9. Lettre de P. Bottet à P. Billaud

le 2 juillet 2000

Cher Monsieur,

moi aussi j’ai un peu tardé à vous répondre, ayant passé quelque temps en montagne. Mais je pense que nous pouvons nous dispenser d’excuses mutuelles, notre correspondance s’accommode fort bien d’intervalles qui l’enrichissent. Je tiens à vous dire que vos lettres me sortent de mon isolement, m’apportent des éléments nouveaux, m’aident à corriger certains a-priori, ou à mieux préciser ma pensée. Nous avons tous deux, me semble-t-il, des tempéraments excessifs, tels qu’en attestent certaines de vos appréciations sur les compositeurs contemporains, sur lesquelles je reviendrai.

Vos recherches sur les bases physiologiques des intervalles m’intéressent. Sans vouloir vraiment approfondir la question, j’aimerais que vous me disiez un mot de vos constatations. Pour moi la gamme reste une construction arithmétique sur les nombres 2 et 3 (gamme de Pythagore), et quand je vois la satisfaction qu’elle nous procure, je me dis que l’idée pythagoricienne d’une harmonie du monde basée sur les nombres, apparemment farfelue, n’est peut-être pas complètement idiote. Jugement sommaire dont je me contente pour l’instant. Si l’aspect mathématique vous intéresse, je pourrais mettre à votre disposition un livre aride lu dans ma jeunesse, sur la gamme, que m’avait offert mon grand-père, car écrit par un de ses amis polytechnicien (mon grand-père maternel était matheux mais a-musical, et le fait d’avoir un beau-frère professeur à la Schola Cantorum puis maître de chapelle à Saint-Sulpice, n’a pas dû l’en rapprocher.

Revenons au grégorien et d’abord à l’accent tonique : je me souviens d’avoir voulu évoquer de manière générale les différentes manières possibles d’exprimer cet accent dans différentes langues. En fait, en ce qui concerne le grégorien, je nage, et j’accueillerai avec beaucoup d’intérêt la position prise par Dom Moquereau. Dans la langue étrangère qui m’est la plus familière, l’allemand, je ne m’analyse que difficilement car c’est devenu machinal, mais il est probable que je marque l’accent essentiellement par une percussion, avec ou sans allongement. En italien, c’est certainement une élévation du ton. En anglais, que je ne parle pour ainsi dire pas, des enseignants anglais m’ont appris que le ton de la phrase s’abaissait à chaque rencontre d’une syllabe accentuée.... Et en latin ? Les "règles de prononciation" énoncées dans le missel ne sont guère explicites. Je serais porté à penser que l’italien actuel est au plus proche de l’accent latin, et c’est ce que j’applique pour réciter l’angélus ou le pater. Connaissez vous le cantique de la nature de Saint François, dit par Vittorio Gassmann ? C’est magnifique et je m’imagine que le latin devait sonner d’une manière comparable. Mais dans le chant, quand la mélodie commande, comment faut-il faire ? je bricole au coup-par-coup et je reprends ma métaphore préférée du cheval qui "s’enroule" autour de l’obstacle; il y a dans la logique interne du mot un élan et une retombée, comme devant une barre. Pour revenir à Dom Moquereau, il me paraît évident, que lorsque la syllabe accentuée se trouve au lever, elle sera brève (et c’est sa position la plus naturelle). Mais quand elle coïncide avec un "poser" (ce qui marque souvent une affirmation péremptoire), parfois souligné d’un épisème, que convient-il de faire ? N’empêche qu’il faut marquer l’accent, d’une manière ou d’une autre.

Quant à la disparition des modes traditionnels, j’ignorais véhiculer une idée reçue et ma remarque était toute spontanée, mais je sais à ce jour qu’elle reposait sur une erreur. En effet, dans mon ignorance je tenais nos deux modes modernes pour une dégénérescence des modes anciens, sans comprendre qu’ils répondaient à une logique d’harmonie totalement différente, comme vous me le confirmez en évoquant les deux formes de l’accord parfait, majeur ou mineur. En fait le même terme de mode recouvre des notions correspondant à des besoins très différents, et je m’y suis laissé prendre.

Pourtant je persisterai à regretter la disparition des anciens modes, même si j’apprécie pleinement l’enrichissement harmonique qu’elle a permis. J’étais jusqu’à une époque récente peu porté sur la mélodie et plus à l’aise dans le contrepoint. Je jubile quand dans Bach je tombe sur un développement qui conduit à une dissonance à hurler, laquelle se résout merveilleusement, soit sur un accord parfait, soit même sur la seule tonique. Mais je ne jetterai pas forcément la pierre à ceux qui tentent des voies nouvelles. Dois-je vous avouer que pour moi il y a après la mort de Bach un vide musical d’un siècle ? Je reconnais que je connais assez mal la musique du XX° siècle postérieure à Stravinski et Bartok, j’ai poussé un peu jusqu’à Schönberg et Alban Berg, guère au delà. Ce sont des musiques difficiles certes, mais intéressantes et que l’on peut trouver belles en faisant l’effort d’y entrer. Il y a bien longtemps j’avais demandé à un ami musicologue à Baden-Baden ce qui faisait la beauté en musique. Il m’avait répondu après un temps d’hésitation : "der Zusammenhang", c’est à dire la cohésion. Il ne peut y avoir de bonne musique sans obéissance à des règles du jeu que l’on s’est choisies, mais qui ne sont pas forcément immuables, me semble-t-il. Le mode, la série, un élément rythmique, que sais-je ? La musique est un jeu (jouer, spielen, to play, seuls les italiens disent "suonare", mais ils sont plus sensuels que musiciens ?), et ne sert à rien, comme l’encens, sa gratuité fait sa vocation au sacré : "ludens coram eo omni tempore, ludens in orbe terrarum" (messe de l’Immaculée Conception). La musique ne sert à rien, elle ne peut qu’être offerte. J’ajoute, pour être clair, que je ne range pas le grégorien, tout expression, dans la musique, même s’il utilise des matériaux musicaux. (d’accord, j’exagère !)

Ceci dit, je vous accorde volontiers qu’il y a des charlatans, peut-être plus facilement à notre époque qu’à une autre, de même que les virtuoses ont trop souvent supplanté les musiciens, décrochant les applaudissements forcenés d’un public imbécile, venu pour applaudir plutôt que pour écouter (quand j’étais gosse, personne n’aurait applaudi dans une église, lors d’un "concert spirituel" que présidait le curé en camail au choeur). Mais on a aussi daubé sur Rameau à son époque:

Si le difficile est le beau,
C’est un grand homme que Rameau.
Mais si le beau, par aventure,
N’était que la simple nature,
Quel petit homme que Rameau !

Bien d’accord avec vous sur l’importance du "facteur personnel" (du "génie" ?), mais qui ne pourra éclore que chez de bons artisans. Le critère de choix reste la satisfaction de l’esprit, plus que des sens, ou au contraire l’ennui. Je ne pense pas que Wagner, tout romantique qu’il fût, ait pris au sérieux l’opposition qu’il campe entre ses protagonistes des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, la seule œuvre amusante qu’il ait écrite, et que j’ai réécoutée avec plaisir il y a peu.

Enfin j’ai beaucoup aimé votre commentaire de "la mer" de Charles Trenet. Sans la savoir par cœur, je l’ai dans l’oreille, et j’ai toujours été séduit par cette modulation, que je n’avais pas su analyser comme vous le faites. Je compte Trenet parmi les rares poètes populaires de notre temps, avec quelques autres comme Brassens.

J’arrête ici cette trop longue lettre, en espérant ne pas vous avoir lassé, sinon exaspéré. Vous m’avez un peu provoqué, ce dont je vous suis reconnaissant (voir plus haut). C’est donc très sincèrement que je vous exprime mes sentiments les plus cordiaux.

P. Bottet



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