5. Lettre de P. Bottet à P. Billaud

le 13/2/00

Cher Monsieur,

J'ai fini de lire avec beaucoup d'intérêt vos papiers transmis par mon fils. Je constate entre nous, et des différences d'approche, et une connivence sur des points essentiels. je vais essayer de m'expliquer sur quelques points.
J'ai donc relu attentivement vos explications relatives à Dom Cardine et Dom Bescond, sujet totalement nouveau pour moi, et qui va au delà de ma modeste science. Elles m'ont paru beaucoup plus claires qu'à la première lecture, comme si le texte paru dans Opus Dei avait été tronqué de quelques phrases, mais je n'ai pas vérifié. Quant à l'influence orientale, ou indienne, affirmée par certains, je ne suis pas en mesure de la discuter, mais j'ai un ou deux disques dans ce style que je conserve comme des curiosités, mais qui n'apportent rien à ma prière, au contraire. En dehors d'une certaine curiosité intellectuelle, je me fous de "l'authenticité", et Solesmes se fût-il trompé que je lui resterais reconnaissant d'avoir enrichi ma vie spirituelle. Ceci dit, il est plus vraisemblable d'admettre que les Bénédictins sont restés avec Dom Mocquereau dans la bonne tradition. Quand j'étais plus jeune, il m'arrivait de parler de "yoga des chrétiens", à cause de l'union réalisée entre le mental et le corporel (ce qui nous ramène au ternaire-binaire). Vous citez quelque part Jean de Valois; pour préciser les limites de ma science, je vous dirai que je l'ai lu deux fois, dont une fois assez récemment, avec intérêt, mais que nombre de passages sont restés encore aujourd'hui hors de ma portée.
Quant à votre explication du rythme, tout en vous donnant raison sur le fond, j'avoue n'avoir pas été convaincu par votre analyse à partir de la langue parlée, en prose, d'abord en français, qui pour moi est une langue plate, puis en anglais que je maîtrise mal. Si j'osais (j'ose !), je vous suggérerais en langue poétique (je cite de mémoire) le "Roi des Aulnes" :

"Wer reitet so spät durch Nacht und Wind"
"Es ist der Vater mit seinem Kind" (Heine)

ou encore l'admirable cantique de Saint François, encore proche du latin :

"Laudatu sî, Signore, per quest'acqua, ch'e molto fresca...."

Mais en dehors de la démonstration d'un sens rythmique inné à l'homme, il me paraît difficile d'assimiler rythme verbal et rythme musical, tous deux opérations de l'esprit, mais d'essence différente, me semble-t-il. Pour répondre à une de vos remarques, je dirai que j'attache une importance égale à l'un et à l'autre, que je me refuse à les hiérarchiser, et que l'infinie variété du grégorien jaillit de leur rencontre.
Le binaire-ternaire est certainement le fondement de toute initiation au grégorien. J'ai longtemps pensé qu'il suffisait de savoir compter jusqu'à trois pour chanter, mais en vieillissant je fais quelque progrès en arithmétique et il m'arrive de penser que deux et trois pourraient parfois faire cinq; ce n'est certes qu'une nuance d'interprétation, mais qui assurerait dans certains cas une plus grande fluidité à l'exécution de certains ornements. De même que la gamme n'est qu'un jeu arithmétique sur les nombres 2 et 3, tout ensemble peut être décomposé en sous-ensembles de 2 ou de 3 éléments, et il faut se plier à cette discipline, mais exploiter le résultat avec souplesse, et se garder de balancer, à la manière des ânes, l'encolure à chaque foulée. Mais si d'un autre côté Dom Cardine prétend étendre le neume à tout un mélisme, tout en reconnaissant l'existence d'appuis rythmiques intermédiaires, j'ai l'impression d'une querelle de mots, car que signifie alors "neume" ? Il faut se garder d'être scolaires. Exemple : dans la Communion de ce matin, 6º Dimanche après l'Epiphanie, au dernier mot, sur le De de Dei, on peut certainement compter 1-2-1-2-1-2-1-2, mais ne vaudrait-il pas mieux faire sentir délicatement la succession d'un pressus et d'un salicus, qui "syncopent" cette syllabe ?
Je vous suis tout à fait quand vous écrivez que certaines indications ont dû être rajoutées aux partitions en raison du développement de la musique moderne, alors qu'elles n'auraient traduit que des évidences pour les chantres des siècles antérieurs. C'est pourquoi je suis opposé à toute cohabitation à l'Office entre grégorien et polyphonie. Quand un bon prêtre, que je respecte, me dit espérer par là amener ses ouailles au grégorien, je pense que c'est une ânerie, car nous sommes dans deux mondes différents.
Vous mettez dans le mille quand vous penser déceler chez moi une écoute "intégrée ou harmonique". C'est vrai, je suis plus sensible à la construction qu'à la mélodie. Pour reprendre un mode d'expression cher à une musicologue de notre région, je dois avoir un cerveau gauche hypertrophié aux dépens du cerveau droit. Votre citation "structurer l'espace" me plaît beaucoup, mais l'espace musical est un espace/temps. Ne cherchez pas pour moi du côté de la musique indienne, que j'ignore, mais plus du côté de la fugue, qui est pour moi la clarté. Je suis revenu à la musique depuis ma retraite, avec mes faibles moyens, et me suis aperçu qu'à côté d'un souci du phrasé encore accru, je m'intéressais beaucoup plus que dans ma jeunesse à la tonalité et ses modulations, et que je travaillais beaucoup plus crayon en main.
Revenons au grégorien, monodique par définition. Je suis peut-être sensible, plus qu'à la ligne mélodique aux sauts d'intervalles que j'interprète à l'intérieur du mode et que j'aurais tendance à assimiler à des accords (où est la frontière entre accord et intervalle ?). Je recherche les teneurs successives, que j'interprète dans leur rapport avec la dominante, tellement je pressens que le fin du fin du grégorien est dans la psalmodie. J'entends le mode comme une sonnerie de cloches qui continueraient à résonner dans ma tête.
Vous émettez quelques doutes sur les modes grégoriens, et vous avez peut-être raison. J'ai lu quelque part, il y a bien longtemps, que les huit modes avaient été codifiés et numérotés pour la commodité des organistes chargés de l'accompagnement. C'est très possible, et d'ailleurs je crois savoir que Solesmes est revenu à un nombre plus important de modes. Pour ma part, le m'accommode des huit modes du 800, qui me fournissent des points de repère, et je m'extasie des libertés que s'octroie le compositeur au cours de la pièce, pour revenir dans le ton à la dernière incise, un peu de la façon dont Bach résoud ses dissonances dans la dernière cadence.
Sans vouloir convaincre personne, je pressens une dimension harmonique dans le grégorien, bien que mes connaissances en harmonie soient pratiquement = 0. Je rêverais d'un accompagnement sur un instrument à cordes, harpe ou luth, pourquoi pas guitare, mais l'orgue n'est certainement qu'un pis-aller pour cet usage. L'instrument liturgique par excellence serait les cloches, mais cela poserait des problèmes insolubles d'accord.
A ce propos, et je terminerai par là, je vous livre une information reçue ces dernières semaines, et qui m'a ravi : dans une petite ville de Bavière, près de Coburg en Franconie pour être plus exact, au départ d'une marche en campagne montée par la Bundeswehr, la Musique Militaire a joué la Coburgermarsch de Haydn accompagnée par le carillon de l'église paroissiale, tous deux jouant et sonnant dans la même tonalité (ré majeur)! Ce fut certainement un très beau moment de liturgie militaire, à laquelle je reste très attaché.
Croyez, cher Monsieur, à l'expression de mes meilleurs sentiments

P. Bottet

PS - une question m'intéresse, que vous avez peut-être déjà examinée : ma curiosité ayant été aiguisée par un livre sur Hildegard von Bingen, j'ai voulu écouter de ses compositions, et j'ai emprunté il y a trois ans un CD enregistré par un ensemble de professionnels. J'ai été très déçu, mais ne disposant pas de partition, je n'ai pu distinguer si les pièces étaient inintéressantes par elles-mêmes, ou mal interprétées. Il ne me reste qu'une impression de monotonie, malgré quelques mélismes de belle venue, et je ne sais si l'on peut rattacher ces compositions à l'art grégorien. Avez-vous un avis ?



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