15. Lettre de P. Billaud à P. Bottet

le 21 juin 2001

Cher ami,

Des ennuis de santé, heureusement sans réelle gravité, car dus à l’âge, nous ont perturbés ces derniers mois ma femme et moi, et j’ai dû pour ne pas trop délaisser moralement mon épouse, ralentir fortement mes activités. En plus j’avais commencé un long document très ambitieux sur le chant grégorien (essai de synthèse à l’adresse principalement des scholas, désorientées par les nouveautés de style), et, ayant en tête une critique solide des théories de Dom Cardine que je comptais inclure dans cette synthèse, j’ai décidé de la publier séparément sur Internet sans attendre. Je vous en joins une copie, ainsi que celle d’un document annexe sur un introït significatif donnant l’occasion de remarques sur la langue latine. J’espère que vous ne serez pas découragé par le large recours aux neumes manuscrits, domaine peut-être nouveau pour vous. L’édition Internet est en couleurs et plus agréable à lire que la copie en noir et blanc.

Je voudrais d’abord revenir un peu sur votre allusion à la musique contemporaine de votre lettre du 2 juillet dernier. Il me semble d’après le dictionnaire que la bonne traduction de "Zusammenhang" serait "cohérence", plutôt que "cohésion". En effet, en musique, la "signification" vient des rapports entre les phrases successives, qui doivent refléter une idée, un système, obéir à des règles, pour se distinguer du pur hasard. A part certaines tentatives où on fait composer un ordinateur (Xénakis, je crois ?), je ne pense pas qu’il y ait vraiment de mystification dans les œuvres les plus "avancées". Au contraire, ce que je peux en saisir me montre un effort énorme de logique, et beaucoup de travail sérieux. Ce qui ne va pas, pour moi en tous cas, c’est le parti pris d’écarter les bases immémoriales de la musique d’avant le XXe siècle, et le point de vue implicite, parfois explicite, d’une "usure" irrémédiable de la tonalité. Comme si, parce que Victor Hugo et tant d’autres avaient écrit de beaux vers avec la langue française, on ne pouvait plus rien faire d’original aujourd’hui en poésie dans cette même langue. Absurde évidemment !

Le siècle qui vient de s’achever aura vu un foisonnement de tentatives visant à échapper au système tonal, à partir de théories arbitraires, purement intellectuelles, souvent sans rapport avec l’audition humaine. Résultat : les concerts contemporains n’attirent qu’une poignée d’initiés, toujours les mêmes, et pour essayer de convertir le grand public malgré lui, on n’a pas d’autre recours que de lui coller de temps en temps une pièce "moderne" au milieu d’un concert par ailleurs parfaitement classique. La répugnance évidente du public pour une "musique" qui lui est étrangère est alors dénoncée bruyamment comme le signe d’un sous-développement culturel (Boulez).

Je compte développer ce sujet un jour, en insistant sur quelques exemples significatifs.

Mais pour le moment je me contenterai d’observer que personnellement je ressens une limite assez nette entre les œuvres acceptables à l’écoute, et d’autres, inintéressantes et ennuyeuses, ou franchement agressives, détestables. Ainsi, le quatuor de Debussy ne m’a intéressé il y a environ 40 ans qu’après plusieurs écoutes, et reste encore aujourd’hui pour moi quelque peu rébarbatif. C’est un exemple de cas limite. Chez Ravel, même impression de non-sympathie avec le concerto pour piano en Sol. Je pense que mon degré de réceptivité dépend essentiellement du contenu mélodique de l’œuvre, ce qui entraîne le rejet de certaines pièces peut-être très valables sur d’autres plans, et au contraire une forte sympathie pour des compositions de valeur peut-être discutable. J’aime en particulier certaines musiques de film, à l’évidence racoleuses, et méritant sans doute la qualification méprisante de " sirop " de la part des compositeurs austères du siècle, comme Ohana pour n’en citer qu’un (dont les œuvres m’ennuient en général profondément). Je dois me considérer comme représentatif d’une majorité d’auditeurs populaires et naïfs, ceux qui craquent pour le lamento de Tosca, l’air de Butterfly, Schubert, Richard Strauss (les 4 derniers lieders ! !), le célèbre canon de Paschelbel (une merveille de musique suave prétonale, dernier recours de l’éditeur de disque en mal de trésorerie), les 4 saisons, etc etc.

Pour terminer (provisoirement) sur la musique moderne, j’ai noté avec intérêt votre observation sur Arvo Pärt, et l’impression contraire de votre épouse. Je vous joins une copie d’un article récent de Valeurs Actuelles, où le célèbre gambiste Jordi Savall s’exprime sans détour sur les méfaits de l’école sérielle, et rend un vif hommage à Arvo Pärt. J’ai aussi eu l’occasion d’entendre quelques œuvres de ce compositeur, sans être vraiment convaincu, car je sens toujours un parti pris de rupture avec le passé (il a commencé par composer en sériel strict, pour se rendre compte de l’impasse et essayer autre chose). Mais je ne veux pas être trop catégorique à l’égard de ce compositeur, que j’ai très peu écouté. Ce parti pris est à mon avis l’erreur majeure en art, et l’indice d’un manque d’idées. On bricole l’outil (le langage), à défaut d’imagination pour un contenu original. J’ai connu l’équivalent de cette dérive en recherche scientifique, où les vrais créateurs sont rares, comme ailleurs. Les chercheurs stériles passent leur temps à raffiner leurs appareils, sans fin, ayant toujours en vue des objectifs mirifiques en termes de performance, coûtant très cher à la communauté, sans véritable résultat.

Etant affreusement en retard sur mon programme, je n’ai pas encore pu publier nos échanges, ce dont je suis un peu confus (mais je m’efforcerai de le faire avant fin juillet). Surtout, le projet de restitution du document du 17e devra attendre septembre. Après réflexion je me demande même si l’intérêt que ce document peut présenter pour quelques rares chercheurs justifie le travail considérable de cette restitution. De toute façon je vous enverrai une copie complète pour vous permettre d’en juger, et serai heureux d’avoir votre avis. Je pourrai toujours exploiter ce document pour mes propres objectifs musicologiques, indépendamment d’une restitution éventuelle. Et à propos de mon expression "français plus lisible" (Cf. votre remarque manuscrite in fine), je voulais dire "français moderne", sans changer le style ou l’expression littéraire, par exemple écrire même au lieu de mesme, étaient au lieu de estoient, ce dont l’ordinateur peut se charger automatiquement, dans une assez large mesure.

Revenons au grégorien, en écho à un passage de votre lettre du 10 avril dernier, où vous évoquez la question du "grand rythme". Il se trouve que, sans l’avoir cherché, les articles Internet que je vous communique touchent quelque peu, surtout le petit complément sur l’I. Da pacem, à cet aspect du rythme. Après maintes interrogations et supputations, embrassant la sémiologie, les théories de D. Mocquereau et D. Cardine et d’autres, j’en arrive aujourd’hui à une conception simple, "libérale", du C.G.

Cette conception tient en peu de mots : la connaissance de la séquence mélodique (par cœur comme autrefois, ou sur portée comme maintenant), et du texte latin lu sur le livre de chant, devrait suffire à un chantre exercé pour trouver tout seul le bon rythme, ou plus exactement un rythme convenant bien à la liturgie. Les détails ajoutés par les différentes écoles (neumes médiévaux avec leurs variantes et lettres additionnelles, signes rythmiques de Solesmes) apparaissent alors comme des conseils ou suggestions, dont la valeur est fonction de la compétence des auteurs, et aussi de la culture musicale du moment. Il m’a semblé que votre pensée tirée de l’expérience personnelle (Cf. milieu de votre 2e page) rejoignait assez bien la mienne sur ce sujet.

J’oublie sans doute quelques autres questions, ce sera pour la prochaine fois.

A vous très amicalement

P. Billaud




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