2. Lettre de P. Billaud à P. Bottet

le 5 janvier 2000

Cher Monsieur,

L'Abbé Portier m'a transmis en temps voulu votre lettre du 24 septembre, mais je ne pouvais y répondre immédiatement en raison d'occupations pressantes.
Tout d'abord je dois vous dire que l'article d'OPUS DEI qui avait retenu votre attention avait été publié sur Internet en novembre 1998 (voir La Nouvelle Ecole de Solesmes), et avait suscité d'intéressantes réactions les mois suivants, entraînant des mises au point et des suppléments. Deux importantes suites ont donc été publiées à la suite de l'article que vous connaissez, sur le site Internet : Réactions et débat sur le chant grégorien, et Chant Grégorien et Rythme Musical. Je pense que vous pourriez trouver quelqu'intérêt à prendre connaissance de ces documents.
Je reviens à votre lettre que j'ai beaucoup appréciée, en raison de l'originalité des idées qu'elle présente, venant d'un "non-spécialiste" de bonne foi, en dehors de tout endoctrinement. Je n'ai pas le loisir de commenter votre lettre dans tous ses détails, aussi je me bornerai à quelques remarques ponctuelles.
A propos des appréciations comparées des interprétations solesmiennes, le jugement est forcément très subjectif. Plusieurs de mes correspondants ont abondé dans mon sens, mais un autre s'est montré réservé. Vous imaginez trois motivations possibles de Dom Claire à son changement de style, qui ne s'excluent pas mutuellement. M'en tenant au seul aspect du rythme, je tendrais à croire que Dom Claire s'est efforcé d'appliquer les nouvelles théories (de Jeanneteau-Cardine pour simplifier), auxquelles il adhérait et avait sans doute contribué personnellement. Ainsi que je le développe dans les articles signalés plus haut, les nouvelles théories ont introduit un changement à mon avis déterminant, et dommageable sinon catastrophique, l'abandon du rythme binaire-ternaire. En renonçant à cette règle, on est perdu, sans repère, et on fait un peu n'importe quoi, comme par exemple ces quasi-syncopes choquantes émaillant les interprétations dirigées par Dom Gagné, le nouveau chef de chœur de Solesmes.
Vous semblez avoir redécouvert la hiérarchie des notes, principales d'une part, de passage ou d'ornement d'autre part, qui régit toute mélodie, même moderne. Mais vous allez un peu trop loin quand vous réduisez la mélodie ornée à son ossature, le reste n'étant que "fioritures", destinées à être "murmurées". Ces notes "surajoutées" sont au contraire la chair qui valorise, justifie, l'ossature, et ne peuvent être sans inconvénient sensiblement minorées à l'exécution. L'exemple du graduel Haec Dies est pertinent au début, mais si vous poursuivez un peu, il semble évident par exemple que le long mélisme qui gratifie la dernière syllabe a de in ea doit être chanté, doit s'envoler, avec conviction, et ne peut être simplement murmuré.
Je ne suis pas surpris de la déclaration de Dom Lefeuvre, persuadé qu'on "sait" maintenant chanter comme au XIIe siècle. C'est ce qu'ont toujours prétendu les novateurs du chant grégorien, des cisterciens à Dom Cardine, poursuivant la chimère de la "parfaite authenticité", évidemment hors de portée. Plus modestement Dom Mocquereau et Dom Gajard cherchaient, selon les directives de Rome, à mettre au point de nouvelles éditions du répertoire adaptées à la liturgie, facilitant et unifiant le style d'exécution. Dom Lefeuvre faisait allusion probablement au Graduel TRIPLEX de 1979, conforme à la nouvelle liturgie (édition de 1974), et comportant en interlignes le report manuscrit de deux séries de neumes, l'une d'origine sangallienne, l'autre de Laon. Ce graduel est effectivement précieux par les précisions qu'il apporte à la notation classique de Solesmes, mais malheureusement difficile à lire en raison des décalages parfois importants des neumes par rapport au texte. Il est disponible en librairie.
Je dois m'en tenir à ces quelques remarques, mais serai heureux de poursuivre la discussion, si cela vous convient.
Je vous prie de croire, cher Monsieur, à mes meilleurs sentiments.

P. Billaud



          Retour au sommaire des lettres