8. Lettre de P. Billaud à P. Bottet

le 6 juillet 2000

Cher Monsieur,

Avant de commenter votre dernière lettre du 13 février, je voudrais ajouter à mon récent propos sur La mer, de Trénet (et de son compositeur-arrangeur Lasry qui est peut-être le vrai responsable des modulations si opportunes repérées dans la partition), un parallèle grégorien significatif de "changement de climat" à l'intérieur d'une phrase musicale. Il s'agit de l'alleluia Te decet Hymnus, à la fin du verset sur la dernière syllabe de Jerusalem. On y observe d'abord une sorte de méditation sur la tierce mineure ré-fa, avec des ornements sur sol, mi, do, la, puis, après un dernier suspens sur fa (pressus), on retombe à do puis à sol (la tonique-finale), s'enchaînant sur la cadence conclusive du verset, où dominent do, la, sol. La longue insistance ornée sur la tierce mineure ré-fa évoque pour moi une attente, un appel, presque de l'angoisse, qu'on se sent heureux de voir cesser avec les repos sur do, la, et sol. Ce sujet mélodique dans le 7e mode est repris dans d'autres alleluias, en particulier celui de l'ancienne messe de Ste Thérèse de l'Enfant Jésus, (à florete flores) sous une forme très développée et intéressante. Malheureusement les réformateurs de Solesmes ont jugé bon d'éliminer du nouvel ordo cet alleluia, peut-être de facture trop récente à leurs yeux! Purisme mal placé?

Pour commenter votre missive du 13 février, je vais en reproduire en italiques les passages qui m'inspirent des remarques, que je donnerai à la suite au fur et à mesure.

... ... ... ...
Quant à votre explication du rythme, tout en vous donnant raison sur le fond, j'avoue n'avoir pas été convaincu par votre analyse à partir de la langue parlée, en prose, d'abord en français, qui pour moi est une langue plate, puis en anglais que je maîtrise mal. Si j'osais (j'ose !), je vous suggérerais en langue poétique (je cite de mémoire) le "Roi des Aulnes" (voyelles accentuées en rouge gras) :

"Wer reitet so spät durch Nacht und Wind"
"Es ist der Vater mit seinem Kind" (Heine)

ou encore l'admirable cantique de Saint François, encore proche du latin :

"Laudatu sî, Signore, per quest'acqua, ch'e molto fresca...."

Je ne connais pratiquement pas l'allemand ni l'italien, et ne puis guère émettre un avis. La question demeure de la nature de l'accent, mélodique, ou intensif ? Il me semble avoir lu quelque part que l'accent allemand était intensif, alors qu'en italien il est d'abord mélodique.
Mais je ne puis accepter votre jugement du français "langue plate". Si l'accent tonique encore présent dans les langues romanes a disparu du français moderne, il lui reste l'accent prosodique qui est intensif et ressort parfaitement dans les discours et la poésie. Mieux, cette absence facilite la composition des chansons sur texte français, les conflits inévitables entre rythme musical et rythme verbal s'en trouvant fortement atténués.

Mais en dehors de la démonstration d'un sens rythmique inné à l'homme, il me paraît difficile d'assimiler rythme verbal et rythme musical, tous deux opérations de l'esprit, mais d'essence différente, me semble-t-il. Pour répondre à une de vos remarques, je dirai que j'attache une importance égale à l'un et à l'autre, que je me refuse à les hiérarchiser, et que l'infinie variété du grégorien jaillit de leur rencontre.
Il ne s'agit pas de hiérarchiser a priori les deux sortes de rythmes, mais de les faire coexister au mieux dans le chant, c'est-à-dire d'assurer à ce dernier cohérence et fluidité, en vue de la meilleure expression possible. Dom Gajard y parvient de manière exemplaire. Mais l'expérience montre que lorsque les accents verbaux et musicaux peuvent se heurter, c'est toujours la musique qui l'emporte. Dom Mocquereau et Dom Gajard sont formels sur ce point, en ce qui concerne le grégorien. Et moi-même, quand j'examine de banals exemples de chant en français (A la claire fontaine, Carmen), je retrouve la même suprématie rythmique spontanée de la musique par rapport au texte.

Le binaire-ternaire est certainement le fondement de toute initiation au grégorien. J'ai longtemps pensé qu'il suffisait de savoir compter jusqu'à trois pour chanter, mais en vieillissant je fais quelque progrès en arithmétique et il m'arrive de penser que deux et trois pourraient parfois faire cinq; ce n'est certes qu'une nuance d'interprétation, mais qui assurerait dans certains cas une plus grande fluidité à l'exécution de certains ornements. De même que la gamme n'est qu'un jeu arithmétique sur les nombres 2 et 3, tout ensemble peut être décomposé en sous-ensembles de 2 ou de 3 éléments, et il faut se plier à cette discipline, mais exploiter le résultat avec souplesse, et se garder de balancer, à la manière des ânes, l'encolure à chaque foulée. Mais si d'un autre côté Dom Cardine prétend étendre le neume à tout un mélisme, tout en reconnaissant l'existence d'appuis rythmiques intermédiaires, j'ai l'impression d'une querelle de mots, car que signifie alors "neume" ? Il faut se garder d'être scolaires. Exemple : dans la Communion de ce matin, 6º Dimanche après l'Epiphanie, au dernier mot, sur le De de Dei, on peut certainement compter 1-2-1-2-1-2-1-2, mais ne vaudrait-il pas mieux faire sentir délicatement la succession d'un pressus et d'un salicus, qui "syncopent" cette syllabe ?
Plusieurs remarques :
Deux et trois font parfois cinq, c'est sûr, si vous voulez dire que dans certains passages il ne faut pas trop marquer l'ictus intermédiaire. Mais c'est la base du chant ! Les ictus ne doivent pas toujours être apparents, l'essentiel, sur quoi on n'insiste pas assez, étant d'éviter toute syncope sauf indiquée expressément par la partition (très rare).
La gamme n'est pas un jeu arithmétique sur les nombres 2 et 3. C'est là un enseignement erroné. En réalité il faut prendre en compte aussi 5. Mais la question de la gamme, bien que d'un intérêt pratique limité, est extrêmement complexe et je ne puis la développer ici.
Au sujet des neumes selon Dom Cardine, je dois avouer ma totale perplexité.
Votre exemple de la fin de la communion du 3e dimanche après l'Epiphanie est excellent : mais qu'entendez-vous par "syncoper" ? N'est-ce pas plutôt "structurer" qu'il faudrait dire ? Voici comment je chante la cadence sur Dei :


Le La initial est émis assez fort, le Do suivant léger mais bien articulé car portant l'accent tonique. Le pressus est bien marqué par un léger crescendo-decrescendo, amenant le Fa avec ictus, puis le Sol très léger menant au La assez appuyé mais pas trop long, suivi du Si très léger conduisant au repos conclusif La-Sol, doucement émis et légèrement étiré. Remarquer que cette pièce, par la prédominance du Do, semble plus proche du 8e mode que du 7e.

... ...
Vous mettez dans le mille quand vous penser déceler chez moi une écoute "intégrée ou harmonique". C'est vrai, je suis plus sensible à la construction qu'à la mélodie. Pour reprendre un mode d'expression cher à une musicologue de notre région, je dois avoir un cerveau gauche hypertrophié aux dépens du cerveau droit. Votre citation "structurer l'espace" me plaît beaucoup, mais l'espace musical est un espace/temps. Ne cherchez pas pour moi du côté de la musique indienne, que j'ignore, mais plus du côté de la fugue, qui est pour moi la clarté. Je suis revenu à la musique depuis ma retraite, avec mes faibles moyens, et me suis aperçu qu'à côté d'un souci du phrasé encore accru, je m'intéressais beaucoup plus que dans ma jeunesse à la tonalité et ses modulations, et que je travaillais beaucoup plus crayon en main.
Revenons au grégorien, monodique par définition. Je suis peut-être sensible, plus qu'à la ligne mélodique aux sauts d'intervalles que j'interprète à l'intérieur du mode et que j'aurais tendance à assimiler à des accords (où est la frontière entre accord et intervalle ?). Je recherche les teneurs successives, que j'interprète dans leur rapport avec la dominante, tellement je pressens que le fin du fin du grégorien est dans la psalmodie. J'entends le mode comme une sonnerie de cloches qui continueraient à résonner dans ma tête.
Vous émettez quelques doutes sur les modes grégoriens, et vous avez peut-être raison. J'ai lu quelque part, il y a bien longtemps, que les huit modes avaient été codifiés et numérotés pour la commodité des organistes chargés de l'accompagnement. C'est très possible, et d'ailleurs je crois savoir que Solesmes est revenu à un nombre plus important de modes. Pour ma part, le m'accommode des huit modes du 800, qui me fournissent des points de repère, et je m'extasie des libertés que s'octroie le compositeur au cours de la pièce, pour revenir dans le ton à la dernière incise, un peu de la façon dont Bach résout ses dissonances dans la dernière cadence.
Sans vouloir convaincre personne, je pressens une dimension harmonique dans le grégorien, bien que mes connaissances en harmonie soient pratiquement = 0. Je rêverais d'un accompagnement sur un instrument à cordes, harpe ou luth, pourquoi pas guitare, mais l'orgue n'est certainement qu'un pis-aller pour cet usage. L'instrument liturgique par excellence serait les cloches, mais cela poserait des problèmes insolubles d'accord.
A ce propos, et je terminerai par là, je vous livre une information reçue ces dernières semaines, et qui m'a ravi : dans une petite ville de Bavière, près de Coburg en Franconie pour être plus exact, au départ d'une marche en campagne montée par la Bundeswehr, la Musique Militaire a joué la Coburgermarsch de Haydn accompagnée par le carillon de l'église paroissiale, tous deux jouant et sonnant dans la même tonalité (ré majeur)! Ce fut certainement un très beau moment de liturgie militaire, à laquelle je reste très attaché.
Au sujet de votre tendance à privilégier la dimension harmonique, je ne peux que vous laisser creuser vous-même la question. Pour moi il n'y a rien d'harmonique dans le grégorien, du moins par la volonté des compositeurs. Les chantres ont commencé à réciter les prières recto-tono, puis ont ajouté quelques modulations terminales ou incidentes pour empêcher les confrères de s'endormir, et aussi sans doute pour enrichir la prière. Néanmoins il est permis de voir dans la psalmodie, et les litanies, un aspect répétitif pouvant agir psychologiquement sur l'auditeur, comme dans la musique modale indienne, et de nature harmonique par mémorisation.
Pour la modalité, un livre très bien fait est sorti récemment (1997) Les modes grégoriens par Dom Daniel Saulnier. Sa brève conclusion que voici me semble parfaitement justifiée et rejoint mon sentiment.


CONCLUSION

Pour demeurer véritablement scientifique et respecter les faits musicaux, l'étude des modes se voit contrainte de rechercher un équilibre délicat entre deux excès.
Le premier, c'est la problématique qui a dominé pendant près de dix siècles : enfermer coûte que coûte le répertoire dans une théorie simplificatrice : l'octoechos, le mythe des modes grecs et le tableau des huit modes ecclésiastiques. Si pédagogique que se prétende cette démarche, elle laissera toujours les véritables musiciens sur une profonde insatisfaction.
Le second est une réaction désespérée devant la diversité du répertoire. Elle consiste à abandonner toute tentative de classement pour analyser la facture incomparable de chaque composition. Elle réduit la modalité au paradoxe d'une "science du particulier" et s'avère finalement décevante pour l'intelligence humaine.
L'histoire nous oblige à l'humilité aussi bien qu'au réalisme. Les catégories présentées dans ce livre ne sont pas une synthèse définitive. Elles aideront les musiciens à s'orienter dans la richesse extraordinaire du répertoire. Mais à ceux qui sont familiarisés avec l'organisation d'ensemble du répertoire, l'étude révélera dans chaque pièce grégorienne une nuance particulière, une facette originale, et partant, un charme unique.
A cette lumière, les véritables musiciens sauront apprécier l'étonnante modestie de dom André Mocquereau, qui pouvait écrire, après trente années d'étude des mélodies grégoriennes :
"Les études sur les Modes grégoriens sont si peu avancées, les résultats proposés si peu certains, que l'on peut, jusqu'à nouvel ordre, s'en tenir à la théorie des huit modes, enseignée depuis des siècles... il faut cependant bien savoir que les faits ne correspondent pas toujours à cet enseignement : nos connaissances sont assez limitées sur ce point".


En ce qui concerne un accompagnement instrumental du grégorien, vous savez certainement que Solesmes s'en abstient par principe, tout en admettant cette possibilité, avec l'orgue, pour le kyriale, dans les églises séculières. Je suis assez d'accord sur cette position, mais je dois reconnaître avoir entendu une messe de l'Assomption à Fontgombault, où l'accompagnement d'orgue était parfait et enrichissant. L'orgue permet en particulier des tenues prolongées, plus discrètes que des arpèges par exemple (cas du luth ou de la guitare). En musique profane, au contraire, j'apprécie particulièrement les arpèges en accompagnement. Tous les grands compositeurs classiques en usent abondamment, Bach, Beethoven, Schubert, etc... Et dans les chansons populaires, c'est une méthode de choix. Par exemple pour accompagner La mer, la première version adoptait des arpèges au piano très bien venus, donnant une légèreté particulière à l'œuvre. Plus tard, Trénet a cru bon d'introduire un orchestre, à mon avis à tort car plus occultant pour la mélodie. Il y aurait bien des choses intéressantes à ajouter, mais je me contenterai de vous accorder que l'arpège, sans équivaloir vraiment à un accord tenu, participe un peu de l'harmonie, et sans risque de dissonance.
Votre prédilection pour les cloches m'amuse, et je ne crois pas que l'on puisse s'en servir en musique harmonieusement. Les cloches de forme classique sont façonnées pour faire entendre plusieurs notes simultanément, formant de préférence un accord juste (majeur ou mineur). C'est très difficile et le plus souvent le résultat est un peu faux, avec des battements parfois savoureux. En dehors de leur rôle traditionnel d'alarme ou d'appel à distance, il me semble difficile d'en tirer de la musique. Les carillons ont le même défaut de notes complexes dont les harmoniques introduisent des dissonances parfois peu supportables. Mais je ne voudrais pas en étant peut-être trop catégorique vous enlever toutes vos illusions.
"Liturgie militaire", quelle audace surprenante d'expression!

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PS - une question m'intéresse, que vous avez peut-être déjà examinée : ma curiosité ayant été aiguisée par un livre sur Hildegard von Bingen, j'ai voulu écouter de ses compositions, et j'ai emprunté il y a trois ans un CD enregistré par un ensemble de professionnels. J'ai été très déçu, mais ne disposant pas de partition, je n'ai pu distinguer si les pièces étaient inintéressantes par elles-mêmes, ou mal interprétées. Il ne me reste qu'une impression de monotonie, malgré quelques mélismes de belle venue, et ]e ne sais si l'on peut rattacher ces compositions à l'art grégorien. Avez-vous un avis ?
J'ai fait à peu près la même expérience que vous, avec le même résultat. Les mélodies de Hildegarde sont à l'évidence d'inspiration grégorienne, sans doute parce qu'à l'époque il n'existait pas d'autre modèle. A mon avis, cette femme éminente se distingue plus par sa vie et son action en général que par ses compositions musicales. Il m'a été impossible de trouver des partitions dans le commerce. Il faudrait sans doute chercher dans les grandes bibliothèques de Paris.

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Avec mes plus cordiales pensées,
P. Billaud



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