Pierre BOTTET

à Jean et Anne Vaquié


DE L’INTELLIGENCE DU GREGORIEN A LA MESSE


es réflexions sont nées de nombreuses indignations, en divers lieux, et dont la charité s’est parfois mal accommodée, mais je ne voudrais retenir que les enseignements qu’elles m’ont suggérés, et dont j’espère que du moins mes enfants tireront quelque profit. Ma voix cassée me tient à l’écart des chorales et me retient ainsi de me montrer odieux. Faute d’en entendre, je dois me contenter de lire le grégorien, et d’y appliquer, selon l’exemple de Dom Gajard, le quelque sens musical qui m’a été donné.


ur un plan strictement musical, il est frappant de constater que certaines pièces apparaissent comme des chefs-d’œuvre d’invention mélodique, alors que d’autres sembleraient beaucoup plus fades, encombrées de notes d’ornement ou de formules stéréotypées, en particulier dans les graduels. Et pourtant toutes gardent leur place dans la liturgie, sans que les Pères de Solesmes aient songé à faire un choix lors de leur œuvre de restauration. Qu’en conclure, sinon que le chant grégorien n’est pas "de la musique" et qu’il faut chercher ailleurs sa signification et son utilité ?


La forme authentique de la messe, au rite grégorien tel que nous l’a laissé Saint Pie V, est la messe solennelle, donc chantée selon les mélodies grégoriennes consignées dans le missel romain. Ces mélodies ne sont pas un encadrement musical d’une liturgie qui se déroulerait exclusivement à l’autel, mais font partie intégrante de la liturgie de la messe. La preuve en est que le prêtre doit en lire les textes même si elles ne sont pas chantées, comme il en est au cours d’une messe basse, ou d’une messe privée. Or je crois que ma génération au moins, éprise d’intimité, s’est trop laissé prendre au charme de la messe basse, qui permet de mieux suivre individuellement, par la lecture simultanée, et donc prendre à son compte les prières, certes admirables, de l’officiant ; preuve en est l’attitude corporelle de nombreux fidèles, qui à la grand’messe s’agenouillent pour réciter les prières au bas de l’autel, prières de préparation du clergé, officiant et "ministres", pendant le chant de l’introït. Je regrette, il ne faut pas intervertir les rôles : nous laïcs ne faisons pas partie du clergé et nos prières ne sont pas à tout moment identiques, ce qui nous sera encore rappelé par notre propre récitation du confiteor en préparation à la communion. Nous assistons à la messe, le mot est très beau, en nous unissant d’esprit et de cœur à ce qui se déroule devant nous dans l’enceinte fermée du chœur. Alors comment nous unir ? C’est là qu’intervient le chant liturgique ; Saint Paul nous dit "in hymnis et canticis, in gratia cantantes in cordibus vestris" (5° dim. après l’Epiphanie). Bien. Mais dans le chant liturgique ce n’est pas l’inspiration personnelle d’une âme pieuse qui s’exprime et que nous partageons, comme dans les cantiques français, mais la prière même de l’Eglise tout entière, à laquelle nous nous associons, que celle-ci s’exprime avec les mots de l’Ecriture Sainte ou dans des termes propres et retenus par la tradition de l’Eglise. L’Eglise nous invite à renoncer à nous-même pour nous fondre dans le chœur d’adoration du Corps Mystique. Pour me faire comprendre, je dirai que je ne méprise pas la prière personnelle, mais qu’elle est moins utile et moins efficace. Ce serait du pharisaïsme que de croire la prière d’un protestant moins fervente que la nôtre; mais elle est hors de la Communion des Saints et des Anges. Limitée au plus à la communauté des croyants. Or trop souvent notre piété même, si nous ne contrôlons pas étroitement notre sensibilité, induit en nous des comportements protestants. Notre union à l’Eglise Universelle se manifestera soit par la participation vocale au chant liturgique, soit par une participation d’écoute active de la parole sacrée chantée devant nous, qui submerge nos sentiments personnels. A ce moment, le chant liturgique devient renoncement à soi-même. Je ne suis pas qualifié pour parler de contemplation, mais un bénédictin de Kergonan a écrit que le terme de contemplation était mal adapté à notre condition terrestre, car nous n’aurons la "vision" que dans l’au-delà; tout ce que nous pouvons espérer sur terre est d’ "écouter".

Revenons au chant lui-même : il traduit dans le monde sonore des paroles sacrées dont nous voulons nous imprégner et faire la prière de l’Eglise, et à ce titre la nôtre. Il doit donc être prière avant d’être chant, et c’est le tort de trop nombreux laïcs de bonne volonté, de trop "chanter". Il n’y a pas de place pour les effets de voix même involontaires, en particulier sur les finales. Sur ce point, j’ai cru longtemps que les fautes fréquentes étaient imputables à une méconnaissance de la prononciation latine; une écoute plus attentive m’a convaincu que ces fautes étaient surtout le fait des femmes, qui étalaient dans un dernier effet de voix cette sensualité inhérente à leur nature, que je respecte, mais qui les fait écarter de l’autel. Les trop belles voix sont un écueil, et Vaquié disait même de l’officiant qu’il n’était pas mauvais qu’il soit piètre chanteur ou même chantât faux.... La pratique du grégorien doit être une ascèse, un renoncement à soi-même. Elle suppose certes une "technique" , mais plus encore une attitude intérieure, c’est une déclamation mélodique et rythmée, où la voix s’efface, se fait discrète pour faire ressortir la prière.

arlons donc "technique", puisqu’il en faut, mais en l’ordonnant au but à atteindre. De nombreux ouvrages l’ont fait de manière érudite, mieux que je ne saurais le faire, mais il m’a semblé que le souci didactique masquait la flamme qui certainement illuminait leur auteur, comme le manifeste Dom Gajard dans ses admirables commentaires de mélodies grégoriennes.


La richesse, l’infinie variété du chant grégorien provient pour une grande part de la dialectique incessante entre un rythme "musical" et un rythme "verbal", qui tantôt se conjuguent, tantôt se contrarient.

u’est-ce que le rythme ? C’est une opération de l’esprit, une volonté d’organisation des éléments d’un ensemble, qui s’oppose au chaos, à l’aléatoire. Les Anciens l’associaient au nombre, et parlaient d’harmonie. Le tam-tam qui fascine tant les ethnologues incultes me paraît plus une dégénérescence qu’une source originelle du rythme.


Le rythme musical est contenu dans la ligne mélodique structurée en neumes, tantôt pairs, tantôt impairs. Oublions cette maudite "mesure" inventée par la musique moderne. La démarche de la mélodie sera comparable à celle d’un danseur, dont le pied se trouve à tout moment, soit au "poser", soit au "lever", sans que l’on puisse distinguer si le poser est la fin de la foulée précédente ou le début de la suivante. Pour tenir compte des rythmes "binaires" ou "ternaires", je préférerais la comparaison avec un cheval admirablement manègé, qui donnerait à la demande des foulées de trot ou d’un galop rassemblé. Sur cette trame, la mélodie connaîtra des élans ou des retombées, dont il faudra étudier scrupuleusement l’ordonnance, pour ensuite en déceler l’harmonie avec le sens du texte.

Le texte, lui, suit un rythme qui lui est propre, celui de la langue latine. Deux obstacles à la compréhension : d’abord nous parlons nous-mêmes tous les jours une langue maternelle qui est plate, amusicale, d’autre part ceux d’entre nous qui sont restés latinistes ont appris une langue morte, uniquement écrite, dont ils ont une perception visuelle, non auditive. Chaque mot latin parlé a un rythme interne qui s’articule autour de l’accent tonique : la voix s’élance jusqu’à la syllabe accentuée, qu’elle marque soit par une tonalité plus aigue, soit par une intensité accrue, soit encore en s’y attardant quelque peu, avant de retomber doucement pour laisser place au mot suivant, lequel s’enchaîne sans liaison. Accent que je comparerais au mât central qui soutient une tente dressée abattez ce mât et vous n’aurez plus qu’une toile informe gisant sur le sol, où vous aurez du mal à reconnaître ce qui fut une tente; omettez l’accent tonique et l’oreille qui vous écoute enregistrera une suite incohérente de syllabes, où elle ne pourra discerner un sens. Si donc le sens des textes liturgiques a la moindre importance pour vous, il faut redonner vie aux mots, puis aux propositions et aux phrases, autrement dit traiter le latin liturgique comme une langue vivante, la langue vivante de l’Eglise. Crevez l’écran qui vous sépare du texte, pour percevoir immédiatement, au niveau affectif, le sens des mots prononcés. Un enseignant écossais de mes amis disait : parler une langue étrangère, c’est d’abord un comportement affectif ! En fait, ce n’est pas le seul latin, mais l’ensemble paroles-mélodie du chant grégorien qu’il convient de restaurer comme langue vivante, langue de l’Eglise, mode d’expression de notre dialogue avec Dieu.

Je ne crois pas demander quelque chose de surhumain, tout au moins en France. Etudier les textes de la messe, c’est bien la moindre des choses, et nous avons d’excellentes traductions dans nos missels pour nous permettre d’approcher le texte original, le plus souvent tiré de la Vulgate. Beaucoup de mots latins sont chargés pour nous de pouvoir évocateur, quant aux déclinaisons, il suffit de savoir que le mot se charge d’une inflexion différente selon le rôle qu’il joue dans la phrase, de même qu’en français nous donnons à notre voix d’instinct des inflexions particulières pour souligner le sens, et le rôle dans la phrase, des mots prononcés. Les bébés romains ont ils attendu leur esclave grammairien pour parler latin à leur mère ? Et le reste viendra par la pratique, avec l’aide du maître de chœur, s’il sait ce qu’il chante, ou d’un prêtre miséricordieux. Car il y a aujourd’hui plus de prêtres que dans ma jeunesse, qui s’efforcent pour eux-mêmes à une prononciation du latin liturgique conforme aux règles romaines, elles-mêmes rappelées dans la préface du Paroissien Romain, dit "800". Un ouvrage récent , "le Latin par la Messe", de Georges Bedel, veut donner un "itinéraire linguistique et religieux" qui serait accessible à tous. Il est excellent, je regrette seulement que lui aussi vise seulement l’accession à une langue écrite, Il faut pourtant signaler une difficulté tenant à l’ordre de construction de la phrase latine : la place des mots dans la phrase est grammaticalement indifférente, cependant le latin est par essence une langue "inductive", comme l’allemand, et le sens se dégage au fur et à mesure que l’on avance dans la phrase, dont le verbe sera souvent le dernier mot, en quelque sorte la clef de voûte. Cette particularité fait sa richesse et lui donne son rythme oratoire. Et puis ne méprisons pas le latin liturgique sous prétexte que ce serait un bas-latin populaire. Il s’est forgé son originalité, s’adaptant au style de l’Ancien Testament; et plusieurs attaques contre la liturgie traditionnelle, Dom Guéranger l’atteste, ont tiré argument du retour à un latin soi-disant plus pur.

’accent tonique, en quelque sorte sommet du mot, va tantôt coïncider avec le poser de la voix sur la ligne mélodique, tantôt avec un lever, c’est cette dialectique que j’évoquais plus haut. Il est clair que l’accent tonique, qui traduit un élan, s’accommodera particulièrement d’une position au "lever", et que son exécution ressemblera alors à un léger coup d’aile pour accompagner un élan déjà donné. La comparaison avec un jeu de balle éclairera peut-être un chantre débutant : si l’accent est au "poser", il faudra un effort plus vigoureux pour arracher la syllabe accentuée et la renvoyer vers le haut; ce sera souvent le ton de l’affirmation. C’est, je crois, du moins à un niveau élémentaire, la règle d’or du grégorien, qui donnera du nerf à l’exécution, et commencera à suggérer à l’oreille attentive tout le contenu du texte, au delà de sa seule étude critique, cartésienne, et à donner à ce texte sa forme de poème sacré, nous introduisant dans la méditation de la parole divine.


Le mot, cellule de base de tout texte, trouve son unité autour de l’accent tonique. Son mouvement propre est une montée jusqu’à la syllabe accentuée, suivie d’une retombée en douceur. Par ce mouvement il acquiert son unité et se distingue du mot qui le précédait autant que du suivant. Là encore je ne saurais mieux comparer qu’avec un cheval passant une barre, dont les dernières foulées, sans pour autant presser l’allure, se font plus serrées, plus pressées sous l’action de jambe, déjà dans un mouvement ascendant, avant qu’il ne s’étende au dessus de la barre pour enfin se recevoir et être repris par la main de son cavalier, avant d’aborder la barre suivante.

L’étude attentive des suites de neumes, en corrélation avec le déroulement des mots, des propositions, puis des phrases, permettra ensuite de dégager par degrés le rythme de la pièce, jusqu’au "grand rythme", c’est-à-dire le souffle qui anime la pièce, et par lequel l’exécutant n’aura qu’à se laisser porter quand il l’aura saisi. Travail parfois ingrat de décompte des notes auquel doit se livrer scrupuleusement le maître de chœur, sous peine de tomber dans le propre esprit et d’"inventer du grégorien", avant d’en transmettre la synthèse à ses chantres. Dans son étude, il sera servi certes par son sens musical, mais ne négligera aucune aide et particulièrement les signes ajoutés par Solesmes à l’Edition Vaticane dans ses propres éditions de recueils liturgiques. Ces signes, sur la propriété desquels Solesmes veille jalousement, dit-on, n’ont donc pas de caractère contraignant, mais nous serions bien bêtes de les négliger, si nous pensons que Solesmes a su interpréter les mélodies grégoriennes d’une manière propice à la prière du cœur. Reste à bien les comprendre, ce qui n’est pas toujours le cas. Ces signes sont au nombre de trois :
  • l’épisème vertical, petite virgule droite placée au dessus d’une note, nous indique qu’il y a sur cette note l’ictus, c’est-à-dire le poser de la voix. En théorie nous n’aurions pas besoin de ce signe, les règles de la grammaire grégorienne devant suffire, mais la pratique montre que nous serions souvent hésitants, en particulier pour distinguer le salicus du scandicus, et même que dans certains cas il y a véritablement un déplacement de l’ictus; il est raisonnable de penser alors que les bénédictins de Solesmes ont adopté une solution qui n’apparaissait pas évidente, en se fondant, soit sur des manuscrits que nous n’avons pas entre les mains, soit sur une tradition orale appuyée par des motifs sérieux.
  • l’épisème horizontal, petit trait horizontal au dessus d’une ou plusieurs notes, suggère un léger allongement de la ou des notes concernées, mais pris au pied de ta lettre il a parfois justifié un véritable sabotage de la mélodie, Il faut comprendre qu’il nous est demandé de donner une valeur particulière aux notes touchées de ce signe. Je dirais pour ma part, de les "chanter" davantage, c’est à dire de leur donner un peu plus de chaleur qu’il ne sied d’habitude à la liturgie, de les faire résonner en quelque sorte, ce qui s’accompagnera d’un "léger élargissement de la note", comme le dit la préface du "800", ce qui veut tout dire sauf doubler la note en cassant le rythme de la mélodie. Cet épisème servira tantôt à souligner une syllabe importante pour le discours, tantôt à donner un point d’appui pour un élan mélodique.
  • le point mora, petit point suivant immédiatement une note, indique un "retard de la voix" - mora vocis - sur cette note. L’analyse rythmique conduit à y voir la succession d’un poser et d’un lever, ce qui amène le plus souvent à doubler la durée de cette note; il faut pourtant faire la différence avec un groupe de deux, ou trois, notes de même hauteur, sur lesquelles l’intensité se maintient, avec parfois une légère nuance de crescendo ou de diminuendo, tandis que la mora vocis entraîne une retombée de la voix, comme si la syllabe touchée était une syllabe "muette", pensée plus que prononcée. A mon avis des laïcs au souffle court devraient pouvoir prendre parfois sur ce temps de retard de la voix pour reprendre une brève respiration sans briser le mouvement de la mélodie, en particulier sur un quart de barre.

Mais tout cela ne sert de rien là aussi, s’il n’y a pas d’abord l’impulsion. Impulsion entretenue puis canalisée par le maître de chœur, comme un cavalier combine action des jambes et de la main, et qui seule donnera de l’âme au chant, lui conférant cette élégance qui masque l’effort et manifeste la soumission de la matière à l’esprit. Encore une fois, sans impulsion, il ne reste qu’un degueulendo, selon la forte expression de Louis Vierne quand il tenait l’orgue de Notre Dame de Paris.

unis de ces outils, nous pouvons nous risquer à entrer dans le déroulement de la messe, par l’introït, comme son nom l’indique. Je m’attarderai un peu sur cette pièce, c’est la plus habituellement chantée, et c’est heureux, car par elle nous entrons vraiment dans la signification de la messe du jour.


L’introït est une antienne, pièce de style libre encadrant un verset de psaume. Il accompagnait primitivement la procession du clergé qui se rendait à l’autel en récitant les actuelles prières au bas de l’autel. On peut penser qu’à l’origine le psaume était chanté intégralement, d’autant que le verset chanté de nos jours est le plus souvent le premier du psaume choisi. L’antienne, plus développée que les antiennes de l’office, présente souvent une mélodie fortement originale, même si on peut dans certains cas établir des parallèles entre certaines d’entre elles. Son texte est le plus souvent tiré du psaume qui a fourni le verset, mais les exceptions sont nombreuses, puisées le plus souvent dans l’Ancien Testament. Antienne et verset vont nous conduire à une première méditation sur le sens particulier de la fête du jour (car chaque messe est une fête pour l’Eglise), orienter notre prière et nos demandes de ce jour, que le prêtre formulera dans la collecte, oraison qui forme un tout avec l’introït. Aussi faut-il d’abord se pénétrer de ces textes si on veut percevoir l’amplification, ou l’approfondissement, que la mélodie va leur donner, éveillant des résonances dans notre âme, certes par l’intermédiaire de notre sensibilité, mais celle-ci est étroitement encadrée et préservée des débordements par les formules fortes et austères de la liturgie, que nous recevons dans un esprit d’obéissance, assurés de leur caractère immuable.

enant donc de pair cette étude du texte et de la mélodie, nous aurons besoin pour la compréhension de la mélodie d’une clef dont je n’ai pas encore parlé : c’est le mode. De quoi s’agit-il ? Pour satisfaire notre esprit, toute musique, à toute époque, a besoin d’un principe organisateur qui lui donne une cohérence (comme nous avons besoin, pour nous mouvoir en état de pesanteur, de connaître le "haut" et le "bas"). La mélodie grégorienne, issue de la psalmodie, mais aussi informée par la musique grecque, va s’articuler autour de deux môles, deux notes de la gamme naturelle désignées respectivement comme la dominante et la finale : la finale sera la note servant de conclusion, ou de "chute" à la pièce, la dominante sera la note supportant le recto tono de la psalmodie, ou jouant un rôle éminent dans des pièces plus libres. La mélodie s’enroulera donc autour de ces deux notes principales, parcourant les notes intermédiaires ou voisines. La tradition ecclésiastique a retenu huit couples de notes de la gamme appelées à jouer le rôle de dominante et de finale. A ces huit combinaisons ou modes vont donc correspondre pour la mélodie des ordres différents de succession des intervalles par rapport à la dominante et la finale choisies. Ces intervalles, tons entiers ou demis-tons, sont en effet eux-mêmes immuables à l’intérieur de la gamme naturelle de Do à Do (pour mémoire, les demis-tons se situent l’un entre Mi et Fa, l’autre entre Si et Do). Il est naturel que l’ordre de succession adopté imprime à la mélodie une coloration particulière, qui induira une certaine disposition d’esprit chez les fidèles. A cet égard, on peut dire que la musique moderne s’est considérablement appauvrie en ne retenant que deux modes, baptisés majeur et mineur; ceci explique pour une bonne part les tentatives des compositeurs contemporains pour inventer d’autres systèmes.


evenons à notre introït. Il est essentiel que le choriste comprenne dans quel mode il chante, pour donner une interprétation intelligente, et ce serait souhaitable également pour l’auditeur, afin d’orienter son oreille. Cela risquerait d’être ardu pour beaucoup d’entre eux, si l’antienne de l’introït n’était immédiatement suivie du verset de psaume, nécessairement dans le même mode. Or dans la psalmodie le caractère du mode s’impose naturellement par le balancement régulier entre dominante et finale, et le parcours des intervalles essentiels lors des formules de cadence. C’est pourquoi toute étude de l’introït devrait commencer par le verset, et l’étude conséquente de l’antienne s’en trouverait illuminée. Ce serait en même temps redonner au verset sa vraie valeur, alors qu’il apparaît parfois comme un bouche-trou dont on se débarrasse, que l’on marmonne avec de la bouillie dans la bouche, pour retourner à la mélodie plus attrayante de l’antienne. En veillant à prononcer et à articuler, même mentalement, en évitant les liaisons que le latin ignore, on redonnera à chaque mot son individualité et sa signification.


L’antienne, partant le plus souvent de la finale ou d’une note immédiatement voisine (plus rarement de la dominante), se déroulera selon des élans vers la dominante, voire au-delà, suivis de retombées qui favorisent l’intériorisation des paroles prononcées. Une analyse musicale attentive dégagera le rapport entre le mouvement de la mélodie et le texte qu’elle rend sensible. Cependant, et sous peine de donner une interprétation lourde, pesante, comme c’est trop souvent le cas, il faut, à mon sens, que cette analyse s’attache, dans le cas le plus fréquent du style dit "orné", à faire la part de l’ornementation et du mouvement mélodique proprement dit, à "dégraisser" la ligne mélodique en quelque sorte. Nous verrons alors surgir comme le squelette de la mélodie, tantôt calme, paisible, oscillant entre dominante et finale, tantôt plus agitée, sinon dramatique, prenant appui sur des notes intermédiaires qui nous surprennent et suggèrent des sentiments plus animés en relation avec le texte. Autour de cette ligne viendront s’enrouler des neumes d’ornement, comme des broderies dont l’exécution se fera légère afin de ne pas masquer le mouvement de la mélodie, mais au contraire l’amplifier. Ces neumes, ou groupes de neumes, qui peuvent parfois prendre un développement important, jusqu’à être animés d’un mouvement propre, viennent parfois nous suggérer plus que ce que nous apportait la sèche lecture du texte, d’autres fois ils semblent être là juste pour nous inviter à nous attarder, à prolonger en notre for intérieur ce qui est dit. Des pauses nous sont ménagées par les barres de différentes tailles, certes pour permettre de reprendre son souffle, mais bien plus encore pour marquer la ponctuation du discours, autoriser un repos sur les moments-charnières, interdire l’agitation et faciliter l’intériorisation. Ne craignons pas de marquer une pause à la fin d’une phrase afin de mieux intérioriser ce qui vient d’être prononcé, et encore moins entre l’antienne et le verset enrichi de sa doxologie, ils ont tous deux quelque chose à nous dire. Tout le chant grégorien est une succession d’élans ponctuée de retours au calme, une discipline à la fois corporelle et mentale. A ce moment le chant peut devenir méditation, et fait en notre âme place au silence.

ous voilà donc entrés dans les sentiments que l’Eglise veut nous inspirer au cours de cette messe du jour. Nous allons pouvoir entonner le Kyrie, cette magnifique acclamation trois fois répétées aux trois personnes de la Sainte Trinité, dans laquelle de surcroît, par l’usage de la langue grecque, nous nous souvenons de l’unité de l’Eglise, malgré les accidents de parcours. J’avoue me demander souvent si sa forme originale n’a pas été celle d’une litanie, ou même, certains le disent, celle de cette "prière universelle" que l’on voudrait remettre en honneur avec plus ou moins de bonheur. Peu importe. Ce qui touche à mon propos, c’est le caractère excessivement orné de cette pièce dans ses différentes versions. Ici s’applique plus que jamais ce que j’ai dit plus haut sur ligne mélodique et ornementation. La ligne est très simple, sinon rudimentaire, l’ornementation surabondante doit être rendue avec légèreté et élégance, sinon la répétition n’en sera que plus pesante. C’est une pièce difficile, méconnue, riche en pièges, et qui mériterait d’être répétée avec soin. Particulièrement le Kyrie dit de la "Messe des Anges" est un véritable jodel grégorien et ne devrait être exécuté que par des virtuoses. Mais de grâce et pour l’amour du grec, que l’on chante Ky-ri-e et non "Kyrillé", le grec ignore les consonnes "mouillées".


Je ne m’arrêterai pas sur le Gloria, dont l’enthousiasme est le plus souvent bien ressenti et partagé par la masse des fidèles qui y mettent tout leur coeur. Mais vient aussitôt après, dite par l’officiant, la Collecte, à laquelle nous ne prêtons pas toujours assez attention, et que pour ma part je commence seulement à découvrir. Lisez-la attentivement en préparant votre messe et vous verrez qu’elle s’enchaîne avec l’introït, qu’elle en est inséparable. L’officiant, parlant en notre nom, conclut l’introït en adressant à Dieu notre prière et en Lui demandant les grâces que nous attendons ce jour en assistant au Saint Sacrifice. Le lien est évident, tant avec la signification de la fête du jour qu’avec les sentiments que veut nous inspirer l’introït. il faut redonner de la solennité à la lecture de la collecte, ne pas la considérer comme comme une prière mineure que le prêtre dirait pour lui seul, et il serait même souhaitable de revenir à l’usage bénédictin de l’écouter incliné. Une fois de plus, ce ne sont plus nos vaticinations personnelles, mais la prière de l’Eglise. qui s’exprime. Si les traductions du missel peuvent nous paraître fades, le texte original frappe non seulement par son contenu théologique, mais par le souffle oratoire qui le porte. Enfin l’importance de la collecte est encore soulignée par sa reprise à l’office de Vêpres.

iennent alors les "Lectures", chantées par l’officiant ou son diacre sur un ton solennel avec des inflexions fixées par la liturgie. Il nous faut comprendre qu’il ne s’agit pas de lectures d’enseignement, comme on voudrait aujourd’hui nous le faire croire, mais d’une proclamation qui s’adresse d’abord à Dieu. C’est à Lui que Sa Parole est adressée, dans le but de Lui rendre un culte, et, par là même aussi, pour notre édification, ce qui est différent de l’enseignement; celui-ci trouvera sa place au moment du sermon. L’usage de la langue liturgique s’impose donc autant qu’à tout autre moment de la messe, même si la charité autorise le plus souvent à répéter la lecture en français. Cela me paraît particulièrement évident pour l’Evangile, que nous sommes censés ne pas ignorer, puisque nous sommes là, et même si nous n’avons pas tout compris, rejoignant en cela les disciples. L’Evangile, c’est comme la citation du S-Lt Pol Lapeyre, on la connaît par cœur, mais on l’écoute au garde-à-vous. Fermez le ban !


près la première lecture, dite "épître" à cause de la place prépondérante prise progressivement par Saint Paul vient s’intercaler le Graduel. Pourquoi cette appellation ? J’ai cru comprendre qu’il y avait dans la liturgie du Temple à Jérusalem des psaumes dits "graduels" parce que récités sur les degrés menant au sanctuaire ou à l’autel ? Le graduel est réputé une pièce difficile, réservée à des choristes entraînés; je ne comprends pas bien pourquoi, sinon qu’il nous fait entrer plus avant dans la spiritualité grégorienne. Ce sont en règle générale deux versets d’un psaume, qui vont constituer une méditation à la suite de la lecture qui vient d’être faite. Notre esprit s’attarde sur les paroles prononcées, et la mélodie va s’ingénier à nous en laisser le temps. Aussi cette mélodie va être excessivement ornée, chargée souvent de formules stéréotypées, caractéristiques chaque fois du mode utilisé, c’est ce que les théoriciens appellent le "formulisme" élément caractéristique du chant grégorien. Ces formules seront souvent d’une belle envolée, aptes à nous élever l’esprit à la hauteur du texte chanté, avec d’autant moins d’effort, qu’habitués à les rencontrer, nous les prononcerons avec aisance, comme machinalement. Souvent elles s’attarderont sur un mot du texte qui mérite que nous nous y arrêtions, tel que le nom du Seigneur quand nous l’invoquons. Même moins heureuses, elles représenteront au moins un système de "gestion du temps" appliqué à la méditation, comme peut l’être dans un autre registre, le Rosaire.


Mais il faudra faire l’effort de comprendre la démarche du graduel, en appliquant avec encore plus de rigueur à cette pièce ce que j’ai dit, à propos de l’introït, de l’analyse indispensable destinée à faire la part de la ligne mélodique, du "squelette", et de l’ornementation. (comme j’ai tenté de le faire antérieurement dans une note sur le "Haec Dies" pascal). Alors les notes d’ornement pourront être traitées avec légèreté, "sans avoir l’air d’y toucher", pour faire ressortir le balancement mélodique proprement dit et le texte qu’il porte. Sinon le graduel ânonné se traînera péniblement, sans bénéfice spirituel pour ceux qui chantent comme pour ceux qui écoutent.

Il est plus que dommage pour notre vie spirituelle de nous priver de ce psaume à la suite de l’épître, et je serais prêt à louer la nouvelle liturgie de chercher à le remettre en honneur, n’était l’indigence des moyens employés. Par contre je louerai les chœurs, qui faute de pouvoir préparer le graduel, s’efforcent du moins à le psalmodier.

uis vient, moment de jubilation intense, l’Alleluia. C’est une pièce folle, débridée, que l’on ne penserait pas d’inspiration romaine, si la cadence finale (pardonnez le pléonasme) ne nous ramenait pas au calme, à la sérénité. Passé le mot très bref "alleluia", tout le jubilus n’est plus qu’ornement gratuit, et touche parfois à l’incohérence, à l’ivresse. Je m’imagine ainsi le "chant en langues" des charismatiques, en doutant qu’ils fassent aussi bien. Le verset de l’Ecriture intercalé est comme haché par la reprise de motifs empruntés au jubilus. Cette pièce mérite qu’on se laisse aller, comme à la Pentecôte, à traduire ce souffle qui a dû saisir les assistants, tout en gardant pourtant la réserve nécessaire pour ne pas succomber à une ivresse des sens.


Car on touche là ce qui fait autant le charme du chant grégorien que sa profondeurs spirituelle, ce lyrisme contenu, qui se refuse aux débordements de la fausse mystique, et après avoir exprimé avec force les sentiments du croyant en communion avec l’Eglise, nous ramène aussitôt au calme et à la sérénité, au silence de l’âme face à Dieu.

En Carême l’alleluia sera, pénitence oblige, remplacé par le Trait, pièce surprenante et difficile d’interprétation. Le trait se présente comme un extrait de psaume, d’une plus grande étendue que le Graduel, où les versets sont entrecoupés ou se terminent sur des cadences assez ornées, mais se reproduisant à l’identique, d’où le risque d’engendrer un effet de monotonie. A mon sens, le trait devrait être chanté à une allure assez rapide, en se rapprochant du style de la psalmodie, en évitant le plus possible les effets, particulièrement sur les cadences répétitives, que l’on "laissera filer’ sans s’appesantir.

près la proclamation de l’Evangile, éventuellement suivie du Sermon, l’officiant entonnera le Credo, repris par le chœur ou la foule des fidèles, alterné ou non. Nous affirmons notre foi par la récitation du symbole de Nicée, c’est un catalogue de vérités de foi. A mon sens, le ton le plus juste serait celui de l’énumération, et une certaine sécheresse de ton, dénuée de toute précipitation, lui donnerait plus de force que n’importe quelle emphase. L’usage d’un ralentissement emphatique sur le "et homo factus est" me paraît relever d’un sentimentalisme de mauvais aloi, autant que les variations polyphoniques sur le même thème; si l’on veut, marquer à ce moment un moment de silence me semblerait beaucoup plus dans l’esprit de la liturgie.


ous entrons à partir de maintenant dans la célébration du Saint-Sacrifice, et j’aurai beaucoup moins de choses à dire, car nous changeons de registre. Si on peut admettre en gros que jusque là l’officiant en quelque sorte "présidait" à l’Assemblée des fidèles, il est désormais totalement investi de sa fonction sacerdotale, uni à l’unique et Divin Prêtre, et notre participation se fera essentiellement silencieuse, dans un acte intérieur d’adoration.


Cependant nous entrons dans la célébration eucharistique encore par une antienne, dite d’Offertoire, confiée aux chantres, qui devait accompagner primitivement la procession des fidèles apportant leur offrande. Y a-t-il eu alors psalmodie de versets de psaumes, comme lors de l’introït ? J’inclinerais à le penser, mais il n’en est resté aucune trace dans notre liturgie. Pourtant la coupe de cette antienne est très semblable à celle de l’Introït, même si elle est parfois un peu plus longue. Elle est souvent fort belle et d’une grande originalité, et apporte un soutien à notre prière accompagnant les rites de l’offertoire, mais j’avoue que le lien qui a présidé à son choix m’échappe parfois, lien logique avec la solennité du jour ou avec la lecture de l’évangile ou de l’épître qui l’a précédé?

eux pièces du Commun, chantée par les fidèles ou par le chœur, viendront ensuite encadrer le Canon. S’enchaînant avec la Préface chantée par le célébrant, le Sanctus, unissant le ciel et la terre dans l’adoration de la majesté divine, me paraît être comme une lucarne entrouverte sur le Royaume des cieux, tant ses différentes mélodies semblent pour la plupart baigner dans la béatitude des élus, et méritent d’être chantées avec ferveur et recueillement, bien loin des accents triomphants des sanctus de beaucoup de messes polyphoniques. Après le Canon, l’Agnus Dei est à prendre dans le même esprit de recueillement comme une triple acclamation de l’Agneau immolé, accompagnant la conclusion du Sacrifice.


Enfin une dernière antienne, la Communion, conclut ou accompagne la communion du célébrant et la perception du Corps du Christ par les fidèles. Pièce généralement courte et très sobre, à peine ornée, son texte emprunté tantôt à l’Ancien , tantôt au Nouveau Testament, est assez souvent un rappel d’une une phrase déjà lue ou chantée au cours de la messe de ce jour. L’antienne de Communion, qui peut être répétée, entrecoupée de versets de psaumes durant la distribution des Saintes Espèces, vient nourrir notre acte d’adoration et notre action de grâce, fondant encore une fois notre prière personnelle dans la prière de l’Eglise. Comme l’introït, elle est inséparable de son oraison, dite Post-Communion, qui est comme une mise en application à la suite de la méditation sur l’antienne, sous forme de demande de grâces pour fortifier nos résolutions et parvenir au but désiré. Dans cette pièce, aucun sentiment ni effet dramatique, c’est seulement la confiance qui s’exprime, avec beaucoup de simplicité et dans le recueillement.

i les antiennes du Propre sont d’une grande richesse, il arrive souvent qu’elles ne livrent pas tout de suite leur secret. II faut savoir attendre, y revenir souvent, jusqu’au moment où leur logique interne vous deviendra évidente, comme si elles ne pouvaient être chantées autrement. Si vous êtes des besogneux, comme moi, faire l’effort d’apprendre telle ou telle, et d’abord l’introït, par cœur, vous sera d’un grand secours (en vous appuyant sur la mémoire visuelle, plus sûre que la mémoire séquentielle). Mais il revient d’abord au maître de chœur de vous communiquer sa compréhension de la pièce. Enfin d’une année sur l’autre, vous retrouverez les mêmes pièces, qui vous apparaîtront chaque fois plus limpides.


Quant au déchiffrage de la mélodie, il n’est en soi pas très difficile sur la portée grégorienne à quatre lignes, où l’emplacement du "do" (éventuellement du "fa") vous est systématiquement indiqué. Si vous vous y appliquez, en commençant par des mélodies sues par cœur, vous en tirerez de grandes joies.

’ensemble des pièces chantées au cours d’un même office constitue donc un tout, avec une intention et une ligne directrice, de nature à élever l’âme. Un musicien pourrait être tenté de faire un rapprochement avec un genre musical d’une élévation certaine, à savoir la "cantate d’église", chère aux protestants. La différence est fondamentale : c’est que les pièces rassemblées pour la messe sont inséparables de la célébration du Saint Sacrifice. C’est en cela que le grégorien ne peut être assimilé à un genre musical, comme je le disais au début de mon discours. Plus vous progresserez, et moins vous ressentirez le désir d’écouter des disques chez vous. Je ne jette pas pour autant l’anathème sur les disques, pas plus que je ne jetterai les miens au feu; ils sont utiles pour l’étude, non pour imiter, mais pour mieux comprendre.


ette dernière distinction me conduit à toucher un mot du style d’interprétation. Comment un chœur doit-il chanter, plus ou moins vite, plus au moins haut ?


La réponse est pour moi : chacun selon sa compréhension, mais surtout selon ses possibilités. Solesmes chante lentement, mais il faut voir que la lenteur témoigne du degré de virtuosité du chœur, et d’une impulsion parfaitement entretenue et canalisée. On raconte que sous la Restauration un Officier de Cavalerie fit, et tint, le pari de mettre une heure à traverser la cour du quartier en gardant son cheval dans un galop rassemblé; j’ignore si l’exploit a été renouvelé depuis.... Plus près de nous, j’ai eu l’occasion dans ma vie d’entendre deux pianistes dont la lenteur m’a frappé : l’un s’appelait Paderewski, l’autre Rubinstein... Aussi chantons simplement dans le tempo qui nous permet le mieux de traduire sans faiblesse le rythme et l’élan de la pièce. Il est évident qu’un mouvement enlevé permet plus facilement de saisir le juste rythme. D’ailleurs les chœurs monastiques eux-mêmes adoptent des styles qui peuvent être différents. On peut aimer la chaleur de Kergonan, qui lui valut un grand prix du disque, et que le chœur devait sans doute au tempérament breton de Dom Lefeuvre. On peut apprécier le style robuste de Randol, ou préférer l’austérité mystique de Solesmes.

De même pour la hauteur d’intonation, chantons au niveau où nous ne forçons pas notre voix. En ce qui concerne les hommes, et le répertoire grégorien a été composé pour eux, il est souhaitable qu’ils chantent en voix de tête, sans pourtant forcer, ou pire, se casser la voix. Mais la place prééminente prise par les femmes dans beaucoup de chorales conduit celles-ci à imposer des notes aiguës qu’elles seules peuvent donner. Or non seulement les hommes ne peuvent suivre (je ne suis pas loin de subodorer un désir inavoué d’élimination, sinon de castration), mais nombre de voix féminines ont cette caractéristique de monter en puissance en même temps qu’en hauteur. D’où un chant des sirènes qui me rappelle les soirs de guerre en 1943. En conclusion, il faut choisir la note d’intonation selon les hommes présents. Les vieux recueils d’accompagnements, quant on en dispose, proposent chaque fois une note de départ choisie comme raisonnable. Faut-il rappeler que certains musiciens dénoncent une tendance chez les chanteurs d’opéra depuis deux siècles, à déplacer le "la" toujours plus haut, dans un désir de performance qui aboutit à dénaturer certaines œuvres ?

l faut conclure. J’espère vous avoir convaincus que chant grégorien et liturgie de l’autel sont indissociables, forment un tout que nous appelons la Messe. Plus, les deux sont complémentaires. Car si la liturgie se veut hiératique, et exige des ses officiants un style impersonnel, nous sommes des êtres de chair, doués d’une sensibilité. C’est par le chant que notre sensibilité va être, en même temps que notre intelligence, associée à la perception des Mystères sacrés. C’est là un acte objectif, car notre foi n’est pas subjective, n’est pas une opinion, mais adhésion de notre volonté à la Vérité révélée. Par là nous sommes à l’opposé du Romantisme, ce Romantisme né avec la Réforme, exaltation de la subjectivité, et dont notre époque ne parvient pas à se dépêtrer.


Le chant grégorien fait partie de la liturgie, et est au service de la liturgie, qu’il sert de la façon la plus achevée, étant en lui-même un culte rendu à Dieu, tout en étant pour les fidèles une pédagogie de la foi. La Messe grégorienne est un tout, que nous devons respecter comme tel, aussi ne pouvons nous la "caviarder" de chants pieux mais d’une autre inspiration, substituant le bruit au silence que venait d’instaurer la prière en "langue grégorienne". Si vraiment il est nécessaire de "chanter" et faire chanter, que ce soit du moins après l’Ite Missa Est !

Certes l’Eglise a reconnu depuis des siècles qu’existaient différentes manières licites de dire la messe, selon les circonstances, le public, la disponibilité du clergé. Elle a admis aussi, après bien des réticences et avec beaucoup de prudence, que la musique pouvait avoir sa place à l’église. Aussi, à côté de la messe grégorienne intégrale, peut-on reconnaître comme légitimes, des "messes en musique", à condition que la musique, comme c’est sa vocation, contribue à élever l’âme, et facilite cette prière personnelle que l’on ne peut rejeter.

Je peux attester que mon enfance a été pour une part nourrie de ces admirables "messes polyphoniques" qui accompagnaient les offices solennels à la Primatiale Saint-Jean au rite lyonnais. Mais n’appelons pas polyphonies certaines pièces qu’il nous est donné d’entendre entre deux airs de grégorien... Certains les appellent ainsi parce qu’elles sont chantées à plusieurs voix, mais elles ne sont généralement qu’une mélodie sur laquelle on a plaqué des accords de nature à flatter les sens, dans un style antinomique avec le chant grégorien. D’ailleurs I’Eglise a longtemps privilégié les voix d’enfants parce que plus pures, moins chargées de sensualité et d’effets.

Peut-on pour autant faire chanter du grégorien à des enfants ? J’ai un jour questionné Christian Wagner, qui m’a répondu : "non, ils n’ont pas encore le sens du phrasé". Je sais pourtant que Dom Lefeuvre avait tenté l’expérience dans un collège tenu par les sœurs dominicaines. J’imagine que les enfants devaient avoir une perception du grégorien différente de la nôtre, mais pas forcément inférieure.

lus encore que la voix, l’orgue est l’instrument de la musique d’église, car c’est essentiellement dans l’église que l’instrument s’est développé, et le répertoire enrichi. La régularité de jeu auquel il contraint du moins celui qui veut se plier à la nature de l’instrument, s’accorde aux besoins de la liturgie; la variété comme la richesse des registrations permet à l’organiste de s’accorder à la liturgie selon le moment (exemple élémentaire, il m’avait été conseillé à Kergonan d’utiliser le basson pour les accompagnements, en prohibant naturellement les anches). Encore faut-il un sens musical éclairé par une juste compréhension de cette liturgie, un sens de la mesure, de la discrétion, et le désir de servir la liturgie, non de faire un récital, ce qui n’enlève rien à la qualité musicale souhaitable. Fréquentez les monastères et vous constaterez qu’il existe une manière monastique de toucher l’orgue, et même d’interpréter les chorals de Bach, source de prière intime, parfois même construits sur des mélodies grégoriennes. Si Bach reste le plus universel des musiciens protestants (le plus catholique ?), il existe pléthore de compositeurs catholiques de qualité. A côté de compositeurs médiocres et bien intentionnés qui au siècle dernier nous ont abreuvés d’"Elévations" du plus mauvais goût, faisant un emploi immodéré de ce jeu désaccordé qu’on appelle "voix céleste", d’autres ont depuis cherché une inspiration dans les mélodies grégoriennes retrouvées. Je crois que l’orgue peut, quand les antiennes liturgiques sont absentes faute de moyens, soutenir la prière de certains et contribuer au culte d’adoration (de latrie ?), sans pour autant gêner ceux qui n’en éprouvent pas le besoin.


l existe des spiritualités diverses, comme des dévotions, propres aux êtres humains, et nous ne devons mépriser aucune de celles que l’Eglise n’a pas condamnées. Mais Elle a elle-même établi une hiérarchie entre celles-ci en instituant la Sainte Liturgie. Puisque nous devons prier pour nos prêtres, demandons qu’ils ne soient pas tentés de diluer selon l’esprit du monde les nourritures fortes qu’ils ont le pouvoir de nous donner.


Pierre BOTTET (mars 1997)

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(mis en forme et édité sur Internet par Pierre Billaud, juin 2001)