Réfutation d'une Thèse de Dom Cardine

concernant le Pressus


Avant-propos

ans sa Sémiologie Grégorienne, son œuvre principale, Dom Cardine a cherché à dépasser le niveau de connaissance du chant grégorien fourni par les éditions "vaticanes", estimant que celles-ci ne prenaient en compte qu'insuffisamment, ou mal, les données paléographiques disponibles. En effet Dom Cardine a écrit (Introduction) : "la Vaticane ne donne qu'une partie de ce qu'expriment les signes neumatiques les plus anciens.(...)Elle néglige presque complètement ce fait que, pour un même dessin mélodique, les anciennes notations possédaient divers signes.(...) En les traduisant de façon identique, la Vaticane omet leur signification particulière qui, puisqu'il s'agit toujours du même dessin mélodique, ne peut être que d'ordre interprétatif."

L'ambition de l'auteur semble donc avoir été de perfectionner la Vaticane par une meilleure connaissance des signes neumatiques, de leur emploi, de leur signification du point de vue de l'interprétation du chant liturgique.
Toutefois les affirmations citées ci-dessus ne sont pas entièrement justifiées, si l'on considère l'édition vaticane rythmique, où de nombreux épisèmes diversifient les neumes modernes pour restituer en partie non négligeable la précision des signes anciens. Or c'est bien une édition rythmique de la Vaticane qui a servi de référence à Dom Cardine, d'après les nombreux exemples qu'il cite où l'on voit apparaître le point mora et les épisèmes verticaux et horizontaux, éléments totalement absents de l'édition vaticane initiale.
Quoiqu’il en soit, le programme que se fixe Dom Cardine est de tendre à une "interprétation authentique et objective", en se laissant "guider par les faits que nous révèle l'étude comparative des divers signes : seule base réelle pour l'exécution pratique" (Introduction).
On pourrait critiquer l'expression "interprétation authentique et objective", but qui n'a cessé de hanter tous les artisans de la restauration grégorienne, depuis Dom Guéranger, Dom Pothier, et Dom Mocquereau, pour ne citer que les plus connus. Il y a de la naïveté à penser qu'en plein XXe siècle, on pourrait arriver à chanter comme nos devanciers du Moyen Age, en s'abstrayant totalement de notre environnement musical tonal et mesuré, et cela simplement par un examen plus poussé des signes neumatiques anciens. Il semble bien que l'édition vaticane, à juste titre, ait été conçue et réalisée en tenant compte sciemment de ces facteurs, car il s'agissait principalement de fournir des livres de chant adaptés au niveau d'information limité des chorales paroissiales.
L'autre détermination à relever dans le programme de Dom Cardine est de se laisser "guider par les faits". Belle devise pour un scientifique digne de ce nom, à condition d'y rester fidèle ! Or malheureusement il est arrivé fréquemment à notre auteur de trahir cette intention, soit en restreignant les faits pris en compte à ceux qui vont dans le sens de sa démonstration, soit en refusant sans examen ni analyse une hypothèse très probable admise par plusieurs spécialistes compétents, soit en introduisant dans ses propositions des vues personnelles étrangères aux éléments tangibles des manuscrits. D’où la valeur très discutable de son ouvrage dans ses aspects tendant à guider l’interprétation, alors que, d’un point de vue seulement documentaire, ce travail monumental reste exemplaire et irremplaçable. Comment se fait-il que les spécialistes qualifiés de l’époque n’aient pas vu les graves failles logiques de cet ouvrage et ne les aient pas signalées à sa publication ? Faut-il imaginer que peu d’entre eux, peut-être aucun, n’ont seulement lu en entier et avec attention le traité de Dom Cardine, et qu’ils se sont tous contentés d’adopter aveuglément ses conclusions ?
Dans certains de mes articles précédents il m’est arrivé de réfuter brièvement telle ou telle affirmation non justifiée de Dom Cardine affectant directement l’interprétation du chant grégorien. Dans la plupart des cas les arguments que j’ai avancés parlaient d’eux-mêmes, comme dans celui des "coupures neumatiques expressives", thèse innovante, surprenante même, à laquelle Dom Cardine et ses disciples ont consacré beaucoup de travail, mais qui ne repose véritablement sur aucun élément tangible des manuscrits ou témoignage ancien connu.
J’ai évoqué récemment les problèmes posés par les pressus et leur interprétation, et combattu en cette occasion la thèse de Dom Cardine tendant à toujours répercuter la deuxième note des pressus, au lieu de la fondre avec la première note conformément aux leçons de Dom Mocquereau et Dom Gajard (voir "Essai sur le pressus"). Mais un commentateur averti m’a reproché de n’avoir guère étayé ma critique, et je me sens dans l’obligation, par égard pour mes lecteurs, de justifier plus en détail mes conclusions. C’est l’objet du présent article. P.B.

Introduction

appelons que Dom Cardine consacre dans sa Sémiologie un long chapitre au pressus (14 pages). Les dix premières pages, en trois paragraphes, décrivent avec de très nombreux exemples les différents cas de pressus (minor et major) rencontrés dans les manuscrits, avec leur transcription moderne dans la Vaticane. Déjà dans cette première partie la répercussion de la deuxième note des pressus major est mentionnée, comme supposée établie. Le quatrième paragraphe (trois pages et dix lignes) commence ainsi :

"4) Répercussion de la note à l’unisson
Nombreux sont ceux qui croient que les notes à l’unisson du pressus forment un unique son de valeur double (Cf . A. Mocquereau, N. M. I, p. 304. (arguments en faveur de la fusion des notes)). Quelques cas, entre bien d’autres, s’opposent à cette théorie."

Suivent les cas en question, énoncés en six arguments.
Une réfutation en règle nécessiterait la citation et la discussion détaillées, non seulement des six arguments de Dom Cardine, mais aussi de ceux de Dom Mocquereau exposés sous forme d’ "équivalences", au nombre de onze. Un tel programme représenterait un travail important, long, touffu, et indigeste, imposant au lecteur attentif une épreuve probablement décourageante. Il obligerait aussi à recourir trop souvent aux signes neumatiques anciens, parfois difficiles à déchiffrer. Je me trouve donc dans l’obligation de simplifier au maximum les questions essentielles et leur exposition, sans dénaturer ou fausser le débat, ce qui constitue un défi sérieux. Je vais faire de mon mieux, en comptant sur l’indulgence des lecteurs de bonne foi.
Je vais d’abord rappeler ci-après mon point de vue personnel sur le pressus et ses problèmes d’interprétation, puis j’examinerai brièvement les positions affirmées par Dom Mocquereau et Dom Cardine, pour enfin conclure. Ne pouvant citer in extenso ces deux auteurs, je donnerai chaque fois pour les lecteurs curieux les références des passages pertinents des ouvrages concernés : Nombre Musical Grégorien, volume I (en abrégé NMI), n° d’alinéa et page, ou Sémiologie Grégorienne (en abrégé SG), n° d’exemple ou de paragraphe, page. Ils pourront alors se reporter aux ouvrages eux-mêmes pour saisir directement la pensée de l’auteur évoqué, et compléter à volonté leur information.
J’ai eu l’occasion de donner mon point de vue sur le pressus dans un article précédent, et vais donc le résumer. Le vrai pressus est un neume de deux ou trois notes liées graphiquement. Le pressus major, de trois notes, est composé d’une première note virga, d’une deuxième à l’unisson, oriscus, et d’une troisième, plus grave, punctum placé sous le signe de l’oriscus. La virga est fréquemment épisémée. Le pressus minor, de deux notes, équivaut au premier amputé de la virga. L’identification à un oriscus de la deuxième note du pressus major ou de la première du pressus minor est admise par Dom Cardine, mais pas par Dom Mocquereau qui l’assimile à un strophicus. Pour moi, après examen des neumes manuscrits, l’oriscus dans les pressus ne fait pas de doute, mais c’est une note d’ornement qui doit en principe être modulée vocalement, tremblée par exemple. Et ceci que l’oriscus soit isolé, ou intégré (pressus, salicus). C’est l’avis notamment de Dom Pothier , et la trace de ce tremblement subsiste dans les instructions en latin des livres de chant en usage. Mais en pratique, l’exécution d’oriscus modulés vocalement n’est possible qu’en solo, alors que les propositions de Dom Cardine et Dom Mocquereau, au moins implicitement, se réfèrent au chant en groupe. Pourtant la prise en compte du tremblement de l’oriscus modifie radicalement le problème discuté ici, répercussion ou non de la seconde note à l’unisson, et même dans une large mesure peut le simplifier. Mais nous devrons ignorer le plus souvent cette caractéristique pour rester dans le cadre où raisonnent nos deux auteurs.
Deux aspects distincts doivent être pris en considération dans la discussion. Les faits paléographiques d’une part, les exigences liturgiques d’un chant expressif d’autre part. Les faits paléographiques invoqués par les deux auteurs, lorsqu’ils sont examinés sans idée préconçue, sont neutres en ce sens qu’il existe de nombreux cas de pressus au sens large où une répercussion est possible, sans qu’elle apparaisse obligatoire, autorisant donc la fusion ou la répercussion ad libitum. Cependant, l’emploi dans les manuscrits du pressus major semble bien exclusif de toute répercussion. Du point de vue de l’expression liturgique, un chant ne peut être convaincant que s’il est rythmé correctement, ce qui suppose des points d’appui solides en nombre suffisant. Les pressus avec fusion des notes à l’unisson peuvent fournir opportunément de tels points d’appui expressifs.

Rappel des conceptions de Dom Mocquereau

om Mocquereau voit le pressus d’abord comme un regroupement de deux notes à l’unisson appartenant à deux neumes très rapprochés, dont l’ensemble doit être considéré comme un seul groupe de quatre notes ou plus selon les cas (N.M.I. 38-42, p.149-151). Il mentionne cependant l’origine manuscrite du pressus major, et dans une deuxième partie, décrit plus précisément pressus major et pressus minor (N.M.I. 374-382, p. 300-303), y ajoutant les pressus de rencontre de neumes qu’il appelle "pressus par apposition" (N.M.I. 406, p.315). Il entreprend ensuite de montrer que dans tous les cas de pressus, y compris les pressus d’apposition, la fusion des deux notes à l’unisson en une note de durée double doit être la règle (NMI 383-418, p.304-320 : PREUVES DE LA FUSION DES DEUX NOTES DANS LE PRESSUS). Les preuves en question sont tirées des manuscrits, d’une part par les « équivalences de notation » (§ 1, p.304), d’autre part par un sigle romanien (le conjungatur) (§ 2, p. 321).

Equivalences. Ce terme pour Dom Mocquereau traduit le fait que pour un même passage, lorsque les manuscrits usent de notations différentes, on doit supposer que l’interprétation restait sensiblement la même, et qu’en conséquence les notations graphiquement différentes étaient équivalentes. Nous retrouvons ici sous d’autres termes le principe de l’invariance orale que j’ai eu déjà l’occasion de dénoncer comme souvent abusif, et qu’utilise sans cesse Dom Cardine. Selon les deux auteurs, il faut admettre que le chant médiéval, à travers les décennies et les distances entre monastères, ne variait jamais au point de justifier des différences de notation pourtant fréquentes entre manuscrits d’époques ou de provenances diverses, ce qui permet de déclarer équivalentes pour l’interprétation des notations différentes. On peut douter fortement du bien-fondé de ce principe d’après notre expérience actuelle du domaine de la chanson, où la personnalité de l’interprète influe manifestement sur l’articulation de la mélodie et son rythme. Pourquoi, à l’époque médiévale, deux chantres solistes à forte personnalité musicale n’auraient-ils pas traité un peu différemment une juxtaposition de deux notes à l’unisson, l’un les fusionnant en une seule de durée double, l’autre les distinguant par une répercussion. C’est le contexte mélodique tel qu’il est senti par l’interprète qui doit guider ce traitement des notes. Dans certains des cas examinés par Dom Mocquereau (et aussi Dom Cardine) le principe n’est pas justifié et les conclusions qui en résultent perdent leur caractère impératif. Dans d’autres cas examinés par Dom Mocquerau des notations différentes peuvent correspondre à une même interprétation, par exemple lorsqu’il s’agit de motifs mélodiques identiques répétés dans le même document, et les conclusions deviennent vraisemblables et justifiées. La fusion des notes à l’unisson est alors pratiquement certaine.
A- Par exemple dans sa première équivalence (N.M.I. 384-386, Fig 267, p. 304),
 
 
Dom Mocquereau présente trois groupes similaires avec trois notations manuscrites différentes, une clivis LA-FA (1) à première note épisémée, un pressus major (2) sur les mêmes cordes, et un groupe (3) virga-pressus minor. Et il écrit (citations en italiques):
Les équivalences 1 et 2 s’expliquent l’une par l’autre. La clivis 1, avec épisème n’a que deux sons LA-FA – mais le premier est long.
Dès lors le pressus 2, pour être une véritable équivalence de cette clivis, ne peut avoir que deux sons ; les deux notes virga et (oriscus) se fusionnent dans un seul son composé de deux temps. (Il y a d’ailleurs adhérence graphique entre les deux notes dans le signe du pressus major).
Lorsque l’adhérence graphique n’existe pas, comme dans l’exemple 3 où l’on trouve une virga suivie d’un pressus minor, la confirmation tirée de l’union graphique fait défaut ; néanmoins la fusion des deux sons à l’unisson doit se faire ; ce n’est qu’à cette condition que l’équivalence parfaite peut exister.
386.- Quant à la clivis 1, l’incertitude qui pourrait exister sur la valeur temporelle de son épisème - simple nuance d’allongement ou doublement – cesse immédiatement par la confrontation avec son équivalence (pressus major 2). Ici l’épisème double la virga : à cette condition seulement persiste l’équivalence.
Pour que le lecteur puisse s’y retrouver, j’ai substitué dans le second alinéa le terme (oriscus) à celui employé par D.M de pressus pour désigner la deuxième note du groupe.
Discussion. D’abord il faut remarquer l’insistance de Dom Mocquereau à faire jouer l’équivalence. Mais il ne se demande pas, par exemple, si dans le cas 3, la notation décomposée en virga + pressus minor ne signifie pas tout simplement que le chantre a nettement marqué une répercussion, qui a été enregistrée fidèlement par le notateur. Et pourquoi, dans le cas 1, faudrait-il absolument admettre un doublement de durée de la première note de la clivis ? Le chantre concerné ignorait très probablement que certains confrères faisaient là un pressus major. Ici le dogme de l’équivalence est à l’évidence abusif.
   
B-
Dans la deuxième équivalence (N.M.I. 387, fig 269, p. 305), le principe est invoqué pour assimiler à un vrai pressus où les deux notes à l’unisson sont fusionnées, un groupe virga-clivis, et D.M. ajoute :
L’équivalence ne peut exister que si les deux virgas (la virga initiale isolée et la première note de la clivis) sont fusionnées dans l’exécution. Preuve nouvelle que la distinction graphique ne suffit pas pour conclure à la répercussion vocale de deux notes, et que la simple apposition de deux notes suffit pour le pressus.
Dans cet alinéa, Dom Mocquereau justifie par l’équivalence l’assimilation de deux notes à l’unisson, appartenant à deux neumes juxtaposés, à un vrai pressus, ce qui entraîne selon lui la fusion des notes, sans répercussion. Comme dans le premier cas, rien ne permet d’affirmer que le chantre qui a été noté par virga + clivis ne voulait pas précisément marquer une répercussion.
 
C-
Dans les deux cas précédents, Dom Mocquereau n’a pas précisé les pièces grégoriennes d’où étaient extraits ses exemples. A partir de la 4e équivalence il mentionne au moins les manuscrits concernés, mais la méthode reste la même, et les conclusions toujours aussi contestables. Toutefois, dans la 5e équivalence, on rencontre un cas où l’invariance orale est pratiquement certaine, et où par conséquent la thèse de Dom Mocquereau apparaît justifiée. Nous citerons ce passage en entier (N.M.I. 393, p. 308) :
 
393.- Cinquième équivalence.- Fusion de podatus et de clivis.
(...). Intonation des grandes antiennes O de l’Avent. Le manuscrit de Monza 12/75, f° 108-109, donne treize antiennes ; les dix premières sont notées ainsi :
 
  Les trois dernières le sont ainsi :
 
 
Il s’agit bien de la même mélodie : la fusion des deux FA est certaine en A à cause du pressus, elle s’impose donc en B, car il n’y a, dans cette notation, qu’une pure équivalence.
Hartker de Saint-Gall a une troisième manière de noter les douze antiennes O :
 
 
A la page 339 du même antiphonaire, l’intonation de l’antienne O quantus luctus de Saint Martin présente une quatrième notation avec sigle romanien qui confirme pleinement la fusion des deux FA :
 
 
Discussion- Quand on est en présence comme ici d’un même motif mélodique répété douze ou treize fois dans un manuscrit unique, il est difficile de ne pas admettre l’invariance orale. L’équivalence selon Dom Mocquereau s’impose alors, et comme une grande majorité des cas est notée par des pressus major, la fusion des deux FA juxtaposés s’impose. On remarquera en dernier l’emploi du sigle romanien "co" surmonté d’un tilde (Fig. 311), qui fait l’objet du paragraphe 2 de la démonstration de Dom Mocquereau (N.M.I., 419-420, p. 321-322), après les équivalences, et qui impose aussi la fusion des notes.
 
D-
Nous limiterons là l’examen et la discussion des thèses de Dom Mocquereau. Retenons que dans plusieurs des cas invoqués il est permis de ne pas suivre totalement le maître, en n’excluant pas une répercussion, mais que dans d’autres cas la fusion des deux notes à l’unisson ne semble pas contestable.

Examen de la thèse de Dom Cardine

om Cardine présente six exemples, dits "arguments", tendant à démentir la fusion des notes à l’unisson des pressus en un unique son de valeur double, c’est-à-dire la thèse de Dom Mocquereau - dont il donne les références (SG, Note 35, p.151). "Quelques cas, entre bien d’autres", dit-il. Mais il évite de reprendre tout simplement les exemples ayant servi aux "équivalences" de Dom Mocquereau, pour les critiquer. Il en choisit d’autres, qui présentent presque toujours des particularités compliquant la discussion. Nous devons citer en entier les plus significatifs.


A- 1er argument :
 
 
Il s’agit d’une formule cadentielle bien connue dont les notes sont partagées sur deux syllabes (inestimabi-le) dans le Gr. "Locus iste", alors que, dans la Com. « Honora », les deux syllabes, comportant deux voyelles de même son (primiti-is), permettent une distribution différente des notes. Tandis que E conserve dans les deux cas la même graphie, G et L groupent, dans l’ex. 282, la note antépénultième aux deux suivantes, en un pressus major. Ou bien le rythme de la formule est ainsi déformé, ou bien alors, il y a répercussion des deux notes à l’unisson du pressus et, en ce cas, les deux graphies sont équivalentes.
Discussion.- Le pressus à cheval sur deux syllabes successives n’a jamais été envisagé par Dom Mocquereau, qui aurait été certainement embarrassé par un tel exemple manuscrit. Le pressus major, neume véritable, ne peut en principe orner qu’une syllabe unique. Ici le cas est spécial en ce que les deux syllabes ont le même son i, mais cela ne peut autoriser à enfreindre la règle générale des neumes spécialisés par syllabe de texte. En apparence le raisonnement de D. C. est donc imparable. En réalité il faut faire intervenir ici le caractère ornemental de l’oriscus, qui en principe doit être tremblé ou tout au moins modulé vocalement d’une manière ou d’une autre, caractère qu’ignorent Dom Cardine et Dom Mocquereau. Dans les deux exemples L et G de 282, l’oriscus deuxième note des pressus major notés suffit par son tremblement à assurer la distinction syllabique, sans nécessité de répercussion à proprement parler. Si le chantre responsable de cet exemple avait ajouté au tremblement une répercussion audible, il aurait été noté vraisemblablement non par un pressus major, mais par un groupe virga-pressus minor, où la répercussion est normale.
On peut incidemment considérer que cet exemple 282 fournit une preuve indirecte du caractère ornemental de l’oriscus, dans les pressus tout au moins.
   
B-
Nous passerons rapidement sur les deuxième, troisième, et quatrième arguments, qui s’appuient encore sur des exemples de deux syllabes successives de même son, où un pressus major vient unir vocalement ces deux syllabes. Le tremblement de l’oriscus est très probablement, là aussi, la justification de cet emploi anormal du pressus. Dans l’exemple 285 du quatrième argument, on voit apparaître dans le manuscrit E un pressus minor sur la dernière syllabe, qui autorise à l’évidence une répercussion. Au contraire avec le pressus major employé par B, c’est le tremblement de l’oriscus qui seul distingue vocalement les deux syllabes, tout en maintenant leur liaison étroite. Et Dom Cardine ajoute ensuite : si l’on répercutait les notes à l’unisson, tous chantaient de façon identique. C’est l’invariance orale dans toute sa naïveté, car dans cette remarque l’auteur veut dire que "tous devaient chanter de façon identique, donc que le pressus major devait toujours être répercuté". En vertu de quelle loi supérieure tous les chantres auraient-ils dû chanter exactement toujours pareil, à travers le temps et l’espace ?

5ème argument :
Nous aussi, sans toujours y prendre garde, nous faisons bien souvent une répercussion là où les manuscrits écrivent un pressus. Par ailleurs, ceux-là mêmes qui, en raison de leur théorie, défendent l’exécution en un seul son de valeur double des notes à l’unisson des pressus, pratiquent souvent la répercussion. Reprenons deux exemples déjà cités :
 
  Nous avons vu (précédemment) que les épisèmes ajoutés aux clivis dans les éditions rythmiques n’ont pas de raison d’être. Mais, même s’il n’y en avait pas, la première note de ces clivis recevrait, selon l’usage commun, une répercussion destinée à maintenir le rythme.
Le même fait se produit dans cette formule des Graduels du 2e mode :
 
 
Là aussi, l’épisème des éditions rythmiques ne correspond pas aux signes paléographiques. Si l’on pratique aujourd’hui la répercussion entre la distropha et le dernier pressus minor, pourquoi ne pas la faire également avant, entre le climacus et le pressus minor, ainsi que sur le pressus major ?
Discussion : Il n’est pas niable que dans l’exemple 286 les épisèmes d’allongement de l’édition rythmique coiffant les pressus minor sont en contradiction avec le manuscrit qui use du sigle c (celeriter) sur ces pressus minor. On peut supposer que les rédacteurs de la Vaticane ont voulu indiquer une répercussion, conséquence constatée par Dom Cardine. Où est alors le problème ?
Dans le deuxième exemple, rien n’empêche le chantre averti (grâce au G. Triplex par exemple), de répercuter les deux pressus minor. En revanche, le pressus major, unité de trois notes, ne peut sans dommage être décomposé par une répercussion comme le recommande Dom Cardine.
Là encore c’est le tremblement de l’oriscus en usage constant autrefois qui donne la clé de ces différences de notation. Ainsi, en l’absence de tremblement par le chantre, le notateur aurait indiqué de simples clivis au lieu de pressus minor. Et si dans l’exemple 287 les notes du pressus major avaient été répercutées, sans tremblement, le notateur aurait là encore usé d’un groupe virga-clivis, de préférence au pressus.
   
C- 6ème argument :
Nombreux sont ceux qui voient une preuve solide de la fusion des notes à l’unisson du pressus dans le (conjungere : unir) qui, parfois, se trouve sur le pressus. Le cas suivant permet d’estimer à sa juste valeur cette indication :
 
 
On reconnaît une formule –type des Graduels du 2e mode. Dans le premier cas, la mélodie est distribuée sur deux syllabes, comme toujours dans cette formule. Une fois, cependant, la seconde syllabe manquant, toutes les notes sont groupées sur une seule syllabe (ex. 290). Selon la théorie habituellement reçue, les deux notes à l’unisson ne forment alors qu’un seul son, ce qui, on le voit, altère la structure rythmique de la formule. Il est, enfin, un autre cas (ex. 289) où, à cause de la crase (su-um), C écrit un pressus minor et y ajoute (les deux syllabes sont écrites au passage d’une ligne à l’autre). Bien que, dans les autres cas, ce soit, pour certains, une preuve solide de la fusion des notes à l’unisson, les mêmes préfèrent ici négliger cette indication et chantent deux notes bien distinctes, c’est-à-dire répercutée (36).

Discussion : Décidément Dom Cardine affectionne particulièrement les cas inusités, notamment ceux où deux syllabes sont remplacées par une seule (ex. 290), ou encore par deux syllabes assonantes (ex. 289). Ce motif mélodique est bien connu des chanteurs de grégorien, et comme le prévoit Dom Cardine, ils distingueront d’instinct les deux notes parce qu’ils garderont le rythme auquel ils sont habitués. Mais ils ne feront là qu’une exception justifiée à la règle de fusion habituelle. On ne voit pas ce que cela prouve contre cette règle.
Quant à la contestation de la valeur du sigle pour la fusion des notes à l’unisson des pressus, il suffit de se reporter aux deux pages que Dom Mocquereau a consacrées à ce sujet, et aux nombreux exemples qu’il invoque, tous très convaincants (N.M.I. 419-420, p. 321-322). En particulier il cite Hartker (Fig. 308), où l’on rencontre plus de quatorze fois le même trait mélodique, et où le sigle fusionne soit une apposition torculus-pressus minor, soit les deux notes à l’unisson d’un groupe torculus-clivis. La critique de Dom Cardine sur ce point apparaît là encore bien légère sinon sans objet.
   
D-
Note (36) (SG p. 151) :
La note (36) donnée en fin du volume de la Sémiologie est comme un appendice rajouté par Dom Cardine à son paragraphe sur la répercussion des notes à l’unisson des pressus. Elle est remarquable à plusieurs égards et mérite d’être citée entièrement :

36. Un des arguments de D. Mocquereau en faveur de l’interprétation du pressus par un son unique de deux temps, s’appuie sur le fait que la même formule peut se présenter dans les manuscrits avec deux graphies différentes. En voici un cas :
 
 
Comment expliquer que les deux groupes, mélodiquement identiques, aient 5 notes dans le premier et troisième cas et 6 dans le deuxième cas (qui, chronologiquement aussi fut écrit le deuxième, comme le montre le numéro des pages) ? Et cela, non seulement dans tous les manuscrits sangalliens, mais aussi dans L et un peu partout dans la tradition manuscrite.
Il nous faut admettre que le copiste de l’archétype a écrit de façon différente ces trois exemples d’une même formule et que la majorité des copistes a ensuite reproduit matériellement la notation originale. Mais ceci n’est pas un véritable argument en faveur de la fusion des deux notes à l’unisson, car lorsqu’une note est élargie et solide, comme ici le RE (avant-dernière note des deux premiers groupes), les chanteurs, habitués à pratiquer des répercussions, répètent facilement – et sans même toujours s’en apercevoir – cette note, dont ils expriment mieux ainsi l’importance. L’expérience le prouve clairement.


Discussion. On s’attend à trouver dans cette cette critique un des exemples choisis par Dom Mocquereau. Mais non, Dom Cardine préfère prendre un cas encore très particulier, non considéré par Dom Mocquereau, où une différence de mélodie apparaît dans les notations des manuscrits pour des graphies de la Vaticane identiques. Selon Dom Cardine ces particularités sont reproduites dans tous les manuscrits concernés, y compris celui de Laon. Pour un esprit sans complication, cela pourrait tout simplement signifier que les chantres chantaient différemment les passages notés différemment. D’ailleurs l’ensemble des incises mélodiques évoquées dans les cas 510 et 511 varie notablement d’un cas à l’autre (dans le 510 syllabes tu-o précédant mille chantées sur un punctum + podatus, comme di-es dans le cas 512, alors que dans 511 on trouve une récitation sur Fa avant le passage noté, enfin cadences différentes). Le rythme manuscrit des cas 510-512 d’une part, et 511 d’autre part, est profondément différent : les deux derniers punctums très allongés des climacus font place à un punctum bref suivi d’une clivis légère. C’est la Vaticane qui n’aurait pas respecté les détails manuscrits : dans les premier et troisième exemples, les Ré et Do de fin de climacus auraient pu être notés par deux épisèmes, voire par des points mora, au lieu de copier partout la disposition du deuxième exemple où l’on a une clivis apposée au climacus ce qui donne deux temps sur le Ré, formant pressus selon Dom Mocquereau. Cet exemple est à rapprocher de la première équivalence de Dom Mocquereau (examinée ci-dessus) où une clivis à première note épisémée se transforme dans d’autres manuscrits en pressus, qui doublent la première note de la clivis.
Dom Cardine imagine à la fin de son commentaire que le Ré fortement épisémé des premier et troisième exemples, qu’il qualifie de "solide", pourrait être répercuté spontanément par des chanteurs habitués aux répercussions, pour en "mieux exprimer l’importance". C’est là une proposition proprement stupéfiante ! Elle reviendrait à redoubler une note simplement épisémée. Il est évident que si les anciens chantres avaient fait cette répercussion, le notateur aurait adopté spontanément la graphie du deuxième exemple. Ici Dom Cardine divague littéralement !

Conclusion

l faut conclure. Nous avons constaté que Dom Cardine et Dom Mocquereau font l’un et l’autre un usage exagéré du principe d’invariance orale pour appuyer leurs propositions, qui tendent à des conclusions en apparence opposées. A y regarder de près, cependant, leurs positions ne sont pas exactement symétriques. Dom Mocquereau admet en postulat que le pressus major, comme tout neume véritable, ne peut orner qu’une seule syllabe et que les notes qui le composent sont étroitement liées. Une répercussion interne du pressus est donc pour lui strictement inconcevable. Cette position de départ ne paraît pas contestable, car elle est parfaitement conforme à toute la tradition grégorienne (voir par exemple Dom Pothier). Ceci admis une fois pour toutes, Dom Mocquereau présente des exemples de notations manuscrites différentes, de motifs mélodiquement identiques, et en conclut en particulier que des appositions de neumes à l’unisson sont équivalentes à des pressus. Le cas de la « cinquième équivalence» est à cet égard très convaincant (intonations des antiennes O). Cependant dans certains autres cas une répercussion des neumes apposés pourrait se justifier, selon le contexte mélodique local.


Pour Dom Cardine, au contraire, non seulement la cohésion interne du pressus n’est pas intangible, mais il recommande de toujours répercuter la deuxième note des pressus, même des vrais pressus major des manuscrits. Bien entendu, lorsqu’il s’agit de pressus par apposition, ou de pressus minor, cette répercussion reste licite, et sa possibilité n’a pas besoin d’être démontrée ; il suffit d’accepter que des chanteurs notés différemment aient pu chanter différemment, ce qui revient à rejeter l’invariance orale. Comme j’ai eu l’occasion de l’avancer, en acceptant l’invariance orale, on peut retourner les arguments de D. Cardine et les faire venir à l’appui des thèses de D. Mocquereau. Par exemple, dans les quatre premiers arguments de D. Cardine, on trouve des citations manuscrites montrant des pressus qui remplacent des appositions lorsque la possibilité en est offerte par une assonance des voyelles ou diphtongues à l’unisson de deux syllabes consécutives. Si l’on emploie là un pressus c’est évidemment pour mieux lier les sons, et l’invariance orale permettrait de prétendre à l’équivalence des appositions avec le pressus, thèse de Dom Mocquereau. A ce propos il faut remarquer la tendance curieuse de D. Cardine à multiplier les répercussions (des bivirgas en particulier), au point que l’on pourrait évoquer chez cet auteur une véritable "manie de la répercussion". Comme la mélodie grégorienne a tout de même ses exigences propres qui demandent un minimum de points d’appui rythmiques, de trop fréquentes répercussions altèrent le rythme, et provoquent souvent des syncopes inadmissibles.
En pensant aux chanteurs actuels de grégorien, qui la plupart du temps n’ont pas étudié la sémiologie et ne disposent que du 800 ou du graduel, la présente étude apparaîtra sans doute superflue et sans intérêt pratique, car ils n’ont aucun moyen simple d’identifier dans leur livre les différents cas de pressus. C’est pourquoi une règle systématique est pour eux très pratique, toujours fusionner avec D. Mocquereau, ou toujours répercuter avec D. Cardine. La première solution a l’avantage de fournir de nombreux points d’appui rythmiques donnant plus de corps à l’expression. La seconde solution a l’inconvénient d’introduire dans le chant de fréquentes ruptures, dont la plupart sans justification, donc nuisibles au legato. La vérité me semble se situer à mi-chemin. C’est en chantant que le chanteur averti et formé au rythme selon Dom Gajard trouvera de lui-même les cas où une répercussion entre deux neumes apposés à l’unisson peut être bénéfique à l’expression générale. Il faut alors la réaliser avec délicatesse pour ne nuire en rien au rythme et au contraire mieux l’affirmer.




Pierre Billaud (mars 2004)