Chant Grégorien et Rythme Musical


ous allons essayer de montrer ici à quel point le rythme est essentiel en musique. Cet élément est pourtant, paradoxalement, pas ou peu enseigné dans les cours de musique, et largement méconnu du grand public. En revanche, les musiciens professionnels, surtout les " mélodistes " c'est-à-dire les artistes vocaux ou jouant des instruments à cordes frottées et quelques autres instruments à sons variables (par exemple flûte traversière), en sont profondément conscients.

Le titre ci-dessus vient de ce que c'est la pratique du chant grégorien qui nous a amené à prendre une pleine conscience de ce qu'est véritablement le rythme musical, avec ses différents aspects. Précisons qu'il faut entendre par rythme musical, ce qui caractérise la distribution dans le temps des éléments musicaux, durée des sons ou des silences séparant les sons d'un même morceau, et non certains moyens de marquer ce rythme, notamment percussions éventuelles, qui ne doivent en aucun cas être confondus avec lui. D'autre part il faut préciser le domaine musical considéré, limité strictement à la musique occidentale, excluant en tous cas formellement la musique indienne et autres musiques modales de même tradition, où le rythme n'a pas la même signification.

Le rythme libre binaire-ternaire

a musique occidentale prend sa source principale dans les milieux chrétiens d'Italie, après l'adoption de la langue latine comme support liturgique, à la place du grec, aux premiers siècles. Le rythme qui va s'instaurer dans les mélodies liturgiques procédera naturellement de celui du langage parlé, car au début une grande partie des prières sera chantée sur des teneurs, affectées par endroits de faibles modulations (cantillation, psalmodie). Comme nous n'avons plus actuellement l'usage courant du latin parlé, il semble préférable d'exposer cette question à partir de notre langage de tous les jours, le français.

Dans le langage parlé, nous articulons naturellement les mots et les phrases en appuyant plus ou moins sur certaines syllabes, dites syllabes " fortes ". Nous utiliserons aussi les termes à peu près synonymes "syllabes appuyées", "posés", "thésis". Les autres seront dites "syllabes faibles", ou "levés", "arsis". Le mieux est de prendre un exemple :
Notre Père qui êtes aux cieux,
Que votre nom soit sanctifié,
se rythmera naturellement comme suit, en soulignant les syllabes fortes :
Notre re qui êtes aux cieux,
Que votre nom soit sanctifié, ...

Pour l'analyse du rythme on utilise en grégorien le procédé du "comptage", qui consiste à compter 1 sur toute syllabe appuyée (typographiée en gras - en fait sur la voyelle ou diphtongue qui en constitue le son principal), et 2, ou 3, sur les syllabes ou temps légers, étant admis par expérience que ces trois chiffres suffisent. Ainsi on décrira l'exemple précédent par la série chiffrée : 121231231(21)21212121(2 etc.) où les chiffres entre parenthèses correspondent aux respirations indispensables. On remarque que le premier verset présente deux groupes ternaires, et le second uniquement des binaires. On aurait pu alléger la première syllabe en un levé ce qui aurait donné un troisième groupe ternaire : Notre re... 231231231(2 .Nous aurions eu alors des anacrouses au début des deux versets, figure très fréquente en musique, l'une à deux notes faibles, l'autre à une note. Si nous changeons légèrement le texte pour la version conciliaire, le second verset devient : Que ton nom... et le comptage absorbe un des temps de respiration : 121231231(2)1212121(2 etc. On voit par ce petit exemple que la qualité rythmique d'une syllabe (ici Que) n'est pas fixe et dépend du contexte.
Pour les exemples cités on peut essayer de battre le rythme comme en grégorien simplifié, d'un mouvement oscillant vertical, les bas coïncidant avec les syllabes fortes (ou en musique les thésis ou appuis), sans aucune brutalité, doucement.
Le choix des syllabes fortes apparaît irraisonné pour tous les pratiquants courants de la langue. Même les "braillards du samedi" observent sans s'en rendre compte ce rythme dans leurs slogans martelés : on entendra par exemple l'annonce scandée : Mou-ve-ment - - po-pu-laire, ou 121(2)121(2). Dans ce cas le binaire est souvent préféré par simplification ou habitude, ce qui entraîne ici un levé de respiration (2) entre -ment et po-. Supposons que le slogan devienne Vive notre mouvement populaire, on entendra toujours probablement du binaire Vi-ve-no-tre-mou-ve-ment - - po-pu-laire, avec la même coupure, donc 1212121(2)121(2). Mais si nous changeons un peu le texte, pour Vive le mouvement populaire, on verra peut-être apparaître du ternaire : Vi-ve-le-mou-ve-ment-po-pu-laire, ou 123121231(2), sans coupure interne. Ce retour au ternaire n'est possible que parce que dans les manifs du samedi le rythme de marche est très lent, et qu'il y a indépendance des slogans et de la déambulation, ce qui ne pourrait être le cas avec un défilé à tempo de marche militaire.
Mais l'instinct du rythme parlé ne s'acquiert qu'avec la maîtrise du langage. Les tout jeunes enfants ne savent pas bien rythmer leurs paroles et font de fréquentes erreurs de rythme quand ils veulent déclamer. Les étrangers débutants aussi.
Dénonçons à ce propos certaines pratiques comme le verlan qui entraînent des altérations destructrices du rythme, avec des conséquences invraisemblables. Par exemple j'ai eu la surprise un jour de lire sur un mur : OUF ! KEUPONS , qui signifiait sans doute FOUS (les) PUNKS !, avec promotion d'un son transitoire au rang de voyelle sonore (KEU). De même le rap, où les paroles sont obligées de se rythmer sur un beat tyrannique, articule souvent des syllabes muettes, et l'on se demande si cette mixture bâtarde, dépourvue de vraie musique, n'est pas la cause de l'habitude vicieuse qui se répand dans l'audiovisuel d'articuler entièrement les syllabes muettes terminales, et même d'en rajouter : Bonjour(e), Au revoir(e) ! La langue parlée aussi doit être respectée, et l'on peut s'indigner de l'indulgence, et même parfois de la complicité, de quelques éducateurs et de certains hommes politiques à l'égard de ces pratiques très dommageables pour la vraie culture.
Regrettons que, comme en musique, le rythme du langage ne soit pas enseigné convenablement. Même Grévisse, le plus illustre des maîtres en langue française, est fautif sur ce sujet (Cf Le bon usage (1986) §39 p.47). D'une part , il confond l'accent d'intensité (celui que nous appelons rythmique), avec l'accent tonique qui n'existe plus en français, sauf dans certaines régions limitrophes (Savoie, Velay, etc..), et d'autre part il omet la possibilité dans les mots longs de syllabes accentuées autres que la dernière. Sur le premier point il est absolument essentiel de saisir la différence de nature qui existe entre les deux types d'accent. En latin et en anglais, l'accent tonique est grammatical, attaché au mot, donc indépendant du contexte discursif, et s'exprime par une tonalité plus élevée de la syllabe tonique par rapport aux deux syllabes contiguës. S'il arrive que la syllabe tonique soit encadrée de deux syllabes posées, elle sera levée, donc légère. Si au contraire le contexte discursif la gratifie d'un appui rythmique, elle sera émise plus fort et plus longuement. Il doit en être de même en latin.
Pour examiner in vivo cette question d'accents des deux espèces, le latin serait tout indiqué si ce n'est que nous ne le parlons pas couramment et risquerions par conséquent de nous écarter de l'expérience pure. Reste l'anglais, dont beaucoup de Français connaissent la prononciation assez fidèlement. En anglais, le mot signification, qui a la même orthographe qu'en français, se rythmera naturellement comme : Sig-ni-fi-CA-tion, où l'on a mis la syllabe tonique en majuscules. Cette syllabe se chante plus haut que le reste du mot, et ici, entre deux appuis rythmiques sera arsique et légère, cas idéal pour la collaboration accent tonique-accent rythmique. Remarquer que la thésis sur la première syllabe sig n'est que de circonstance. Si l'on incluait le mot dans un groupe comme a good signification, on verrait la thésis se porter sur good (monosyllabe accentué tonique) et sig devenir arsique, avec un groupe ternaire good-sig-ni : a GOOD sig-ni-fi-CA-tion. Il est intéressant d'examiner d'autres mots de même racine : le verbe signify, et le substantif significance. Dans le premier la première syllabe cumulera les deux accents : SIG-ni-fy, et dans significance le cumul se fera sur ni : Sig-NI-fi-cance, avec un début du mot en levé (anacrouse).
On constate donc dans un langage avec accent tonique que les posés et levés se répartissent indépendamment de l'accent tonique, la syllabe tonique se trouvant posée ou levée au hasard des cas.

n résumé, indépendamment d'un accent tonique éventuel, les syllabes fortes portent une espèce d'accent d'intensité, plus ou moins apparent, qu'on peut même rendre implicite, mental. Les théoriciens qualifient parfois les accents des syllabes fortes non toniques de secondaires, comme s'ils étaient de même nature tonique, confusion regrettable qui contribue à obscurcir la question du rythme en langage parlé, déjà assez compliquée.

Nous ferons usage du terme appui rythmique ou accent rythmique pour désigner la marque (perceptible ou seulement mentale) appliquée aux syllabes ou notes posées, parce que ce terme peut s'appliquer aussi bien en langage parlé qu'en musique.
On peut maintenant essayer de récapituler les règles observées dans le rythme parlé :
Des appuis rythmiques affectent les syllabes finales sonores des mots. En français, les syllabes finales muettes ne comptent pas et sont remplacées pour l'accent rythmique par la dernière syllabe sonore.
Dans une phrase de plusieurs mots, ou dans un mot long (de plus de deux syllabes), d'autres appuis rythmiques apparaissent toutes les deux ou trois syllabes, en excluant deux appuis consécutifs.
Entre les incises ou les phrases d'un discours, des temps silencieux de respiration peuvent s'intercaler, assurant la continuité du rythme.
Les mots monosyllabes substantifs et autres sémantiquement importants sont en principe toujours appuyés, au contraire des mots monosyllabes de liaison syntaxique (prépositions, conjonctions, etc...).
Lorsque selon les règles 1° et 4° on est amené à appuyer deux syllabes consécutives, on peut soit allonger la première en deux temps élémentaires, un posé et un levé, soit la faire légère en dérogeant à 1°. La violation de la présente règle, l'appui de deux syllabes brèves consécutives, produit une syncope, accident analogue à un pas à cloche-pied dans une marche normale.
Il s'agit là de règles d'usage, purement empiriques, ne découlant d'aucune théorie, et en poésie notamment on peut observer certaines entorses le plus souvent voulues. Rappelons par exemple les célèbres vers de Verlaine (chanson d'automne) :
  • Les sanglots longs,
  • Des violons,
  • De l'automne,
... où, en prononçant normalement, on mettrait un accent rythmique sur la finale -glots, ce qui entraînerait une syncope avec le monosyllabe longs qui doit être obligatoirement appuyé en tant que fin de vers. On a donc un choix, soit rythmer sanglots à l'envers en accentuant san-, soit accepter la syncope, peut-être voulue aussi par le poète pour exprimer son mal-être.
Un peu plus loin dans la même poésie :
  • Tout suffocant,
  • Et blême quand
  • Sonne l'heure,
... apparaît une autre syncope entre quand fin de vers et sonne dont le début appelle normalement un accent, alors qu'en prose quand n'aurait pas reçu d'accent. On devra alors, soit traiter quand en syllabe faible et le lier à sonne au détriment du jeu des vers et des rimes, soit appuyer les deux syllabes en les coupant l'une de l'autre par une brève respiration.

Le rythme du chant grégorien

a première musique d'occident connue avec précision est le chant grégorien, qui s'est développé dans ses formes les plus achevées aux IXe et Xe siècles dans les monastères bénédictins de l'Europe de l'ouest. Nous considérons comme très probable que les compositeurs ont rythmé leurs pièces comme ils avaient l'habitude de le faire en déclamation et en psalmodie, c'est-à-dire en binaire-ternaire. C'est la thèse qui s'est progressivement imposée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, à la suite des travaux de nombreux moines à Solesmes et ailleurs, et qui s'est concrétisée notamment dans les enregistrements célèbres dirigés par Dom Gajard.

Les deux maîtres Dom Mocquereau et Dom Gajard ont généralisé le rythme binaire-ternaire à toutes les formes du chant liturgique, y compris aux longues vocalises sur une syllabe, dites mélismes, les notes successives des mélodies étant considérées pour le rythme comme les syllabes de textes parlés. Les règles du rythme selon Dom Mocquereau sont énoncées clairement au début du Paroissien Romain n°800, pages x à xiv. On y définit l'ictus rythmique qui marque les thésis ou fins de pas, avec ces précisions :
  • l'ictus n'est aucunement un accent musical ou une impulsion,
  • l'ictus n'appartient pas à l'ordre dynamique, mais à l'ordre purement rythmique,
  • autant que de l'intensité, l'ictus est indépendant de l'accent tonique du mot, avec lequel il importe avant tout de ne pas le confondre. Il peut coïncider ou non avec l'accent tonique, au gré du compositeur : selon l'adage antique bien connu, la musique l'emporte sur la forme grammaticale des paroles : " Musica non subjacet regulis Donati ".
  • l'ictus, fin de pas, se renouvelle toujours après deux ou trois temps simples.
  • l'ictus se porte en priorité sur le début des notes longues.

L'ictus joue donc dans l'ordre du chant grégorien le même rôle que l'accent rythmique que nous avons observé dans le langage, avec la même périodicité binaire-ternaire.
Les musicologues et les chercheurs ont longuement disserté sur le rôle de l'accent tonique dans les compositions grégoriennes, certains modernes voulant en faire l'alpha et l'omega de tout le répertoire authentique. Fidèle à notre méthode d'examen principalement empirique, nous invoquerons le témoignage des œuvres elles-mêmes.

a première question qui vient à l'esprit est la suivante : comment, et dans quelle mesure, les compositeurs chargés de créer une mélodie s'accordant avec un texte donné, ont-ils tenu compte de l'aspect mélodique de cet accent, qui dans le langage doit être émis sur un ton plus élevé que le reste des mots ? Il serait naturel de penser que les compositeurs grégoriens auraient pu choisir de mettre sur chaque accent tonique une note plus élevée que les notes voisines en asservissant en quelque sorte la musique au texte, contrairement à l'adage rappelé ci-dessus. L'examen objectif du répertoire nous montre que cette "concordance mélodique" musique-texte, si elle existe incontestablement, est plutôt exceptionnelle, ou limitée. Il faut distinguer à ce sujet les deux grandes catégories d'œuvres, les pièces syllabiques ou peu ornées, et les pièces ornées et mélismatiques. Dans le premier cas (Gloria, Credo, etc...), le choix des hauteurs des notes peut être assez libre pour appliquer facilement la concordance mélodique. On a un exemple frappant de cette concordance avec le chant classique du Pater Noster (Sol-La-Si-Si-- La-Do-Si-La-Sol-- etc...), où la plupart des mots longs ont leur syllabe tonique sur une note localement culminante : sanctifiCEtur, adVEniat, volUNtas, quotidiAnum, diMITtimus, debiTOribus, inDUcas, tentatiOnem. Mais plus fréquemment, et notamment dans les pièces syllabiques du Kyriale, la concordance, loin d'être systématique, est souvent négligée. Par exemple dans le Gloria I (Temps Pascal), du Xe siècle, il y a plusieurs cas de note culminante isolée sur syllabe tonique (LauDAmus te, Domine DEus, Domine FIli, pecCAta, tu SOlus, AlTISsimus, Sancto SPIritu), mais le plus souvent la syllabe tonique est chantée sur deux notes, ou supplantée par un groupe contigu, ou dominée par une syllabe voisine. Dans le Gloria XI (Dimanches ordinaires), daté du Xe siècle, le compositeur semble ignorer systématiquement les accents toniques, à part deux ou trois concordance apparentes (glorifiCAmus, gratias Agimus,..). Dans le Credo I (XIe siècle), de nombreux accents toniques sont sur des notes intermédiaires, et l'un d'eux est à un minimum mélodique (non Erit finis). Donc dans le domaine des chants syllabiques ou peu ornés, la concordance mélodique existe, mais n'est pas du tout systématique.

Dans les chants ornés ou mélismatiques, la musique prend une importance accrue, compliquant le problème du compositeur. Celui-ci doit concilier les particularités grammaticales avec les exigences de la mélodie et notamment la logique mélodique qui relie les phrases musicales entre elles, selon une sémantique purement musicale. Inévitablement l'accent tonique verra son rôle amoindri. Pour apprécier ce phénomène, nous avons examiné les pièces propres des messes du temps de l'Avent, en considérant qu'elles pouvaient constituer un échantillon suffisamment représentatif. L'importance accordée aux syllabes ou voyelles toniques y est très variable. Dans de nombreux cas elles reçoivent un groupe de notes présentant un sommet mélodique local (par exemple dans l'Introït Ad te levavi). Mais assez souvent la syllabe tonique est sur une note de passage basse ou intermédiaire (Offertoire Ad te Domine, à DOmine, leVAvi, irRIdeant). Dans les graduels, souvent très mélismatiques, les mélismes principaux se développent hors des syllabes toniques, et notamment sur les finales de mots ou de phrases. Dans les alleluias, le problème est faussé par la reprise fréquente de la mélodie du jubilus dans le chant du verset, notamment sur la syllabe finale de ce dernier. Cependant, dans le dernier alleluia Veni Domine, on trouve après plusieurs concordance mélodiques, un très important mélisme culminant sur la syllabe tonique de faCInora, mais aussi un mélisme mélodiquement autonome sur la dernière syllabe du verset. En résumé, dans les chants ornés ou mélismatiques, on ne constate pas d'influence exclusive de l'accent tonique sur les mélodies, et au contraire une indépendance fréquente de celles-ci par rapport à celui-là. A l'intérieur des mélismes, le rythme ne peut plus découler du texte, la musique devient entièrement autonome, et ce sont les groupements des notes, les neumes, qui vont fournir le support du rythme binaire-ternaire, éventuellement nuancés par les signes figurant sur certains manuscrits.

a deuxième question porte sur l'éventualité d'un rôle rythmique direct de l'accent tonique, en contradiction avec les règles rappelées dans le 800 qui affirment l'indépendance des ictus et des accents toniques. L'examen des pièces des messes de l'Avent ne fait pas apparaître de rôle direct des accents dans le rythme élémentaire. Par contre, dans certaines pièces très ornées, il semble évident que certains accents toniques concourent au rythme général, par l'ampleur des développements mélodiques qui leur ont été attribués.

Le compositeur de grégorien, dans sa tâche consistant à orner un texte d'une mélodie appropriée, s'inspirera avant tout, c'est évident, de la pensée, des idées contenues dans le texte. Les accents toniques pourront cependant être pris en compte occasionnellement dans les pièces en style syllabique ou peu orné, et, dans les pièces ornées ou très ornées, pourront participer dans une certaine mesure au rythme général par l'intermédiaire de la mélodie.
Au total l'expérience montre que le rythme libre binaire-ternaire s'adapte parfaitement au chant grégorien, aussi bien dans les chants dépouillés que dans les pièces les plus "flamboyantes" du répertoire, en restant totalement compatible avec les particularités rythmiques de la langue latine. Et c'est à tort, nous semble-t-il, que des chercheurs grégorianistes de Solesmes ont remis en cause la base de cette tradition au cours des années 1950 (notamment par l'Etude Grégorienne intitulée "Style Verbal et Modalité", n°4, juillet-août 1957). Nous nous réservons d'approfondir ultérieurement cette évolution.

Le rythme des chants profanes modernes

e grand changement qui va se produire en musique profane après le moyen âge est l'adoption progressive de la mesure constante, découpant les morceaux en groupes de durées égales de deux, trois ou quatre temps élémentaires. On suppose que ce changement est venu des danses mises en musique, et des suites de danses préfigurant les sonates, symphonies, etc. Auparavant seule la marche militaire à deux temps rompait avec le rythme libre binaire-ternaire en usage habituel. D'autre part la polyphonie exécutée par des groupes de chanteurs nombreux trouvait un avantage certain dans les barres de mesure permettant de repérer plus facilement les entrées et durées des différentes voix. On remarquera que les plus anciennes partitions d'orgue ne comportaient pas encore de barres de mesure, le rythme devant découler automatiquement de la musique où les durées des notes étaient bien précisées (Frescobaldi). Cette évolution a coïncidé plus ou moins dans le temps avec l'apparition du système tonal, et certains pourraient y voir une sorte de lien obligé. Or il n'en est rien, et l'on pourrait parfaitement concevoir des pièces tonales rythmées en binaire-ternaire. Mais la mesure est si commode à tous points de vue que, par paresse peut-être, aucun essai sérieux en ce sens ne semble avoir eu lieu. C'est donc la mesure qui règne sans partage aujourd'hui, aussi bien dans les œuvres classiques, instrumentales ou lyriques, que dans les chansons, le jazz, etc... Et en raison de l'influence que le jazz naissant a eu sur la chanson en France au début des années 1930, par l'association danse/chanson, la mesure a vu encore son rôle renforcé. Cette évolution à certains égards regrettable n'a fait que s'affirmer ensuite, d'abord avec l'irruption des musiques cubaines ou sud-américaines en Europe, enfin avec les tendances modernes du "rock" et autres formes similaires, où l'on se croit obligé de toujours secouer son corps en chantant, rarement avec élégance. Laissons de côté ces formes non purement musicales, pour revenir à la chanson française la plus traditionnelle.


ans la musique mesurée, on distingue habituellement des temps forts et des temps faibles, qui jouent le même rôle rythmique que les syllabes fortes et faibles du discours parlé. Les temps forts correspondent souvent à des débuts de notes longues, et l'on trouve là une analogie avec le grégorien où les ictus affectent aussi les notes longues. Dans les bonnes chansons les syllabes fortes coïncident avec les temps forts, et les faibles avec les temps faibles, mais il n'est pas toujours possible de respecter cette "concordance rythmique", la musique imposant alors le rythme. D'autre part les paroles auront tendance à introduire des groupes de syllabes ternaires, et dans ce cas on pourra faire entrer trois notes sur deux temps élémentaires, par un triolet. En outre, dans les chansons, il devient assez fréquent de tenir certaines notes plusieurs temps et même plusieurs mesures, ou de ménager des respirations prolongées, particularité inconnue en grégorien, où le temps élémentaire s'impose toujours.

Examinons un exemple banal, avec la chanson A la claire fontaine : A- - la-clai-re-fon-tai-ne-m'en--al-lant-pro-me-ner - - j'ai--trou-vé-l'eau-si-bel-le-que--je-m'y-suis-bai-gnée- - Il-y-a-long-temps-que-je-t'ai-me-ja--mais-je-ne-t'ou-blie-rai. On comptera comme suit, en soulignant les temps alloués aux syllabes de durée doublée :
  • Pour le couplet 1212121212121212 (12)1212121212121212 (12),
  • et pour le refrain 1212[123]1212[123]1212.
Les deux triolets sur [temps-que-je] et [mais-je-ne], sont entre crochets et ne durent que deux temps élémentaires. On peut très facilement battre cet air à la grégorienne, mais en respectant la mesure constante. On observe dans cet exemple la tendance à allonger d'un temps (levé, ou arsis) les syllabes fortes suivies d'une autre syllabe forte : A, m'en, j'ai, que, ja-, de manière à éviter des syncopes. En ce qui concerne les concordance rythmiques, on peut remarquer quelques entorses flagrantes. La mélodie impose une thésis sur la syllabe muette re de claire, et les mots allant et trouvé sont rythmés à l'envers du parler.
Dans un autre air célèbre, la habanera de Carmen G. Bizet), on entend : L'a-mour-est-en-fant-de-bo-me.., battu comme 2121231212, avec un lourd accent sur en- de enfant [remarquer le groupe ternaire introduit par les deux levés successifs -en(2)-fant(3)], et un posé sur la préposition de qui n'existeraient pas sans la musique : L'a-mour-est-en-fant-de-bo-me, c'est-à-dire 212312312. Mais dans une habanera, danse plutôt heurtée, ce genre de contre-temps n'est pas déplacé.
Un exemple extrême de contre-temps volontaire inspiré du jazz est le refrain de la chanson devenue vite célèbre de Mireille-Jean Nohain Couchés dans le foin (1932) :
  • Cou-chés-dans-le-foin
  • A-vec-le-so-leil-pour-té-moin
  • Un-p'tit-oi-seau
  • Qui-chante-au-loin...
dont le rythme parlé naturel aurait été :
  • Couchés dans le foin,
  • Avec le soleil pour témoin,
  • Un p'tit oiseau,
  • qui chante au loin...
Mireille indique en tête de la partition "Mouvement de Blues", et pour le refrain, fait usage de la succession (croche pointée/double croche) pour chaque couple (posé/levé) afin d'accentuer encore le rythme à contre-temps. Noter aussi les syncopes sur oi-seau et au-loin, à l'évidence cherchées, typiques du blues.

Ce style tout nouveau a fait fureur en France et a inspiré de nombreux auteurs et compositeurs, dont le grand Charles Trenet, mais sans éliminer totalement le style normal. Cependant, dans les chansons et autres œuvres légères apparues depuis cette époque, on s'est souvent cru obligé d'introduire des percussions, notamment la batterie, inutiles, souvent nuisibles. Pour les compositeurs médiocres le rythme jazzique semble devenu une seconde nature, au point d'être incapable d'énoncer un rappel publicitaire de A la claire fontaine autrement qu'en blues et avec batterie, à vomir !
Mentionnons cependant l'exception notable d'une danse pouvant faire très bon ménage avec une chanson : la valse, qui avec ses trois temps et son mouvement circulaire fermé indéfiniment sur lui-même, n'introduit naturellement aucun heurt. Notre génération se souvient certainement des grands succès des années 50 que furent Moulin Rouge (musique de Georges Auric), et La Foule, l'un des principaux succès d'Edith Piaf. Dans ce genre typique Piaf fait preuve d'un sens du rythme exemplaire, sans doute la cause principale de la célébrité de la chanteuse.
Dans le même registre typique, à l'étranger, certains interprètes se sont distingués aussi par un exceptionnel sens du rythme, par exemple Joan Baez et Judy Collins (folk), Amalia Rodriguez (fado), Césaria Evora (mornas), bénéficiant tous d'excellents accompagnements, sans percussions importunes.
Dans les chants plus classiques, mélodies, lieder, etc..., les compositeurs tiennent en général le plus grand compte du rythme textuel. Un exemple frappant nous en est offert par la mélodie de Reynaldo Hahn Si mes vers avaient des ailes, d'après une poésie de Victor Hugo. Dans cette œuvre le musicien plie littéralement la séquence mélodique au texte, introduisant de subtils changements de rythme et de mélodie d'un couplet à l'autre, exactement en phase avec le texte.

Le rythme en musique instrumentale classique (tonale)

e sujet devient immense, et nous ne pouvons ici en quelques paragraphes prétendre traiter vraiment du rythme en musique dans sa généralité. Nous nous bornerons donc à quelques remarques particulières, ponctuelles.

Avant de voir comment on peut trouver des analogies rythmiques entre la musique en général et le chant grégorien, il convient de se poser une question essentielle : comment s'exprime un ictus, de façon concrète ? A cette question pressante d'un élève (physicien), persuadé que pour être perceptible l'ictus devait nécessairement se traduire quantitativement dans l'ordre de l'intensité ou de la durée (quoiqu'en dise le 800, où ce genre d'assimilation est écarté, comme si l'ictus pouvait exister tout en restant purement immatériel), notre maître Jean Pesneau finit par répondre avec réticence : peut-être un léger crescendo-decrescendo ? Et en effet c'est bien ainsi que l'on peut analyser les bonnes interprétations de chant grégorien, notamment celles de Solesmes avec Dom Gajard. Ceci étant admis, la possibilité de marquer le rythme avec un instrument de musique sera très variable selon le type d'instrument considéré. Les cordes (violon etc...) permettent sensiblement les mêmes inflexions que la voix humaine. Les claviers ne peuvent jouer sur la hauteur, le piano peut encore agir sur l'intensité, l'orgue peut tenir la note plus ou moins, et le clavecin n'a plus à sa disposition que les intervalles de temps entre deux notes successives.

ans la musique instrumentale mesurée, le rythme pourrait ne résulter que de la simple ordonnance des durées des notes et des silences. Cependant dans de nombreux passages comportant des successions de croches ou autres notes théoriquement égales, l'exécutant pourra s'il en sent la nécessité, imprimer un rythme supplémentaire jouant sur les intensités ou les durées, de façon discrète mais perceptible, comme dans un chant. A l'opposé, la musique mécanique (orgue de barbarie, séquenceur électronique, etc…), ne peut débiter que des interprétations rigoureusement égalisées en durées, et chacun peut ainsi apprécier la différence avec les interprétations humaines normales.

Dans certaines œuvres le compositeur indique assez précisément les clés du rythme. D'autres sont dépourvues de toute indication particulière et l'interprète doit alors se débrouiller par lui-même. Dans certains cas, l'interprète ajoute un rythme manifestement imprévu.
Premier exemple : Rêverie de Schumann (n° 7 des Scènes d'enfants, opus 15, pour piano). Le morceau, en Fa majeur, commence par une montée tranquille de quarte Do-Fa, suivie d'une montée à l'octave plus rapide commençant sur la sensible : Mi-Fa-La-Do-Fa-Fa---. Il serait ici normal de mettre de légers appuis sur le Fa et le Do, tonique et dominante, et notes principales par le contexte, d'où le rythme binaire : Mi-Fa-La-Do-Fa-Fa---. Quatre mesures plus loin, on retrouve un début analogue, mais la montée saute finalement au La aigu, en écho à la première phrase. L'interprète inspiré saisira alors l'occasion d'introduire un contraste de rythme en marquant cette fois Mi et La : Mi-Fa-La-Do-La-La---, qui comporte un groupe ternaire.


Deuxième exemple : Passacaille et fugue en Ut mineur de J-S Bach, pour orgue. Le thème initial de cette œuvre célèbre commence par quatre couples ascendants :
Do-Sol, Mib-Fa, Sol-Lab, Fa-Sol, fragment qui aurait été emprunté par Bach au compositeur français Raison (Christe de la suite du 2e ton, 1er livre d'orgue 1688), suivis d'une réplique au grave ajoutée par Bach :
Ré-Mib, Do-Ré, Fa-Sol(graves), Do(grave, tenu).
Certains interprètes renforcent l'opposition mélodique entre les deux parties du thème initial en traitant chaque couple de l'une en brève-longue (anacrouse), et ceux de l'autre en longue-brève.

Troisième exemple : Impromptu, opus 142 n°1 de Schubert, en Lab, pour piano.
Dans cette œuvre particulièrement riche en idées mélodiques, à la mesure 67, des arpèges annoncent un nouveau sujet très romantique. Sur les arpèges ininterrompus confiés à la main droite, un chant est émis à la main gauche, le plus souvent avec coloration par tierce inférieure, noté par Schubert appassionato. Ce chant commence en fin de mesure 69 par la montée Dob-Réb-Mib---, puis reprend à la fin de la mesure suivante par une descente analogue environ deux octaves au-dessous, et se développe ensuite en alternances aigu/grave avec de nombreuses variantes. La plupart des interprètes rythment ce chant normalement en accentuant la première et la dernière notes. Mais un pianiste autrichien du nom de Buchbinder a imaginé d'accentuer nettement la deuxième note, créant ainsi une atmosphère presque douloureuse, que l'on finit par accepter et apprécier la première surprise passée.


Récapitulation et conclusion

artant du chant grégorien, origine de la musique d'occident, incontestablement lié à la langue latine, nous avons constaté l'existence dans le langage parlé d'un rythme spontané décomposable en groupes de deux ou trois syllabes, avec des temps de respiration silencieux, et sans syncope. De 1860 à 1950 environ une restauration du chant grégorien a été réalisée, notamment à l'Abbaye de Solesmes, en appliquant finalement le rythme libre binaire-ternaire à l'ensemble du répertoire, avec un succès indéniable concrétisé par les enregistrements discographiques dirigés par Dom Gajard.

En examinant des exemples modernes de chansons et de musique instrumentale, nous avons pu repérer des groupements spontanés de deux ou trois temps ou syllabes, avec parfois certaines altérations rythmiques imposées par la musique.

n conclusion le rythme binaire-ternaire semble bien un instinct d'origine innée, probablement lié aux rythmes physiologiques naturels, respiration, marche, battements du cœur, et à ce titre, existant depuis le tout début des civilisations humaines. On doit donc penser qu'il régnait à l'époque de la naissance des chants devenus progressivement le "grégorien" des IXe et Xe siècles, et que les moines de Solesmes qui l'ont appliqué au répertoire n'ont fait que reconnaître cette nécessité.




Pierre Billaud (18 juin 1999 - ajout de deux fragments de partition le 11 sept. 1999)