à des notes existantes qui deviennent alors ondulées. Les Figures 5.1 et 5.2 donnent des exemples significatifs de ces cas d'oriscus. Le traitement mélodique et rythmique de ces notes doit viser à les mettre en valeur, tout en préservant ou même en améliorant si possible le legato et la fluidité du chant.


  Figure 5 : Exemples d'oriscus d'apposition ou de substitution
5.1
 
Dans cette Figure, tirée du graduel Tollite portas (Triplex page 25), on remarque au début du mélisme cadentiel qui orne la syllabe e- de eius, chez L (ligne supérieure), deux porrectus avec oriscus initial et dernière note longue (lettre t), suivis d'une distropha, puis d'une clivis à oriscus initial, avant le quart de barre. La transcription de Saint-Gall (ligne du bas, en rouge) utilise des pressus (un pressus minor, un pressus major épisémé, et à la fin un pressus minor. Les deux notations sont enchevêtrées, mais se correspondent note pour note, oriscus pour oriscus, longue pour longue.
   
5.2
 
Cette Figure reproduit les deux dernières lignes du cantique du 8e ton Laudate Dominum (Triplex page 188). On y trouve, à L, deux cas d'oriscus substitués. Sur la syllabe -ius de eius, L met trois clivis liées, dont la seconde a un oriscus comme première note, indiqué très discrètement par la légère ondulation du début de cette clivis. En face SG met une clivis liée à un pressus minor, suivie d'une autre clivis. L'oriscus du pressus minor tombe sur la même note que l'ondulation de L.
Les quatre dernières notes de Domini correspondent, chez L, à une clivis liée à un oriscus terminal (ligne ondulée), suivie d'un uncinus. Chez SG nous trouvons encore une clivis liée à un pressus minor, avec lettre t d'allongement.
A la deuxième ligne, nous pouvons voir chez L, au milieu du premier mélisme ornant la syllabe -ter- d'aeternum, une clivis liée à un porrectus à dernière note longue, avec un oriscus (ondulation) en première note du porrectus. SG met une clivis liée à un pressus minor, puis une virga terminale épisémée. On peut remarquer au passage sur la syllabe in des salicus normaux.
A partir de l'avant-dernier quart de barre on peut voir encore:
- un pressus minor isolé, de formes normales en L et en SG, sur la fin de -ter-, juste avant la syllabe -num,
- un quilisma-torculus résupinus, suivi d'une clivis à oriscus initial chez L (pressus minor à SG).

Incursion en sémiologie conjecturale

n feuilletant les pages du Graduale Triplex on tombe assez souvent sur des notes ou graphies particulières non répertoriées dans les ouvrages de référence.
Deux signes hors nomenclature. La Figure 3, tirée du cantique du 8e mode Vinea, laisse apparaître dans la notation messine en fin de récitatif syllabique, un signe non répertorié sur la syllabe -cum- de circumfodit, qui précède immédiatement un début de mélisme cadentiel de phrase. Ce signe a nettement la forme, en réduction, d'un quilisma-pes en notation de Laon : . Sa réplique sangallienne dans ce fragment est une virga surmontée d'une lettre s, indiquant en principe une hausse de ton. Il semble donc certain qu'il ne s'agit pas là d'une note banale, mais que ce signe devait correspondre à un mouvement vocal bref occupant un temps premier, sur et au-dessus de la corde de récitation (Do).

On retrouve ce signe fidèlement dans les versets des autres cantiques de la vigile pascale, avec parfois de petites variations graphiques. On le trouve aussi deux fois dans le trait Beatus vir (Triplex pages 481-482). Il apparaît également, isolé, dans la communion Erubescant (Triplex, page 152), sur la syllabe -li- de maligna. Aussi dans les Impropères, en début de groupe des quatre premières invocations Hagios, etc (Triplex, page 176), et dans le graduel Posuisti (Triplex, page 477), en haut d’un scandicus sur a de animae en dernière ligne (dans SG il y a un quilisma-pes suivi de virga).
Il arrive, comme au verset Date magnetudinem du cantique Attende (Tiplex pages 189-190), que le dessin du signe messin précédent ne décrive plus franchement un petit quilisma-pes, mais plutôt une sorte de porrectus nain, , ressemblant au signe central du salicus messin de forme b (voir Figure 2). Ce signe avait été remarqué furtivement par Dom Mocquereau (N.M.I. page 373, note (1)). Il se retrouve dans d'autres pièces variées du répertoire, par exemple dans la communion Aufer a me (Triplex, page 353), sur la syllabe -pro- de opprobrium, avec simple virga à SG. Egalement dans l'intonation de la communion Qui meditabitur (Triplex page 67), sur la syllabe -bi- (voir Figure 6 ci-après).

Figure 6


Chose étrange, le notateur sangallien use ici d'un signe des plus discrets, ressemblant à un oriscus de taille fortement réduite (de moitié environ), comme s'il avait hésité devant un effet vocal inhabituel. Avec un écart de 50 à 100 ans peut-être entre les manuscrits de Laon et d'Ensiedeln, il est très douteux que les notateurs aient entendu exactement la même chose. Mais cet exemple prouve que la note concernée se distinguait auditivement nettement, dans les deux cas, sans qu'on puisse affirmer que les effets vocaux étaient absolument identiques.
A part la brève note de Dom Mocquereau, aucun des deux grands maîtres n'a remarqué et commenté ces deux signes, que nous appellerons : "sursus", adverbe latin qui évoque "sursaut" en français, et : "pulsus", en latin "secousse", "ébranlement". Pourtant Dom Cardine a eu sous les yeux, probablement à plusieurs reprises, le sursus, comme en témoignent dans sa Sémiologie les exemples 303, page 94, et 330, page 101, citant un verset du cantique Attende du 8e mode, où le sursus est parfaitement visible.
En ce qui concerne la traduction vocale de ces signes, il est permis de présumer, notamment d'après la traduction en virga annotée de SG, que le sursus n'était qu'un bref mouvement de voix, au-dessus du ton de récitation, d'un intervalle faible inférieur au demi-ton, comme pour marquer en style syllabique un accent tonique latin. Mais dans les versets du 8e mode concernés, ce signe tombe toujours sur une finale de mot.
L'interprétation vocale du pulsus est beaucoup plus aléatoire. Ce signe remplace l'oriscus dans le salicus ou le pes quassus, et apparaît parfois isolé, en correspondance avec l'oriscus sangallien. Il figure aussi, quelquefois, dans des virgas stratas ou des pressus. Il y a donc une parenté évidente entre le pulsus et l'oriscus, et une certaine interchangeabilité. Il se pourrait que, comme pour d'autres notes ou groupes messins, l'oriscus de Laon ait deux formes, l'une normale qui serait le signe en forme de 8 horizontal, et une forme "brève" qui serait notre pulsus, hypothèse gratuite.
Pour compléter la documentation sémiologique du lecteur et illustrer ce qui précède, nous reproduisons ci-après en Figures 7 quelques fragments grossis du graduel Gloriosus (Triplex pages 456-457).

Figure 7 : Détails curieux extraits du graduel Gloriosus

 
7a. Clé de Fa 3e ligne.Un premier oriscus, sur in, est noté chez L et chez SG normalement. Le second, avant la finale d'incise, est noté chez L par un pulsus .
 
7b. Clé de Fa 3e ligne. Noter ici le salicus messin de forme b. A SG, salicus flexus, dont la note finale est absente des deux autres notations.

   
7c. Clé d'Ut 4e ligne. Un pulsus chez L correspond à un oriscus sangallien.
 
7d. Clé d'Ut 4e ligne. Fin du mélisme ornant la syllabe -fre- de confregit. Curieux prolongement du quilisma-pes de L par un sursus . En face, SG met une virga liquescente.
 
7e. Salicus b messin, face à un pes quassus épisémé de SG. Il y a décalage de signes entre SG et L, mais le nombre de notes est le même, et les allongements se correspondent.

Similitudes graphiques, rapprochements

a ressemblance graphique étroite dans Laon du sursus avec le quilisma-pes ne peut pas être purement fortuite. Il y aurait logiquement entre eux quelque parenté vocale, et l'on a vu que le sursus devait très probablement noter un petit sursaut de voix, limité en amplitude et occupant un temps premier. On pourrait donc en inférer que le quilisma-pes de Laon donnait un mouvement de voix semblable, mais plus ample et couvrant deux temps.

D'autre part la boucle initiale du quilisma-pes de Laon ressemble étroitement à celles que l'on voit affectant les débuts des neumes "ébranlés" de Laon, clivis, porrectus par exemple (voir Figure 5.1), qui sont assimilées à des oriscus se substituant à la première note de ces neumes pour y introduire une ornementation. Dans ces conditions, admettant :

(Laon) oriscus + clivis = clivis à ondulation initiale (2 temps)
  +         =    

pourquoi n'aurait-on pas :

(Laon) oriscus + pes = quilisma-pes (2 temps)
  +      =            ?

Ce qui signifierait une parenté vocale du quilisma avec l'oriscus, nouvelle hypothèse gratuite.

Récapitulation. Conséquences pour le temps présent

ette étude, rendue difficile par l'absence dans les ouvrages courants de nomenclature complète des signes et lettres de Laon, nous a permis de dégager quelques certitudes intéressantes. Elle nous a conduit aussi à sortir des sentiers battus et à proposer de nouvelles hypothèses.

Nous devrons ensuite nous poser deux questions :
  • faut-il envisager de restaurer un style grégorien avec ornements, plus ou moins conforme à ce que chantaient nos prédécesseurs du moyen-âge?
  • si l'on renonce à ces ornements dans le chant moderne, dans quelle mesure les nouvelles connaissances acquises peuvent-elles ou doivent-elles infléchir les règles de rythme et le style?

Résultats certains. Une conclusion certaine s'affirme : le chant grégorien médiéval incluait de nombreuse notes modulées en hauteur, en particulier dans les pièces les plus ornées et mélismatiques. Une preuve de bon sens de ce fait nous est offerte par les manuscrits eux-mêmes, car on ne comprendrait pas, sans cela, la présence et la fréquence de ces signes spéciaux, tels que virgas stratas et pressus, qui correspondent mélodiquement à des neumes courants, pes, clivis, virgas, et qui ne peuvent donc se justifier que par un contenu musical accru, différent et particulier. D'autre part, une longue tradition orale, les appellations de certaines notes ou neumes suggérant un mouvement vocal, viennent à l'appui de cette certitude. Dom Pothier n'a jamais douté de l'existence de ces variations de hauteur.
L'élément essentiel, omniprésent, de ces modulations ornementales, est l'oriscus. Curieusement, la permanence de cet élément s'affirme particulièrement sous la forme apposée ou substituée, au milieu de mélismes complexes, aussi bien dans Laon 239, que dans les divers manuscrits de Saint-Gall, et en correspondance infaillible entre les deux écoles de notation. En revanche, en position isolée, ou intégrée aux neumes spéciaux (salicus, pes quassus, virga strata...), cette correspondance n'est pas sans faille, et l'on observe en moyenne une certaine désaffection de Laon pour ces ornements, par rapport à Saint-Gall (en particulier en ce qui concerne les salicus, souvent remplacés dans Laon par des scandicus). Cette désaffection semble être allée croissant dans les manuscrits plus tardifs, jusqu'à un abandon complet.
Nous ne connaissons pas exactement la nature de ces ondulations vocales. Celles-ci devaient souvent rester d'ampleur limitée, comme le laissent supposer certaines omissions des chantres enregistrés sur les manuscrits. Si l'on voulait retrouver aujourd'hui quelque chose de ressemblant, ce ne pourrait être qu'à la suite d'essais vocaux variés, tentés sur des pièces caractéristiques, avec le souci de respecter le legato et la sobriété.
La complexité des ornements des pièces anciennes manuscrites ne laisse aucun doute sur le fait que ces pièces étaient réservées à des solistes. Et c'est peut-être le développement du chant en groupe qui a précipité le déclin des ornements.

Un neo-grégorien baroque ? Une restauration des ornements anciens du chant grégorien ne pourrait intéresser que deux catégories d'amateurs, certains solistes de chorales liturgiques, et les groupes d'artistes profanes opérant en concert ou enregistrant des disques. Aucune de ces destinations ne justifierait une édition nouvelle des livres de chant liturgiques. Et pour le chant en groupe, il semble difficile d'inclure des ornements dans les chants, même à faible dose. On retombe alors sur l'emploi des livres classiques sans ornements autres que les quilismas, établis sagement par Solesmes au début du XXe siècle pour le chant en groupe.
On peut regretter que certains groupes choraux de concert, désireux d'interpréter un grégorien "artistique", ne se soient pas intéressés aux notes et neumes spéciaux, qui leur auraient offert un champ de travail original, au lieu de transformer indûment en ornements rapides certains neumes ordinaires de trois notes, défigurant le répertoire de façon inadmissible.

La réalité des ornements dans les manuscrits doit-elle infléchir notre vision moderne du rythme grégorien ? La question se pose en effet, car ni Dom Mocquereau, promoteur essentiel du rythme classique, ni Dom Cardine, l'un des acteurs majeurs de la réforme de style engagée à Solesmes dans la deuxième moitié du dernier siècle, n'ont attaché de crédibilité aux ornements des manuscrits. Ils ont travaillé, chacun de leur côté, en faisant abstraction complète de toute modulation ou vibration des sons des notes grégoriennes. Voici leur pensée à ce sujet.

Dom Mocquereau (N.M.I, pages 331-332) : On classe ordinairement les pressus parmi les neumes d'ornement, c'est à tort, croyons-nous. Le pressus n'est pas un ornement musical, du moins au sens actuel de ce mot, qui éveille souvent l'idée d'une addition faite à la mélodie déjà constituée, pour la rendre plus gracieuse, plus agréable, addition qu'au besoin on pourrait retrancher sans nuire à l'ossature mélodique.
Non, les pressus appartiennent à l'ossature même de la mélopée; ce sont des accents rythmiques longs, souvent forts; plus haut ils ont été comparés à des colonnes qui soutiennent l'édifice du rythme.
Si, à leur sujet,on parle d'ornement, ce ne peut être que dans le sens qu'ils donnent du relief à la mélodie, et sont une des causes les plus efficaces de sa beauté.

Dom Cardine, (Sémiologie grégorienne, page 132), à propos des notes à l'unisson, déclare : ...en chant grégorien, à l'époque des premières notations, il n'y avait pas de sons "bloqués" ensemble, de sons longs de plusieurs unités. Il ne s'agit nullement d'ailleurs de sons "vibrés", comme certains le prétendent gratuitement; mais de sons bel et bien "répercutés" : chaque note apporte sa valeur individuelle dans l'ordonnance rythmique de l'ensemble.

Ayant ainsi retiré aux neumes spéciaux ce qui faisait leur seule spécificité, les ondulations de voix liées aux oriscus, nos deux auteurs ont quelque mal à leur trouver un rôle particulier et crédible. Dom Mocquereau insiste sur la liaison des notes à l'unisson, leur fusion en sons de plusieurs temps, pour en faire les appuis principaux de la mélodie, ces "colonnes solides sur lesquelles repose la construction rythmique" (N.M.I, page328). Tout à fait à l'opposé, Dom Cardine s'évertue à démontrer la répercussion systématique distinguant les notes à l'unisson des pressus. Il présente six arguments selon lui "indéniables" en faveur de cette thèse, qui ne résistent pas à une analyse sérieuse. Il faut rappeler à ce sujet que cet auteur demande la répercussion systématique des bivirgas, normales ou épisémées, qui sont aussi des cas d'unisson, sans justification vraiment décisive. En cette matière, il vaudrait mieux laisser aux chanteurs la latitude de répercuter ou de ne pas répercuter, selon le contexte mélodique.
Maintenant, si l'on voulait rétablir les sons ornés des oriscus, cette question -répercussion ou liaison des notes à l'unisson des pressus- se poserait d'une tout autre manière. La seconde note du pressus (major), ondulée et à l'unisson, pourrait soit se brancher en douceur sur la première (liaison), soit démarrer en se distinguant (répercussion). Le chanteur (soliste) choisirait la méthode qui lui paraîtra la plus appropriée localement. D'ailleurs les manuscrits dotent les notes de pressus très librement de lettres rythmiques, c ou t, rendant leur rythme indépendant de leur forme.
Mais dans le cas de chant en groupe, sans les ornements, on ne voit pas l'intérêt de répercuter les notes de pressus à l'unisson, ni les bivirgas. Au contraire, on donnerait ainsi au chant une allure saccadée peu compatible avec un bon legato. D'ailleurs la graphie même de ces neumes invite à lier les notes. Un pressus répercuté devient plus ou moins une virga accolée à une clivis, ce que le notateur transcrirait ainsi. C'est donc plutôt la position de Dom Mocquereau qui semble la plus juste en ce domaine. L'expérience de Solesmes avec Dom Gajard, qui appliquait ces principes, aboutit à des interprétations remarquables d'expression et de qualité liturgique.

Conclusion générale

es manuscrits médiévaux de Saint-Gall et Laon comportent des signes spéciaux correspondant bien réellement à des notes modulées en hauteur, vibrées, ou ondulées, ornant la mélodie. Ces ornements ne pouvaient être chantés que par des solistes, et par conséquent ne pouvaient être conservés en chant collectif.

La certitude ainsi acquise de l'existence de ces ornements ne semble pas devoir modifier le regard que nous portons aujourd'hui sur le chant grégorien tel qu'il ressort des livres en usage, édités par Solesmes au début du XXe siècle.
D'une part la Méthode de Solesmes, selon Dom Gajard, demeure une excellente traduction moderne du chant, par ses qualités d'expression et sa parfaite adaptation à la liturgie traditionnelle.
D'autre part, les arguments sémiologiques de ceux qui ont tenté de réformer le style classique après 1950, et qui néligeaient toute possibilité d'ornement dans les manuscrits, ne sortent pas consolidés de notre étude, bien au contraire.

Remerciements

ous désirons ici renouveler l'expression de notre immense gratitude aux auteurs du Graduale Triplex, plus précisément à Dom Cardine, son promoteur, et aux deux graphistes, Marie-Claire Billecocq et Rupert Fischer, qui ont, à l'évidence, déployé les plus grands efforts pour reproduire fidèlement les signes des manuscrits, dans leurs moindres détails.





Pierre Billaud (27 février 2002)