CHANT GREGORIEN

Le Style Verbal : un non-sens rythmique


e "style verbal" est la pièce maîtresse de la réforme de style du chant intervenue à Solesmes à partir des années 70 (Cf. La nouvelle école de Solesmes, Opus Dei 1999 n°7 p. 149). Son origine semble remonter à un article du Chanoine Jeanneteau de juillet-août 1957 intitulé Style verbal et modalité, aujourd’hui malheureusement introuvable, et, curieusement, jamais réédité par l’abbaye. Cette doctrine nouvelle se trouve exposée en détail dans le cours de dom Cardine Première année de chant grégorien (réédition de 1995 remise à jour pour les références aux livres de chant en usage). Elle est également commentée, parfois précisée, dans le livre de Maurice Tillie Le chant grégorien redécouvert, et évoquée par dom Bescond dans Le chant grégorien, où elle est présentée comme le "contre-pied" du Nombre musical grégorien de dom Mocquereau. Toutefois il faut noter une différence importante de conception entre D. Cardine, pour qui le rythme semble indépendant du mode, et les autres notamment D. Bescond, qui au contraire veulent attribuer au mode une influence essentielle. Déniant toute justification aux suggestions de D. Bescond qui voudrait que la note modale (ou la tonique) joue un rôle dominant systématique dans le phrasé mélodique, nous nous limiterons ici à un examen critique du cours de D. Cardine.


La nouvelle doctrine

a lecture de la Sémiologie nous avait révélé un grand analyste, très savant et soucieux d’exhaustivité. Mais de ce cours de première année on retire une tout autre impression, pénible celle-là : en quelques mots, dogmatisme, application aveugle d’un système rigide. Cet ouvrage, en somme, affirme que le « style verbal » est le seul valable pour le chant grégorien, et qu’il est conforme aux anciennes notations manuscrites. Mais les arguments avancés en ce sens sont tellement légers et artificiels, qu’on en arrive à se demander si l’ouvrage est bien de D. Cardine lui-même. Quel contraste avec l’œuvre de D. Mocquereau, où le scrupule scientifique, l’ouverture à d’autres interprétations, le souci de totale cohérence, affleurent sans cesse !

Justement, on eût aimé trouver au début du livre une référence aux devanciers, en particulier à D.Mocquereau ou D.Gajard, pour exposer, fut-ce succinctement, en quoi la Méthode de Solesmes pouvait pécher et demander retouche. Admettons que le cadre d’un cours de Première année de chant grégorien s’y prêtait mal.
Nous conseillons vivement au lecteur amateur de grégorien de se procurer ce livre et de l’étudier par lui-même, car nous ne pouvons ici reprendre dans le détail toutes les idées et formulations offrant matière à critique, à côté de vérités toujours actuelles et bonnes à dire. On y rencontre aussi quelques fautes d’orthographe ou de typographie, des erreurs de report de fragments musicaux en notes carrées ou neumatiques, mais qui ne gênent pas la compréhension et ne méritent pas qu’on s’y arrête.
Citons d’abord quelques bases de la pensée cardinienne :
  • (n° 64) Il faut aborder l’étude du chant grégorien sans aucune conception rythmique préétablie, et être prêt à enregistrer les faits tels qu’ils sont, en les respectant dans leur intégrité...
Cette injonction peut être comprise comme un rejet implicite du cadencement binaire-ternaire base de la Méthode de Solesmes. Il est dit plus loin (début du ch. IV) :
  • ...On verra avec évidence, nous l’espérons, que le rythme d’une mélodie grégorienne ne saurait être cherché de façon valable qu’à la double lumière du rythme verbal et de la notation manuscrite, l’un reflétant l’autre.
  • (n° 62) ...l’essence du rythme est d’être relation d’un élan à un repos, de l’élan initial au repos final d’une même entité… C’est cette relation à l’élément final qui, par sa continuité, unit les éléments intercalaires, si nombreux soient-ils.
  • (n° 78-a) ...respecter le rythme verbal est une exigence absolue du grégorien et cela, même dans les pièces de style mélismatique ; il n’est pas rare, en effet, d’y trouver des syllabes finales ne portant qu’une note et dont la fonction rythmique doit cependant être perçue : ce sont des syllabes de détente avant la reprise d’élan qui suit.
Les mots du vocabulaire classique "ictus, arsis, thésis, levé, posé, etc", sont soigneusement évités. Les exemples illustratifs relevés ci-après apporteront plus amples détails sur la conception concrète cardinienne du rythme grégorien. D. Cardine considère le mot comme l’élément rythmique de base, ou, si le mot est trop bref, un groupe minimum de mots. Quand il s’agit d’un mélisme, l’élément rythmique "mot" est remplacé par un groupe de notes formant ce qu’il appelle une "entité mélodique" correspondant à un regroupement plus ou moins arbitraire de neumes. Finalement l’entité rythmique de base sera dénommée "entité mélodico-verbale", recouvrant les différents cas possibles.

Le "rythme verbal"

ntrons dans le vif du sujet, avec le chapitre III Rythme du chant grégorien, 4- Rapport du mot avec l’entité mélodique indivisible. L’auteur présente au n°67 l’introït Da Pacem (18e dim ap. P.), en style "mi-orné", où la superposition des éléments premiers mélodiques et verbaux est fréquente (Voir Figure 1). Il décompose la pièce en éléments rythmiques distincts, soulignés par des courbes fléchées (en noir, au-dessus) :


Figure 1    

On est immédiatement choqué par le détail du découpage, qui va jusqu’à individualiser les adjectifs possessifs tui, tui, tuae, et le substantif servi avec ses trois brèves notes. Si l’on peut accepter la répartition de la première ligne, on répugne ensuite à couper ut prophetae de tui, la forme de la mélodie -élan sur prophetae continuant son développement sur la première syllabe de tu excluant tout repos sensible sur la dernière syllabe de prophetae. De même l’incise fideles inveniantur, dont l’élan de fideles aboutit directement au point culminant de la pièce - la syllabe initiale de inveniantur, nettement allongée - souffrirait gravement dans son expression mélodique de toute distinction rythmique de la dernière syllabe de fideles, qui, bien qu’en relation évidente avec ce qui précède, doit participer surtout à l’élan menant à la syllabe longue dominante qui vient immédiatement après. Les deux mots semblent donc ici rythmiquement inséparables. Enfin les deux ensembles preces servi tui, et plebis tuae, demandent chacun à être chantés d’un seul soufle, sans insister particulièrement sur les dernières notes des syllabes verbales intermédiaires, à l’évidence arsiques et légères. Nous avons indiqué ces rectifications légitimes par des courbes fléchées en trait tireté sous-jacentes, qui coïncident pratiquement partout avec les divisions d’origine (barres, demi et quart de barre). Voici d’ailleurs la reproduction de cette pièce extraite du Triplex (page 336), où les notations neumatiques de Laon ou Ensiedeln confirment notamment la faible importance relative de la dernière syllabe de fideles (simple note de valeur syllabique). Voir Figure 2.

Figure 2    

On aurait quelque peine à trouver dans les notations neumatiques de cet introït des signes nets en faveur des thèses de D. Cardine.(voir ci-après un complément d'analyse de l'introït Da pacem).
Mais D. Cardine tient à son idée et nous présente quelques autres exemples cruciaux, calculés pour ne laisser aucune échappatoire au lecteur réticent. Nous citerons ci-dessous la première série d’exemples (trois fragments choisis pour leur étroite parenté mélodique), parce qu’elle est véritablement emblématique de la fausse rigueur de raisonnement, et de la fragilité des conclusions. Voici la reproduction des fragments utilisés (Figure 3) :

Figure 3    

On reconnaît en B l’incise fideles inveniantur examinée précédemment, pour laquelle nous avions souligné la nécessité expressive de traiter la finale de fideles en arsis, ce qui n’est nullement incompatible avec ce que demande l’auteur, à savoir la chanter "avec souplesse, sans l’écourter ni la durcir". Mais que veut dire alors "on veillera à rendre perceptible la fonction rythmique de la note attribuée à la syllabe finale"? Dans la théorie verbale, la syllabe finale est un repos en relation avec l’élan précédent, ce qui devrait correspondre à un posé, une thésis, pour parler clairement. Mais l’auteur décrit cette note-syllabe comme une "détente rythmique avant une reprise d’élan sur la syllabe initiale du mot suivant". Or, à ce qu’il semble dans ce fragment B, l’élan finit sur cette initiale incidente (note culminante longue), ou alors on se demande ce que veut dire "élan" pour D. Cardine... Pour le moins le vocabulaire est confus, imprécis, obscur, comme si une règle non écrite, impérative, interdisait de jamais recourir à celui des prédécesseurs, qui, eux, visaient à la clarté.
Mais la suite est encore plus troublante. L’extrait du graduel Timete (Triplex p. 458), fragment C, est mis en parallèle avec A (de l’introït In medio, Triplex p. 493). Pour un chanteur habitué à la méthode classique, aucun problème ne se pose. Pour A, la note-syllabe finale de implevit est posée (ictus implicite), pour s’enchaîner sur la note initiale légère arsique de eum, suivie immédiatement d’un posé sur note longue prolongeant cette syllabe. Pour C, même schéma rythmique, nous mettrons naturellement un ictus sur la syllabe -ni- (note la) de quoniam, pour alléger la note-syllabe suivante -am, qui amorce le saut à la note longue culminante de l’initiale de nihil. Mais selon D. Cardine, il faut absolument "ne faire aboutir le mouvement rythmique qu’à la syllabe finale (de quoniam) et non à la précédente, syllabe faible du mot, simple liaison entre les deux syllabes principales, entre les deux termes du rythme verbal". Le résultat, tout chanteur de grégorien en conviendra, sera boiteux, pour ne pas dire inchantable, à cause de l’inévitable syncope entre les deux syllabes consécutives -am et ni-. Il faut "enregistrer les faits tels qu’ils sont" dit l’auteur, alors voyons ces faits :
Le mot quoniam est une conjonction, qui n’a pas droit à l’accent tonique latin. Ce mot sémantiquement faible n’a pas vocation à être particulièrement mis en valeur, et doit rester asservi et lié à la proposition qu’il annonce : "car rien ne manquera à qui le craint". Ce point de vue est confirmé plus loin par l’auteur lui-même (n°99 p.73) : ...les conjonctions ... n’ont pas d’accent : elles sont entièrement ordonnées au mot qui les suit...
La notation sangallienne gratifie la syllabe -am d’un simple tractulus, et la syllabe suivante nihil reçoit une bivirga épisémée, point culminant du premier verset du graduel (Figure 4) :

Figure 4    

On ne voit pas bien quels autres faits pourraient accréditer l’interprétation recommandée par D.Cardine, qui relève alors d’une simple opinion personnelle, contraire à la logique, au sens mélodique, au témoignage des manuscrits. L’auteur, en citant cet exemple, aurait-il commis, par inattention, une grave erreur de choix ?

Un exemple "caractéristique"

ce propos, l’auteur croit avoir trouvé dans un détail des manuscrits comparés de Laon (messin) et d’Ensiedeln (sangallien), un "exemple caractéristique" de notation ancienne qui selon lui confirmerait la nécessité de marquer la syllabe finale des mots (n°75, pages 54-55). Manipulant les termes de comparaison, D. Cardine se livre ici à un exercice particulièrement tendancieux. Cependant les exemples qu’il cite présentent un intérêt intrinsèque qui justifie une étude à part, donnée ci-après, suivie d’une critique détaillée du raisonnement de l’auteur.

Sous le titre EXEMPLE CARACTERISTIQUE EN NOTATION MANUSCRITE ANCIENNE, D. Cardine compare deux fragments présentant des passages mélodiques analogues, sur des textes différents. D’une part le mot splendoribus du début de la célèbre communion In splendoribus (Triplex p. 44), et d’autre part quatre syllabes des mots tegumento manus extraits de l’introït De ventre (Triplex p. 570). Voir Figure 5 ci-après, dans laquelle nous avons rétabli les notations neumatiques de la syllabe initiale In, omises dans le cours :

Figure 5    

Voici le raisonnement de D. Cardine :
De part et d’autre, nous trouvons deux fois un double fa (bivirga sangallienne) précédé d’un , c’est-à-dire un matériel mélodique identique, du moins pour le fragment qui nous intéresse ici.
Or, la notation manuscrite, celle de Laon 239 surtout (plus précise et plus diversifiée que celle d’Einsiedeln pour la figuraion des notes isolées) prouve que ce même matériel reçoit une forme particulière du rythme verbal auquel il est adapté.
Tandis, en effet, que dans la communion, Laon 239 utilise un punctum (temps diminué) pour noter le ré qui, entre les fa redoublés, coïncide avec la syllabe faible du mot, dans l’introït, c’est par un uncinus (temps syllabique) qu’il note le symétrique qui, ici, coïncide avec la syllabe finale du mot : la différence est significative.
Si l’on ne fait pas attention au rythme verbal, on a dans les deux cas une double attraction du ré vers la bivirga. Or, si cela est bien confirmé dans le premier exemple, par la double notation manuscrite selon le phrasé que nous en avons déduit, par contre, dans le second exemple le texte serait détruit par le "télescopage" ; de tegumén-to ma-nus, télescopage formellement nié par Laon; d’où le phrasé différent indiqué ici.
La notation messine, à mesure qu’elle est mieux connue, conduit à constater l’importance qu’avait le mot pour le notateur et évidemment le compositeur.

Avant tout, ce raisonnement pêche gravement en faisant abstraction complète des contextes modaux et mélodiques des deux fragments cités. L’un est du 6e mode, brode d’un bout à l’autre sur la tonique fa, et ouvre l’antienne. L’autre se situe dans le corps de la pièce, est du 1er mode (tonique ), et évolue plutôt au grave, autour de la corde ré (modale). On pourrait s’en tenir là et rejeter sans examen des conclusions qui ne peuvent qu’être faussées au départ. Cependant, avant de reprendre dans leur détail ces conclusions, il peut être intéressant d’examiner sans idée préconçue les notations des fragments en question. Elles offrent en effet l’occasion de discerner deux styles de chant, et, par là, de tirer éventuellement des conclusions sur le rythme en usage aux siècles passés. Au terme de cet examen, nous serons mieux à même d’apprécier avec sûreté les thèses de D. Cardine.
Nous supposerons que le lecteur connaît bien la signification des signes et des lettres employés respectivement par Laon, et par Ensiedeln, en attirant cependant l’attention sur le risque de confusion résultant de la similitude des représentations manuscrites du tractulus sangallien, qui vaut un temps syllabique, et du punctum messin, qui vaut un temps diminué.
Comparons maintenant les notations du premier exemple, par les deux écoles. Ce début de communion de la messe de minuit, "Dans les splendeurs du ciel, ...", est traduit par Laon dans une allure vive, enthousiaste, avec des contrastes rythmiques accusés : deux en punctums (courts) voisinant avec des fa redoublés et augmentés (ajout de la lettre a, augete), puis cadence débutant normalement et ralentissant in extremis sur l’avant-dernière syllabe. Ensiedeln montre plus de retenue, les longues ne sont plus épisémées, le sur –ri- n’est pas abrégé, et la cadence commence à se ralentir dès la clivis de sanctorum, d’où une impression plus calme, plus sereine, plus sobre, bien qu’encore nettement enthousiaste. Dans cet extrait le contexte mélodique est marqué par la présence écrasante de la corde fa, modale, et pourrait expliquer l’abrègement intempestif dans L. de la syllabe –ri-, par un notateur distrait ou emporté par son élan. Exécuté à la lettre, cet abrègement donnerait en effet au chant une secousse violente et inopportune. De nos jours, dans les bonnes scholas, on demande à juste titre aux exécutants de retenir quelque peu les notes isolées encadrées de notes doubles ou épisémées, afin de tempérer ces contrastes rythmiques défavorables au legato.
Pour le deuxième exemple, extrait de l’introït de la Nativité de S. Jean Baptiste, "(il m’a caché) dans l’ombre de sa main", on constate une différence de comportement similaire. Laon démarre "en fanfare" par trois brefs punctums, au lieu de notes syllabiques dans Ensiedeln, et augmente (lettre a) le 2e double fa, alors que E. garde une simple bivirga. La syllabe –to, finale de mot, est traitée de façon identique dans les deux écoles par un temps syllabique. Le contexte mélodique est très différent du cas précédent. En mode de , cette corde bien présente ici diminue et tempère les tendances attractives vers les fa, d’où une ambiance modale radicalement différente de la précédente, malgré la ressemblance mélodique directe (fortuite ?), des quatre syllabes isolées par D. Cardine.
On peut distinguer alors assez nettement, d’après ces deux brefs extraits, deux styles d’interprétation, celui de Laon, vif et contrasté sinon heurté, l’autre (Ensiedeln, plus tardif de près d’un siècle), plus calme, apparemment plus enclin à s’accorder au caractère sacré de la liturgie. L’examen d’autres pages du Triplex confirme cette impression. Chez L. le punctum (temps bref) est rare en cours d’incise, et plutôt utilisé en début de phrase comme pour "lancer" le chant (ou le relancer après une cadence), alors que E. se contente de signes syllabiques. L. ajoute aussi la lettre a à certaines notes doubles, sans être suivi par E. Par exemple dans l’introït Da pacem (Figure 2 ci-dessus), on trouve les deux syllabes atones de sustinéntibus avec des notes isolées en temps syllabique dans les deux manuscrits L. et E. (pas de punctum), et chez L. un seul punctum sur la syllabe initiale de phrase Ut prophetae... Autre détail notable, le double fa sur prophetae est augmenté chez L. (lettre a), allégé chez E. (lettre c, celeriter).
Revenant au raisonnement de D.Cardine à propos de ces extraits, nous constatons qu’il focalise la discussion sur le traitement d’une seule note encadrée entre deux doubles fa, et qu’il semble dire en somme que, si Laon n’a pas abrégé ce en finale de mot au 2e exemple, comme il aurait pu être tenté de le faire par attraction du fa suivant (attraction illustrée par la syllabe –ri- abrégée du 1er exemple), c’était afin de bien marquer la fin de mot et d’éviter un "télescopage" respectant ainsi un hypothétique "rythme verbal" vers l’an 930.
Si c’est bien là l’hypothèse de D. Cardine, elle ne résiste pas à un examen un peu sérieux. En effet :
Laon utilise pour les notes isolées sur syllabes finales en cours d’incise systématiquement des uncinus, et il est facile d’expliquer pourquoi. L’exécution vocale d’une césure verbale requiert une brève coupure du son prélevée sur la dernière syllabe, suivie d’une attaque franche de la syllabe initiale du mot suivant. Même relativement très brève, la coupure de son doit être perceptible, donc de durée appréciable. De ce fait, tout abrègement de la syllabe finale compliquerait la tâche du chantre, et, pour le coup, risquerait de provoquer ce que D.Cardine appelle un "télescopage". De plus les césures verbales résultent du texte, et le chantre les repère sans avoir besoin d’aucune notation. On ne voit pas alors très bien ce que veut dire "faire attention au rythme verbal". Finalement, la "différence significative" que croit déceler D.Cardine dans les deux traitements de Laon de ce ré litigieux, est due bien plus à un abrègement inopportun dans le premier exemple, qu’à une volonté supposée de marquer la syllabe finale du second exemple.
A l’opposé des suppositions de D.Cardine, l’exemple tiré de l’introït De ventre apporte une preuve pour ainsi dire "palpable" de la non-existence de toute notion de "rythme verbal" dans les anciennes écoles de composition. En effet, si les compositeurs de l’époque avaient eu un souci particulier de faire ressortir les syllabes finales de mot, ils n’auraient certainement jamais imaginé d’insérer une telle syllabe en note isolée de valeur normale entre deux notes relativement très longues. Ou bien ils auraient allongé aussi cette syllabe, ou ils auraient choisi un autre schéma mélodique très différent. Pour eux, à l’évidence, il n’existait aucune obligation de traiter particulièrement les finales, lorsque la mélodie ne s’y prêtait pas.

Tolérer la syncope ?

es divers exemples proposés par D.Cardine que nous venons de discuter mettent bien en lumière le caractère tyrannique et injustifié de la doctrine verbale. Dans la méthode classique, il est fréquent de poser la dernière syllabe des mots latins, comme dans la thèse de D.Cardine, par exemple au cours des pièces de forme syllabique. Mais la conduite du chant doit à l’évidence prendre aussi en compte, non seulement le mot en cause, mais ce qui le suit immédiatement, de sorte que, lorsque la première syllabe consécutive demande un posé obligatoire, la dernière syllabe du mot précédent doit céder, devenant arsique et légère. Dans le "style verbal", tout se passe comme si le traitement de la dernière syllabe d’un mot (ou pour se conformer au vocabulaire cardinien, d’une entité mélodico-verbale), devait ignorer complètement ce qui la suit. Pour reprendre les exemples A et C, le chantre classique posera la syllabe –vit, de l’exemple A, comme en style verbal. Mais dans l’exemple C, la syllabe –am, qui est suivie d’une attaque de mot très appuyée (bivirga épisémée), ne pourra sans dégât être posée. Dans cette configuration, un posé acceptable de cette dernière syllabe devrait correspondre à une mini-cadence (concrétisée par un épisème ou un point mora, par exemple). C’est une situation que l’on rencontre assez souvent, mais ici cela n’aurait aucun sens, s’agissant d’une fin de conjonction, et d’ailleurs est démenti par le manuscrit.

Le nœud de cette controverse apparaît clairement : doit-on, ou non, tolérer en grégorien la syncope ou tout ce qui s’en rapproche? D. Mocquereau répond non, sans équivoque (Cf. Le nombre... n°226 1ère partie Vol.I p.128, et n°580 3e partie Vol.II p.399). Toute l’histoire de la musique antérieure au XXe siècle (avant le jazz) nous porte à croire que les compositeurs grégoriens n’admettaient pas la syncope, suivant spontanément en cela les règles du langage courant. Mais sauf erreur, car nous n’avons pas tout lu, les réformateurs, D. Cardine en particulier, ne font aucune allusion à la "syncope", comme si ce risque ne leur apparaissait pas, n’existait même pas. Pourtant il est fréquent de rencontrer, le Triplex en est témoin, des "entités mélodico-verbales" s’achevant sur une note isolée et suivies d’une note ou syllabe initiale longue ou épisémée demandant nettement l’accent. Dans les seules citations du cours de D.Cardine, on trouve une bonne douzaine de cas de ce genre. Alors pour respecter la doctrine, ou l’on obéit franchement à la règle cardinienne et l’on trébuche en mettant à mal le legato, ou l’on essaye de minimiser la difficulté, dans une expression hésitante et affadie.

L’accent secondaire

xaminons pour terminer la partie finale de l’ouvrage, où, après étude de l’accentuation des cadences dans les récitatifs liturgiques, on voit apparaître l’accent secondaire (nn°93-114). Dans cette partie règne l’incohérence : on parle de cadences cursives, ou toniques, sans définir ces qualificatifs, puis on déclare que l’accent tonique y joue un rôle de principe, ou de fait, pour en arriver à reconnaître après examen de divers exemples (introïts, psaumes), que les règles d’accentuation découlant du mot latin sont rarement respectées. Ensuite, l’auteur ne peut éviter d’introduire la notion d’accent secondaire, indispensable à une harmonieuse exécution des cadences, et, examinant "le rapport entre les deux derniers accents" (p.77), il aboutit à la règle : "il ne peut y avoir ni moins d’une syllabe ni plus de deux entre l’un et l’autre". Clairement cette règle rappelle le cadencement binaire-ternaire de la méthode classique, qui peut s’appliquer aussi bien à la forme syllabique, qu’aux mélismes où les notes remplacent les syllabes. Afin de repousser ce spectre indésirable, D. Cardine dénonce une "fausse théorie de l’accent secondaire" (n°108), et, au n° 117, met ses élèves en garde contre "une sorte de mécanisation –celle, en particulier, de l’accent secondaire- qui choquerait leur goût musical et leur cacherait la variété des traitements adaptés aux différents genres de composition". Mais les exemples qu’il invoque sont bien mal choisis, ou peu convaincants, quand il cherche à démontrer que les compositeurs n’ont recouru à l’accent secondaire dans les pièces ornées que contraints et forcés, après avoir reconnu que "les compositeurs grégoriens font preuve, sur ce point, d’une grande liberté" (fin n°108). Même lorsque ces compositeurs devaient adapter un nouveau texte à une mélodie existante, il nous est difficile de croire qu’ils n’auraient pu, s’ils l’avaient voulu, s’affranchir ici ou là de la mélodie, en cas de difficulté supposée. Il suffit pour s’en convaincre de considérer les nombreux traits du 8e mode qui, bien que truffés de formules mélodiques stéréotypées communes qui leur confèrent un "air de famille" évident, gardent chacun une individualité marquée fidèle au texte. Un des exemples cités par l’auteur est justement emprunté à un tel trait du 8e mode : Beatus vir. Il s’agit du mot benedicétur, qui termine la première partie de ce trait, où l’on peut s’étonner de trouver la syllabe tonique –cé- dotée d’une seule note simple (virga ou uncinus), coincée entre deux syllabes généreusement ornées, surtout la dernière –tur qui supporte le long mélisme cadentiel familier des traits de ce mode. Il est clair que le compositeur a réparti ses groupes mélodiques et ses syllabes au mieux de l’expression musico-textuelle, sans se préoccuper particulièrement de mettre en relief l’accent tonique. La discussion de D.Cardine sur le choix de la syllabe d’accent secondaire précédant la syllabe tonique manque de pertinence et d’intérêt dès lors que l’accent tonique est pratiquement ignoré. Dans les traits du 8e mode on trouve de nombreux passages analogues, avec des traitements très variés bien adaptés au texte, mais où la priorité évidente est mélodique plutôt que verbale. La liberté manifestée par les compositeurs grégoriens dans l’agencement des notes et du texte, dans toutes formes de composition, apparaît bien étrangère à une théorie dérivant étroitement de la forme et du rythme du mot latin isolé.

Conclusion

près ces discussions concernant les thèses rythmiques de dom Cardine, nous ne pouvons échapper à la conclusion que le "style verbal" strict, dans les pièces grégoriennes où des mots latins s’enchaînent pour former des propositions et des phrases, tel qu’il est présenté et affirmé, constitue du point de vue du rythme une véritable aberration. Cette doctrine mal fondée ne peut que déboucher sur des interprétations hésitantes et sans expression, ou au contraire incohérentes et heurtées, au détriment de la liturgie. Elle pourrait et devrait donc être refusée sans hésitation.

En comparaison la Méthode de Solesmes, par les nombreuses combinaisons possibles des accents toniques et rythmiques (ictus), laisse toute liberté à l’expression, dans un legato sans entraves. Mais, bien entendu, cela ne veut pas dire que les règles déjà anciennes posées par les maîtres de la méthode ne puissent être aménagées, améliorées, pour tenir compte en particulier des acquis sémiologiques ultérieurs les moins discutables.



(Activités annuelles de la Schola Saint Grégoire)



Pierre Billaud (juin 2001)