Réactions et Débat sur le Chant Grégorien


es pages précédentes sur le chant grégorien ont reçu quelque écho de divers visiteurs. En particulier la dernière "La nouvelle école de Solesmes" a suscité depuis sa parution un grand intérêt de la part de personnes attachées au chant grégorien et à la liturgie romaine.


L'une d'elles m'a adressé par message une lettre pleine d'intérêt, avec des précisions très positives sur l'abbaye de Solesmes, et une défense du rythme verbal-modal, élément majeur de la nouvelle doctrine d'interprétation à Solesmes.

Voici de larges extraits de ma réponse à cette lettre, extraits que je crois devoir publier en raison des précisions et des développements apportés.

Cher Monsieur,

Ce 14 mai je commence cette lettre en réponse à votre message du 20 avril dernier.

D'abord un grand merci pour la peine que vous avez prise en me faisant part dans le détail de vos réactions à mon article sur La nouvelle école de Solesmes. Mais je suis embarrassé par la quantité de choses que j'aurais à vous dire, et la façon de les présenter. Le mieux est peut-être de répondre d'abord à plusieurs points secondaires de votre lettre, et ensuite d'exposer mes vues sur les questions les plus intéressantes (les plus litigieuses).

Voici à peu près, et très résumé, mon cursus relatif au grégorien. Lorsqu'à la fin des années 60 la liturgie a été chamboulée, mon épouse attachée aux formes traditionnelles de la foi m'a entraîné dans des réunions patronnées par UNA VOCE visant à défendre le chant grégorien. (.....)

En 1969 et 1970, la chorale débutante d'Una Voce était confiée à Jean Pesneau (orthographe non garanti), ancien chef de chœur de la paroisse de St Augustin. C'était à l'évidence un fin musicien, en particulier pour les questions de rythme et d'expression. Mais ses méthodes n'étaient pas adaptées aux personnes de bonne volonté qui venaient aux séances, la plupart peu cultivées en chant. Il en résultait des situations pénibles, et des résultats très minces sinon nuls. Una Voce a donc dû se résoudre à chercher un autre chef, mais Jean Pesneau a continué ses répétitions avec un petit groupe de fidèles, ce qui m'a permis d'apprendre la rythmique de Solesmes, et surtout les recettes d'expression de J.P.

Les lieux de culte traditionnel accessibles à Paris et environs étaient rares, et il y aurait un livre à écrire sur les tribulations des catholiques traditionalistes d'Ile-de-France errant chaque dimanche d'une église ou d'une chapelle à l'autre, selon le dernier tuyau transmis de bouche à oreille.

Après quelque temps, les traditionalistes de la banlieue Sud purent bénéficier d'une messe tridentine desservie par un des professeurs du Collège Ste Marie, à Antony. Une chorale s'est alors formée, avec pour chef Jean Thibaut, comme moi élève de Pesneau. Je crois que J.T. a suivi par correspondance les cours de la Schola St Grégoire, à cette époque. La messe a migré en différents lieux, pour se fixer dans le sous-sol d'une villa particulière, jusqu'à il y a quelques années. Vers 1970 ou 1971 Jean Thibaut a pu nous obtenir des cours pendant un an à St Cloud, donnés par une religieuse élève de Dom Gajard, dont j'ai pu tirer un grand profit. Elle nous a appris en particulier comment tenir compte dans la juste mesure de l'accent tonique latin dans sa cohabitation avec les ictus voisins, et aussi les neumes décomposés (les coupures neumatiques de D.Cardine), l'architecture interprétative des pièces, les sentiments à rendre en fonction du texte.

Je suis par nature un autodidacte, peu attiré par des cours livresques (bien qu'aujourd'hui les facilités d'enregistrement sonore offrent des facilités appréciables), préférant toujours apprendre par la pratique, auprès de maîtres qualifiés. Beaucoup plus tard, j'ai fait la connaissance de l'abbé Portier, à l'occasion de journées grégoriennes à Flavigny organisées par l'abbé Coache le premier dimanche de l'Avent. L'abbé Portier avait eu la bonté de me remarquer et de me dire que je ne chantais pas mal. Depuis ce jour je suis resté en contact avec lui, par correspondance. J'ai continué à chanter dans notre paroisse, sous la direction de Jean Thibaut, puis du Colonel Butet, qui avait dirigé dès leur début les chorales traditionalistes de la Salle Wagram et de St Nicolas du temps de Mgr Ducaud-Bourget. Lorsque ce dernier nous quitta définitivement, c'est le jeune abbé Laguérie qui devint le curé de St Nicolas, selon le vœu de Mgr. Philippe Laguérie était musicien (flutiste, et sans doute un peu pianiste et organiste) et avait chanté avec nous en banlieue Sud avant d'aller au séminaire. Il a tenu à assumer lui-même la direction de la schola grégorienne de St-Nicolas, le Colonel Butet se chargeant de la direction des vêpres du dimanche. (.....) Depuis le départ de l'abbé Laguérie de St-Nicolas, la schola est dirigée par un jeune chef dont le style semble acceptable (.....).

Je reprends maintenant les différents points de votre lettre, dans l'ordre, passant sur tous ceux, et ils sont heureusement nombreux, où je suis en total accord avec vous.

"vous avez quelques griefs contre la réforme liturgique de 1969" , cette litote est-elle ironique ? Vous dites : " je suis moi-même plutôt traditionaliste, pourvu qu'il y ait du grégorien… ". Vous semblez beaucoup plus jeune que moi, et vous aurez le temps de réfléchir à la délicate question de la messe, et de vous informer sérieusement sur ce sujet. C'est votre problème et je ne chercherai pas à vous endoctriner. (.....)

Je ne me souviens pas avoir prétendu " que les enregistrements (de Dom Gajard) sont le fruit direct de la méthode et rien que de la méthode ". Au contraire je sais bien qu'à côté des règles élémentaires, l'interprétation doit s'enrichir d'une quantité d'autres éléments, comme toujours en musique. Le livre de Dom Gajard insiste clairement là-dessus, ainsi que vous le faites remarquer plus loin dans votre lettre. Je reviendrai sur la question du comptage et du rythme en général dans une section particulière spécialement développée.

Je vous trouve un peu élitiste lorsque vous critiquez le fait qu'on ait voulu permettre aux fidèles de participer aux chants de l'ordinaire. C'est vrai qu'en général, ou très souvent, la foule fait preuve d'un manque cruel de goût et de nuances, accumulant les fautes de rythme. Mais St Ambroise ne faisait-il pas chanter à ses ouailles certaines hymnes de sa composition ? Pour ma part je trouve émouvante la joie manifeste des vendéens de la Roche-sur-Yon, quand ils chantent à pleins poumons le Gloria, le Lucis Creator, le Vexilla Regis, par exemple. Quant aux Kyrie les plus beaux, c'est autre chose et vos critiques ne sont pas sans fondement.

Je n'ai pas lu les ouvrages de Dom Mocquereau. J'ai parcouru la Sémiologie, allant " à la pêche " à propos de certains sujets particulièrement litigieux comme le salicus ou le pressus. La Sémiologie est effrayante par sa complexité, et il ne m'est pas venu à l'idée de me plonger sérieusement dans ce genre de recherche, digne d'une vocation à temps plein. Je reviendrai en détail sur mes impressions et les conclusions que j'en tire.

Au sujet des pressus, c'est dans le 800 que j'ai relevé avec certitude plusieurs cas de notes à la même hauteur, fin de pes et début de clivis par exemple, avec un épisème vertical sur la deuxième note, qui me semblent rentrer dans les recommandations de D.Cardine. Vérification faite il s'agit de rencontres fin de salicus-début de climacus qui ne sont pas notées pressus dans le Triplex. Dans le 800 de telles rencontres, assez fréquentes, sont indiscernables de vrais pressus, à part l'épisème, d'où ma méprise. Sur les cas d'épisèmes horizontaux sur la deuxième note j'ai dû faire erreur, en prenant étourdiment pour des pressus des unissons relevant de syllabes différentes (cas fréquents).

Vous semblez très au fait des activités de Solesmes, et je regrette d'autant de ne pas vous avoir rencontré avant la parution de mon papier. Conscient de la nature polémique de certaines conclusions, désirant éviter tout jugement téméraire, j'ai cherché à me renseigner sur Solesmes, et si possible, sur les dessous des rivalités internes éventuelles. Après plusieurs tentatives infructueuses, j'ai soumis mon texte en projet à un correspondant qualifié, qui à ma grande surprise, l'a approuvé sans restriction. Mais naturellement j'en assume seul la responsabilité. Si j'avais pu connaître votre avis préalablement, je n'aurais certainement pas rédigé exactement le même texte. Peu après la sortie du papier, le hasard m'a fait connaître le disque dirigé par Dom Gagné, et un livre de Maurice Tillie Le chant grégorien redécouvert, sur lequel je reviendrai. Ces deux témoignages n'ont pas du tout infirmé mes précédents jugements, au contraire sur certains points.

Je dois revenir à Dom Cardine et sa Sémiologie. Vous semblez considérer cet ouvrage comme inattaquable. Certes le travail est énorme, digne de la plus grande admiration. Mais tout de même ! Au sujet du quilisma par exemple, D.C. ne dit mot de la tradition en la matière qui veut que ce signe corresponde à une émission tremblée (Cf Dom Pothier Les mélodies grégoriennes, où il invoque deux auteurs anciens de référence), prétendant qu'il dérive d'un point d'interrogation ibérique ! Que pourrait bien venir faire une nuance interrogative au milieu d'un mélisme avec quilismas ? Ce n'est pas sérieux ! Quant au salicus il ne semble pas avoir vu la contradiction d'un oriscus médian exprimant une nuance de liaison (thèse parfaitement conforme à celle de Dom Pothier), avec le rôle attribué au même oriscus isolé dans le chapitre précédent à savoir l'indication d'une note suivante plus basse. A ce sujet on peut légitimement se demander s'il s'agit bien du même signe sémantique, puisque le dessin en est assez différent (dans le salicus l' "oriscus" a perdu sa queue). Dom Cardine rejette délibérément l'interprétation Gajardienne du salicus, avec appui prononcé sur la note médiane, dans certains cas avec raison semble-t-il. Mais si l'on admet que l'oriscus doit introduire une nuance de liaison, de tension, encore faudrait-il dire comment la voix doit s'y prendre. Ni Dom Mocquereau ni Dom Gajard, qui connaissaient parfaitement les graphies manuscrites des salicus n'ont pu agir par fantaisie, et il m'apparaît évident qu'ils n'ont rien trouvé d'autre que cette pratique de l'ictus médian appuyé pour rendre la tension voulue par les manuscrits. A ce sujet d'ailleurs il convient de remarquer que la pratique en question, enseignée autrefois à Solesmes et soigneusement transmise par les chefs de chœur disciples de Dom Gajard, ne figure pas du tout dans les instructions du 800. En province, les chorales grégoriennes que j'ai entendues ignorent cette règle, et n'appuient jamais sur la note médiane, l'ictus devenant implicite.

Je reprends cette lettre ce 19 mai, malgré un emploi du temps difficile (.....). Pendant ces quelques jours j'ai révisé la sémiologie, de plus en plus perplexe et de moins en moins convaincu de la possibilité d'en tirer des leçons pratiques complètes et cohérentes. Il y a trop d'idées, trop d'hypothèses non liées entre elles, et encore beaucoup de points d'interrogation. Par dessus tout je ne comprends pas la nécessité de ces innombrables détails de rythme, si le chant orné est destiné principalement à des solistes virtuoses, car dans ce cas ces artistes n'ont nul besoin qu'on leur mâche l'interprétation dans un pareil détail, à partir du moment où ils savent par cœur les séquences mélodiques et disposent du texte écrit. Ces détails relèvent tous de l'art du chant, étant admis que le chantre cherchera en priorité à rendre fidèlement le sens du texte. C'est comme si l'on devait annoter un texte littéraire à déclamer (au théâtre par exemple), de toutes les nuances d'élocution nécessaires à l'intelligence du texte et à l'expression des sentiments. Ce serait ridicule, et inutile, car chaque interprète trouvera tout seul ses propres nuances, comme c'est son droit et son devoir. Il faudrait donc admettre, contrairement à l'opinion de D.Cardine (que vous semblez partager), que les chants les plus ornés pouvaient être chantés, au moins assez couramment, par des chorales assez nombreuses. L'abondance des précisions rythmiques reflèterait alors le style (et peut-être les manies, les tocades) des chefs du moment, en omettant tout ce qui était évident pour eux, et qui est pour nous l'essentiel. J'en arrive à penser que la recherche de " la parfaite authenticité " est totalement vaine, d'autant qu'en 1999, notre culture, notre environnement, nos modes de vie, etc, n'ont que peu de points communs avec la situation de nos lointains collègues monastiques. Ma conclusion sera simple : notre devoir est de susciter une liturgie grégorienne actuelle en fonction des impératifs très simples suivants :
a.
respecter les mélodies telles qu'elles nous sont parvenues (en corrigeant la vaticane des quelques erreurs certaines repérées par D. Cardine).
b.
garder le rythme libre binaire-ternaire recommandé par Don Mocquereau et mis en pratique par Dom Gajard, parce qu'il correspond à notre culture, et qu'il peut s'adapter de façon excellente au chant liturgique.
c.
dans la mesure compatible avec les deux impératifs précédents, tenir compte des enseignements principaux tirés de la relecture attentive des manuscrits, en particulier ceux de la Sémiologie de Dom Cardine.

A titre d'exemple, je reviendrai en détail sur un cas particulier, celui du salicus (voir Annexe A, in fine).

Je reprends ma lettre le 22 mai, en enchaînant sur Dom Cardine, dont vous dîtes qu'il répugnait à la synthèse. Il a tout de même produit un cours de chant, qui, on peut le supposer, rassemble ses conceptions et découle des résultats de ses recherches. Mais je ne puis que m'étonner de l'assurance qu'il affiche quand il écrit (Vue d'ensemble) : "l'exécutant n'a rien d'autre à faire qu'à suivre pas à pas les neumes : ils le guideront comme par la main". On pourrait ironiser sur le résultat plutôt discutable des nouveaux enregistrements.

Vous parlez de " degré modal fort " à propos des pressus. Attention ! C'est là une manie favorite de Dom Bescond de tout baser sur le mode, à l'encontre de l'expérience la plus évidente et la plus courante. Cela dit il arrive assez souvent que la tonique apparaisse comme note principale dans le corps de la pièce, mais également fréquemment comme note de passage. Autrement dit, le degré modal (essentiellement la finale) n'a dans le corps de la pièce aucun privilège automatique. C'est la mélodie seule qui décide de la hiérarchie des notes, sans règle générale systématique. Et il y a forcément des cas peu évidents pouvant prêter à discussion (voir plus loin quelques remarques supplémentaires sur le mode).

Je suis heureux d'apprendre qu'on continue à travailler à Solesmes à la révision des missels et autres ouvrages liturgiques, en espérant qu'ils répondront à mes conceptions.

A l'écoute des disques de D. Claire vous ne semblez pas ressentir de platitude. Evidemment mon jugement est personnel et relatif, la norme étant pour moi D. Gajard. Mais demandez autour de vous l'avis d'autres amateurs de grégorien chevronnés, si vous en connaissez. Le critique musical Hervé Pennven a émis la même opinion dans plusieurs de ses chroniques discographiques, tout à fait indépendamment. Les disques de la Chorale Grégorienne de Paris, dont le style semble s'être aligné sur la doctrine Jeanneteau-Cardine, donnent la même impression de monotonie.

J'ai écouté le disque Epiphanie-Présentation dirigé par Dom Gagné. Net progrès en mouvement et expression, rappelant en partie le style Gajard. Mais des détails me gênent, comme ces allongements marqués juste avant un début de neume à l'évidence ictique ou une finale longue. Ces quasi-syncopes ne me semblent pas nécessaires, et nuisent à la fluidité souhaitable. On en trouve par exemple de nombreux cas dans l'alleluia Senex puerum portebat. Dès le jubilus le rythme se trouve brisé au moins quatre fois par ces allongements malencontreux. On retrouve cette sorte de "coquetterie" dans le Victimae paschali laudes du disque de Pâques de Dom Claire, mais il s'agit alors d'allongements de syllabes pénultièmes portant l'accent tonique. Les groupes profanes massacreurs de grégorien sont très friants de cette figure de style et en abusent lourdement.

Je ne tiens pas à m'étendre sur Dom Bescond et ses conceptions. Bien loin d'être un maître, il s'est saisi des travaux de Dom Cardine et du Chanoine Jeanneteau, qu'il interprète sans doute faussement, pour attaquer Dom Mocquereau. L'erreur intellectuelle énorme qu'il commet en adoptant les thèses indianistes de Daniélou suffit à le condamner en tant que maître à penser.

Vous croyez que le mode a un rôle dans le rythme. C'est aussi l'avis de D.Bescond. Vous ne pouvez plaquer sur le grégorien des notions modernes comme celle que vous invoquez en harmonie. Plus je considère le phénomène miraculeux du chant grégorien, moins j'y trouve de règles générales et impératives. C'est un foisonnement d'idées musicales inépuisable, seulement adapté à l'oreille humaine, c'est-à-dire basé sur l'échelle la plus naturelle, la diatonique. Ces mélodies sont donc conçues très librement sur l'échelle diatonique, s'arrangeant au mieux pour embellir les prières textuelles. Cependant, pour signifier quelque chose, la séquence de notes doit obéir à la logique mélodique universelle qui veut que les groupes successifs soient liés entre eux par une sémantique purement musicale, qui vient naturellement aux compositeurs doués, et qu'il est impossible d'enseigner. Dans le grégorien on retrouve aisément ici ou là des passages de mélodie interrogatifs, ou affirmatifs, conclusifs, suspensifs, etc… (comme plus tard l'harmonie en produira par d'autres moyens). Et les liens sémantiques musicaux concourant à ces expressions reposeront en général sur un ensemble de notes clés, et d'intervalles privilégiés, qui constitueront le mode de la pièce ou de la partie de pièce. Les chansons populaires, même très modernes, obéissent à ces mêmes règles générales, et les grands succès correspondent à des réussites particulières de cette même logique mélodique, quand elle est éclatante. On a très peu de données historiques sûres sur les modes tels que pouvaient les concevoir les grégorianistes médiévaux. Je crois que par manie de classification, on a voulu absolument ranger les pièces grégoriennes en catégories. Même Henri Charlier n'y croit guère : "nous croyons inutile de donner la classification habituelle des modes grégoriens, car elle ne correspond à peu près rien : ni à l'origine historique de ces modes, ni à un ordre musical véritable (André Charlier et Henri Charlier Le chant grégorien p107). Comme Dom Cardine, je crois que le mode d'une mélodie résulte de l'échelle affectée aux notes principales. Le mode peut alors être passager, ou circonstanciel, rarement valable pour toute une pièce. Mais ceci peut se produire aussi. Je suis donc convaincu que l'on ne peut sans risquer de s'égarer s'appuyer sur un mode déterminé pour rythmer une pièce. Cependant je suis inconditionnellement pour la liberté de la recherche et je ne peux que vous encourager à poursuivre vos réflexions et investigations, malgré mon scepticisme. Mais je ne saurais trop vous recommander de vous défier de l'esprit de système. A la moindre difficulté, ne passez pas outre mais reconsidérez au besoin vos thèses et hypothèses, c'est la seule façon de progresser dans la vérité.

Sur la question du rythme, je suis bien obligé de constater, ne serait-ce qu'à l'écoute des disques "nouveau style", que le rythme binaire-ternaire est, sinon totalement répudié, du moins fortement édulcoré. C'est là je crois l'erreur fondamentale des novateurs. Un discours, qu'il soit musical ou verbal, ne peut se passer d'une ossature temporelle, apparente et manifeste, sinon on n'a qu'une succession de signes mal reliés entre eux, peu intelligible. Je suis donc absolument persuadé que les chantres médiévaux respectaient cette loi, sans se croire obligés de la refléter matériellement tellement elle était naturelle. Ils se sont alors attachés à reporter tout ce qui n'était pas évident, donc des détails ne remettant pas en cause le mouvement instinctif de l'ensemble mélodie-texte. En voulant tirer des notations neumatiques des éléments rythmiques impératifs, on se trompe de problème. Au siècle dernier, lors de la restauration du chant grégorien il est apparu nécessaire d'ajouter des signes nouveaux (épisèmes verticaux, points mora), pourquoi ? Parce qu'après le moyen-âge est apparue une musique nouvelle, mesurée, envahissant tous les domaines musicaux, la chanson populaire comme la grande musique. Pour apprendre le grégorien au public (et aux moines), il fallait d'abord les déshabituer des mesures à 2, 3, et 4 temps, d'où la méthode du comptage, procédé pédagogique élémentaire, sans plus.

Je n'ai jamais entendu parler de Dom Sablayrolles, et je vous serais obligé, si ce n'est pas trop long, de me transmettre ses textes significatifs sur ce sujet du rythme au moyen âge.

A propos des compositeurs grégoriens il y aurait un grand mystère à éclaircir. Comment faisaient-ils pour conserver leurs compositions sans erreur mélodique, et les diffuser ensuite ? Tout le monde semble admettre qu'ils imaginaient les mélodies, les gardaient en mémoire, puis les faisaient apprendre à leurs collègues chantres. Cela me semble complètement invraisemblable. Certaines pièces anciennes sont d'une telle richesse, d'une telle perfection mélodique, d'une telle originalité, qu'elles ne peuvent résulter que d'un travail de mise au point progressive, s'appuyant inévitablement sur une écriture, à la table. Comme les neumes ne donnent pas les hauteurs précises, les compositeurs devaient probablement utiliser une échelle alphabétique, telle que celle du manuscrit de Montpellier, car c'est ainsi qu'on notait la musique depuis les grecs. Mais on n'a jamais retrouvé de manuscrit de ces compositeurs.

Je n'ai pas les références que vous citez dans votre défense du rythme verbal et ne puis apprécier entièrement vos observations détaillées, qui semblent très intéressantes, sur ce système. Je réserve pour une autre occasion la réponse à tout ce passage. A propos des ictus, et du terme "accent rythmique" que j'utilise volontiers, voir Annexe B.

Cependant s'il est vrai que le mot ictus (en français accès) n'est pas heureux, les instructions du 800 et les écrits de Dom Gajard sont très explicites sur le sens pratique à donner à ce terme, et excluent clairement toute idée de frappe.

(.....) Je n'ai jamais attribué un style triomphaliste à Dom Gajard, au contraire. C'est en essayant d'imaginer les raisons qui ont pu guider les réformateurs opposés à son style, que j'ai pensé à cet aspect. De même le mot " panache " m'est venu naturellement à l'esprit pour traduire l'idée d'élégance dans la réussite, tout simplement. Même si Dom Gajard ne l'a pas du tout cherché, c'est le résultat qui ressort de ses interprétations.

J'arrête là cette longue lettre, très décousue j'en ai peur. Je souhaite vivement continuer avec vous cet échange enrichissant. J'ai eu d'autres échos pour mon article "La nouvelle école…" de la part d'amateurs de grégorien en rapport avec la Schola St Grégoire, alertés indirectement par vous je suppose. Je ne me plains pas de cette agitation qui me permet de faire connaissance avec des personnes intéressantes. Internet n'est-il pas fait pour ça ? (.....)

En espérant vous avoir intéressé, j'attends votre réaction impatiemment.

Bien à vous, sincèrement.

P. Billaud       23.05.99

Annexe A

Le salicus

om Cardine consacre un long chapitre à ce neume. Sa conclusion systématique est que la note principale du neume est la dernière, contrairement aux éditions rythmiques (de D. Mocquereau) qui affectent toujours d'un épisème ictique la seconde note. Pour justifier cela il invoque page 103 (exemples 333-337) le contexte mélodique, avec ses degrés principaux et les autres, de passage, qui prouve selon lui qu'il est contraire à la logique de renforcer la seconde note alors que la troisième s'impose par son importance mélodique. Ce recours au contexte mélodique me touche particulièrement, mais son raisonnement reste très discutable. En effet dans les cinq exemples invoqués la note La partage avec Do, puis en fin de cadence Mi, le rôle principal. Dans les deux derniers (336 et 337), le La cède la préséance à Do, et Sol, préparant l'élan vers Do pourrait légitimement fournir des points d'appui ictiques. En revanche l'épisème manuscrit sur le La du salicus (ou dans L la lettre t) pourrait justifier d'allonger ce La, mais dans ce cas, il faudrait carrément en doubler la durée (point mora) de manière à éviter une syncope avec le Do suivant qui, étant corde mélodique à cet endroit, mérite aussi d'être appuyée. Ces exemples montrent opportunément qu'au-delà des détails scripturaires c'est la fidélité au texte et à la mélodie, et la recherche d'une cohérence discursive harmonieuse, qui devraient en définitive guider la répartition des levés-posés.

En outre, toujours à propos de ces cinq exemples, D. Cardine n'a pas jugé bon, comme un chercheur consciencieux aurait dû le faire, de chercher dans le répertoire d'autres exemples contraires, où la seconde note du salicus est aussi note principale mélodique, et il n'en manque pas ! J'ai borné mes recherches aux messes récemment enregistrées à Solesmes sous la direction de Dom Gagné, l'Epiphanie et la Présentation. Première remarque, les huit salicus trouvés sont transcrits dans le Graduale Triplex par Laon comme des scandicus légers, alors que St-Gall conserve la graphie traditionnelle, virga ou punctum, note intermédiaire dite oriscus, virga parfois épisémée. De ces huit salicus Dom Gagné n'en distingue qu'un seul, dont il allonge considérablement la dernière virga. Tous les autres sont traités en scandicus légers, sans relief perceptible évident.

Examinons le contexte mélodique des divers cas.

a) Introït Ecce advenit (800 p 459, Triplex p 58), 2e ton ().
La dernière phrase présente un salicus sur le second et :
Et potestas, et imperium.
La mélodie est basée d'abord sur la corde Fa (également teneur du psaume), et (tonique). Après le salicus Ré-Fa-Sol vient la cadence qui descend du Sol au avec plusieurs appuis sur Mi note de préparation à la finale. A l'évidence le Fa du salicus peut légitimement être appuyé (style D. Mocquereau), d'autant que le Sol suivant n'est pas épisémé par St Gall.

b) Alleluia Vidimus (800 p 460, Triplex p 58), 2e ton ().
Le salicus apparaît à et venimus, encore sur Ré-Fa-Sol, et St Gall ajoute un épisème sur la virga terminale (Sol). Il est donc tout à fait justifié de déplacer l'ictus du salicus du Fa au Sol (selon D. Cardine), ce qui conduit à un rythme binaire-ternaire sans problème, avec un pressus sur Sol bien affirmé au milieu de la syllabe ni.

c) Communion Vidimus (800 p 462, Triplex p 59), 4e ton (Mi).
1)
Le premier salicus Mi-Fa-Sol apparaît au début sur Vidimus. Le Sol est nettement l'une des notes principales durant toute la première phrase, et par conséquent il serait justifié de déplacer l'ictus de Fa à Sol (D. Cardine).
2)
Le second salicus Fa-Sol-La, sur Oriente, pour la même raison, doit être appuyé sur Sol (D. Mocquereau).
Avec ces choix, l'ensemble de cette phrase se rythme en binaire-ternaire sans aucune difficulté.

d) Introït Suscepimus (800 p 1361, Triplex p 543), 1er ton ().
Le salicus Fa-Sol-La concerne la syllabe fi de in fines. Les seules cordes mélodiques sûres sont Ut aigu et Fa, puis (finale), il n'y a aucune raison évidente de privilégier le La du salicus (on garde le rythme de D. Mocquereau).

e) Graduel Suscepimus (800 p 1362-1363, Triplex p 360-361), 5e ton (Fa).
1)
Premier salicus Fa-Sol-La sur in fines. Ni Sol ni La ne s'imposent à l'évidence comme cordes mélodiques. Sol domine au départ de cette fin de phrase, notamment à la base d'un groupe quilismatique sur la syllabe suivante, puis devient dans la cadence de fin de phrase une note de préparation insistante à la chute sur le Fa final. Dans le salicus l'appui sur Sol (D. Mocquereau) semble donc acceptable et naturel. Si l'on voulait avantager le La comme le recommande D. Cardine, on aurait une syncope avec la première note du pes de nes, à moins de dérythmer ce groupe. Un appui sur La ne pourrait se faire harmonieusement qu'en le doublant par un point mora, bien que le manucrit ne comporte aucun épisème sur cette virga.
2)
Le deuxième salicus Mi-Sol-La sur terrae est au milieu du long mélisme cadentiel où le Sol revient plusieurs fois en préparation de la chute sur Fa. L'ictus sur le Sol doit logiquement être maintenu, le La restant note de passage. Constatation inattendue, Dom Gagné prolonge considérablement ce La, comme un suspens avant la fin de cadence, sans que la virga du Triplex soit même épisémée.
3)
Le troisième salicus La-Do-Ré, est sur la première syllabe du mot ita. Incontestablement dans ce passage la corde dominante est Do, justifiant pleinement l'ictus médian (D. Mocquereau).

Cet examen de quelques cas de salicus montre que certaines conclusions de Dom Cardine sont fragiles, ou hâtives. On est conduit à penser que ce chercheur a une théorie en tête, et qu'il privilégie les exemples favorables. Ce n'est pas là une attitude vraiment scientifique. En plus notre examen fournit l'occasion de discerner comment une révision des éditions rythmiques pourrait se faire sans bouleversement, en gardant le principe du rythme libre binaire-ternaire. Dans les rares cas ambivalents, ou douteux, l'intervention de musiciens chanteurs expérimentés pourrait fixer les choix, privilégiant la fluidité et la cohérence du discours musico-liturgique.

Au sujet du salicus, la relecture d'autres ouvrages m'a mis en tête une idée assez folle, peut-être intéressante. On a déjà remarqué plus haut la forme bizarre de l'oriscus médian dans les principaux manuscrits, en "cavalier" (le clou à deux pointes bien connu), incliné un peu à droite, coiffant la virga de base éventuelle comme une pointe de flèche. Cette forme diffère considérablement de celle de l'oriscus isolé, sorte de petit s avec la partie inférieure diminuée. A noter aussi le caractère protéïforme de l'oriscus au sein du salicus, parfois semblable à un tilde, d'autres fois à un S inversé et mis à l'horizontale (Sém. p106, 3°). Parfois St Gall le remplace par un punctum (Sém. p106, 4°). D'autre part des références anciennes assez concordantes rangent l'oriscus parmi les notes tremblées, comme le quilisma. Dans le Que-sais-je 1041, (1963), Jean de Valois propose différentes traductions en notation moderne des divers cas supposés vibrés : oriscus, aposropha, virga strata, pes quassus, quilisma, pressus, trigon. Ces exemples introduisent des notes implicites d'agrément semblables aux fioritures instrumentales anciennes : mordants, tremblement lié, port de voix, grupetto, etc etc.. L'hypothèse d'une note médiane du salicus plus ou moins tremblée semble alors s'imposer, mais avec un abandon probable de cette pratique, progressivement et par endroits à l'époque même des manuscrits, expliquant les traductions scripturaires hésitantes observées. Cet abandon aurait résulté vraisemblablement des difficultés d'exécution, surtout en schola assez nombreuse. Parallèlement au cas du salicus il y a celui du quilisma, que Dom Pothier affirme tremblé autrefois, donnant même une traduction mélodique de ce tremblement, d'après une tradition encore récente des finales du chant de l'Evangile dans certaines églises, exécutant le groupe quilismatique La-Si-Do-Do (teneur), par La-Sol-La-Do-Do, sorte de mordant rapide et léger remplaçant le Si qui est enjambé (Dom Pothier Les mélodies grégoriennes, édition de 1980, p128). Par analogie l'oriscus aurait pu être une sorte de torculus très rapide et léger, en remarquant que la forme en "cavalier" de l'oriscus ressemble beaucoup au torculus décomposé (Sém. tableau p 4, colonne f). S'il en était ainsi, et bien que léger, ce groupement tremblant s'enroulant autour de la note médiane pour traduire un élan vers la 3e note, pourrait être remplacé par une note allongée plus facile à exécuter proprement par une schola, la solution adoptée par Dom Mocquereau. P.B.(22.5.99).

(RETOUR)

Annexe B

Le rythme du chant grégorien

ans cette annexe à ma réponse à M........ je vais m'efforcer de donner un abrégé suffisamment complet d'un article plus développé en projet qu'il était prévu d'intituler "Chant grégorien et rythme musical".

Essentiellement il s'agit de montrer le caractère universel du rythme libre binaire-ternaire adopté par Dom Mocquereau et Dom Gajard pour l'interprétation du chant grégorien, et l'erreur commise par ceux qui ont cherché à le remplacer par autre chose.

Dans le langage parlé, nous articulons naturellement les mots et les phrases en appuyant plus ou moins sur certaines syllabes, dites syllabes "fortes". Le mieux est de prendre un exemple :
  • Notre Père qui êtes aux cieux,
  • Que votre nom soit sanctifié,
  • se rythmera naturellement comme suit, en soulignant les syllabes fortes :
  • Notre re qui êtes aux cieux, Que votre nom soit sanctifié,

avec une battue binaire-ternaire :121231231(21)21212121(2 etc. Les chiffres entre parenthèses correspondent aux respirations indispensables. On remarque que le premier verset présente deux groupes ternaires, et le second uniquement des binaires. On aurait pu alléger la première syllabe en un levé ce qui aurait donné un troisième groupe ternaire : Notre re ... 231231231(2. Nous aurions eu alors des anacrouses au début des deux versets, figure très fréquente en musique, l'une à deux notes faibles, l'autre à une note. Si nous changeons légèrement le texte pour la version conciliaire, le second verset devient : Que ton nom ... et la battue absorbe un des temps de respiration : 121231231(2)1212121(2 etc. On voit par ce petit exemple que la qualité de force d'une syllabe n'est pas fixe et dépend du contexte.

Le choix des syllabes fortes est largement instinctif pour tous les pratiquants courants de la langue. Même les "braillards du samedi "observent sans s'en rendre compte ce rythme dans leurs slogans martelés : on entendra par exemple le cri scandé : Mou-ve-ment - - po-pu-laire, ou 121(2)121(2). Dans ce cas le binaire est souvent préféré par habitude, le comptage se trouvant monnayé par les respirations. Supposons que le slogan devienne Vive notre mouvement populaire, on entendra toujours probablement du binaire Vi-ve-no-tre-mou-ve-ment - - po-pu-laire ou 1212121(2)121(2). Mais si nous changeons un peu le texte, pour Vive le mouvement populaire, on aura peut-être un peu de ternaire : Vi-ve-le-mou-ve-ment-po-pu-laire, ou 123121 231(2). Ce retour au ternaire n'est possible que parce que dans les manifs du samedi le rythme de marche est très lent, et qu'il y a indépendance des slogans et de la déambulation, ce qui ne pourrait être le cas avec un défilé à tempo de marche militaire.

Pour tous ces exemples il est conseillé de battre le rythme comme en grégorien.

La musique d'aujourd'hui respecte aussi ce rythme général, mais avec des particularités. Les groupes ternaires prendront naturellement la forme de triolets, et l'on devra introduire des groupes muets de respiration parfois nombreux, pour garder la mesure imposée. Voici un exemple banal, avec la chanson A la claire fontaine : A- - la-clai-re-fon-tai-ne-m'en--al-lant-pro-me-ner - - j'ai--trou-vé-l'eau-si-bel-le-que--je-m'y-suis-bai-gnée - - Il-y-a-long-temps-que-je-t'ai-me-ja--mais-je-ne-t'ou-blie-rai. On comptera comme suit, en soulignant les syllabes de durée doublée :
  • Pour le couplet 1212121212121212 (12) 1212121212121212 (12)
  • Et pour le refrain 1212[123]1212[123]1212,
Les deux triolets sur temps-que-je et mais-je-ne, sont entre crochets et ne comptent que pour deux temps élémentaires. On peut très facilement battre cet air à la grégorienne, mais en respectant la mesure constante.

Le français n'a pas d'accent tonique (sauf dans certaines provinces), et les syllabes muettes compliquent le rythme. A défaut du latin dont on connaît malgré tout assez mal la prononciation correcte, on peut essayer comme exemple l'anglais, qui a un accent tonique affirmé, et pas de syllabes muettes, pour étudier les possibles interactions entre les accents toniques et rythmiques.
Prenons le mot signification qui a la même orthographe qu'en français. Ce mot se rythmera naturellement comme :
    Sig-ni-fi-ca-tion, où l'on a distingué la syllabe tonique par l'italique soulignée. On sait qu'en anglais la syllabe accentuée tonique se chante plus haut que le reste du mot, et ici, entre deux appuis rythmiques sera arsique et légère, cas idéal pour la collaboration accent tonique-accent rythmique. Remarquer que la thésis sur la première syllabe sig n'est que de circonstance. Si l'on incluait le mot dans un groupe comme a good signification, on verrait la thésis se porter sur good et sig devenir arsique, avec un groupe ternaire good-sig-ni : a good sig-ni-fi-ca-tion. Il est intéressant d'examiner d'autres mots de même racine : le verbe signify, et le substantif significance. Dans le premier la première syllabe cumulera les deux accents : Sig-ni-fy,, et dans significance le cumul se fera sur ni : Sig-ni-fi-cance, avec un début du mot en levé (anacrouse).

En résumé les syllabes fortes portent une espèce d'accent d'intensité, plus ou moins apparent, qu'on peut même rendre implicite, mental. Les théoriciens qualifient les accents des syllabes fortes non toniques de secondaires, comme s'ils étaient de même nature tonique, alors qu'au contraire il s'agit de tout autre chose. Cette confusion regrettable contribue à obscurcir la question du rythme en langage parlé, déjà assez compliquée.

On peut remarquer que les syllabes fortes concernent de préférence les mots importants sémantiquement, substantifs par exemple. Une règle générale apparaît certaine, l'occurence systématique de thésis sur les fins de mots. C'est toujours vrai en anglais et en latin, et aussi en français à condition de considérer qu'en cas de dernière syllabe muette, c'est la syllabe précédente qui fait office de terminale. Autre règle instinctive, il n'y a jamais naturellement deux syllabes fortes brèves consécutives, ce qui donnerait une syncope. Lorsque le discours impose de marquer deux syllabes consécutives, la première des deux sera allongée à deux temps (un posé et un levé).

On retrouve donc, à partir de l'observation du langage parlé, toutes les lois du rythme binaire-ternaire tel qu'il a été appliqué au grégorien par Dom Mocquereau et Dom Gajard. Cependant toute règle peut comporter des exceptions, par exemple en grégorien on peut remarquer la syncope de fait qui apparaît au début de l'introït Circumdederunt me, par un La allongé (épisémé) précédant un pressus sur Sol, cette anomalie étant à l'évidence destinée à souligner le profond désarroi qu'exprime le texte.

Lorsqu'il s'agit d'un texte chanté, et non plus de simples paroles, il peut y avoir conflit entre les accentuations des syllabes et celles des notes. Dans ce cas, l'expérience montre que c'est toujours la musique qui impose sa loi. Dom Pothier, Dom Mocquereau, Dom Gajard, et bien d'autres, ont reconnu ce fait. Ainsi dans A la claire fontaine, la mélodie introduit un posé sur la syllabe muette re de claire, et les mots allant et trouvé sont rythmés à l'envers du parler. Dans la célèbre habanera de Carmen, on entend : L'a-mour-est-en-fant-de-bo-me..., battu comme 2121231212, avec un lourd accent sur en de enfant, et un posé sur la préposition de qui n'existeraient pas sans la musique : L'a-mour-est-en-fant-de-bo-me, c'est-à-dire 212312312. Mais dans une habanera, danse plutôt heurtée, ce genre de contre-temps n'est pas déplacé. Les meilleurs compositeurs de chansons sont ceux qui arrivent à concilier les deux type d'accentuation.

En conclusion le rythme binaire-ternaire apparaît bien comme un instinct inné, probablement lié aux rythmes physiologiques naturels, respiration, marche, battements du cœur, et à ce titre, existant depuis le tout début des civilisations humaines. On doit donc penser qu'il régnait à l'époque de la naissance des chants devenus progressivement le "grégorien" des IXe et Xe siècles.

Mais des chercheurs insatisfaits ont voulu ignorer ce fait pour découvrir d'autres façons de rythmer le chant grégorien, et certains se sont crus obligés de dénigrer le rythme binaire-ternaire assimilé à un "comptage". Quand on veut noyer son chien on dit qu'il a la rage, dit-on, mais j'ai été un peu surpris je l'avoue, de trouver dans un ouvrage publié récemment Le chant grégorien redécouvert (par M. Tillie, éditions C.L.D. 1997), méritoire à beaucoup d'égards, une charge virulente contre le comptage page 105 : Le COMPTAGE, méthode sans véritable fondement, où après divers rappels historiques, est donnée une Démonstration de l'absence de fondement scientifique du "comptage". La "démonstration" porte sur le début du graduel Dirigatur. Il se trouve que j'affectionne particulièrement ce graduel, dont la Révérende Mère Elisabeth Labat dit si joliment qu'il "semble tombé du ciel" (Louange à Dieu et chant grégorien. TEQUI 1975). Je l'ai même appris par cœur, sans rencontrer de difficulté autre que le rendu de l'expression spirituelle, toujours au-dessus des moyens humains. En 7e ton, la pièce débute sur la tonique Sol, par une anacrouse et un saut de quinte, et la critique est faussée dès le début par une énorme bourde, affirmant qu'il faudrait mettre 1 sur la première note, début de mot. Mais où est cette règle dans l'enseignement traditionnel ? Nulle part, c'est une invention du contradicteur, alors que l'anacrouse implique évidemment un comptage léger sur cette première note, donc 2 ou 3. Ensuite forcément tout est de travers, et appliquant les nouvelles conceptions de Dom Cardine en rupture avec la notation rythmique des missels, l'auteur n'a pas de peine à constater l'incompatibilité des deux systèmes. L'analyse qui est faite ensuite sur les mots oratio et mea ne vaut pas plus cher. On a encore une anacrouse au début d'oratio, mais cette fois le contradicteur en tient compte, pour exclure aussitôt un comptage 1-2-1-2 sur un torculus resupinus, sous prétexte que tout ce neume est léger, comme si 1 devait entraîner obligatoirement un appui allongé sur la 3e note du neume. Là encore, jamais les instructions et les enseignements des deux anciens maîtres n'ont imposé de toujours marquer fortement l'ictus rythmique, au contraire. A mea un comptage 12-12-12 sur me- est déclaré "ridicule", et sur a "aucun comptage n'est possible" en raison de la graphie épaisse de St Gall et "l'augete (a) de Laon". J'avais cru comprendre d'après la Sémiologie que la lettre a annonçait une montée (altius, indication mélodique et non rythmique). Toute cette diatribe méprisante ne montre qu'une chose : la profonde ignorance de l'auteur de ce qu'est exactement le rythme libre binaire-ternaire, et comment on le pratique.

Des critiques de ce genre ne peuvent que renforcer le scepticisme des grégorianistes attachés à l'enseignement des anciens maîtres, quant à la valeur des arguments des novateurs. P.B.(25.5.99).

(RETOUR)

(Activités annuelles de la Schola Saint Grégoire)