16. Lettre de Pierre Bottet à Pierre Billaud

le 8.9.2001

Cher ami,

Je reprends une lettre commencée fin juillet lors d’un passage à Lyon. Ce été fut très bousculé, entre Lyon et la montagne, ponctué par deux confirmations, un baptême et le déménagement de mon fils, auquel nous avons contribué en gardant ses filles. Ma lettre remaniée sera sans doute un peu décousue....

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Revenons à nos moutons, et d’abord à votre lettre du 21 Juin. Sur le "Zusammenhang", il est possible que vous ayez raison, j’ai recherché dans mon Brockhaus qui m’a donné "Verbindung zwischen Teilen", soit "liaison entre des parties". Mon dictionnaire Allemand-Français m’a été embarqué par mon fils quand il a quitté Lyon pour le "Coldo", cela fait un bail. Mais pour moi la cohérence des parties entre elles fait la cohésion de l’ensemble. Il faudrait que je recherche chez mon fils les traductions données aux deux termes français, mais il vient de déménager pour la région de Reims, PAM oblige. Sur la musique dite moderne, je partage votre point de vue sur les œuvres dignes d’intérêt et les autres, mais c’est vrai à toutes les époques. Il y a des œuvres baroques, bien faites, mais ennuyeuses, mais nous sommes accoutumés à ce langage et l’entendons aisément, chacun selon notre goût propre. Pour les musiques récentes, il y a un effort à fournir avant de porter un jugement, effort que beaucoup d’amateurs de musique se refusent à fournir, et je peux les comprendre, dans la mesure où ils recherchent un plaisir immédiat. Je suis très loin d’être un spécialiste de la musique contemporaine et n’en connais que peu d’œuvres, mais j’ai été marqué par une expérience personnelle : dans ma jeunesse, j’avais été emballé par les œuvres de Bela Bartok s’inspirant du folklore slave et faciles à écouter. Une amie m’a alors prêté un disque de la Musique pour cordes, percussion et célesta. A la première audition je n’ai rien compris à cette cacophonie, mais je me suis entêté et l’ai réécoutée pendant plusieurs semaines, avant d’y découvrir une magnifique polyphonie, très classique, sur un thème certes atonal. Atonal, pourquoi pas, cela peut avoir un charme, si l’on n’en fait pas un dogme. J’avoue aussi que j’apprécie les dissonances, et les recherche dans JS Bach, elles sont inséparables d’une polyphonie rigoureuse. Depuis je me suis délecté à travailler un cahier des Microcosmes. J’ai beaucoup aimé Debussy, et m’en suis un peu lassé, mais je ne connais pas le quatuor que vous citez, la musique de chambre m’a très longtemps rasé. Vaquié disait que la musique de Debussy était typiquement païenne, et à la réflexion je pense que c’était une intuition profonde, de la part d’un homme qui n’avait pas une culture musicale étendue.

Merci de vos quelques informations sur Pärt, dont le nom m’était jusqu’alors inconnu. Je l’ai cherché vainement dans mon dictionnaire de la musique moderne daté de 1958, ouvrage de Fred Prieberg, ce critique allemand déja cité, ami de Boulez, que j’avais connu pendant ses études à Fribourg. La renommée de Pärt doit donc être plus récente. J’ai beaucoup apprécié ce que dit l’auteur de l’article de Valeurs Actuelles sur le rôle de l’interprète. J’avais déjà été frappé par une remarque de Mahler, disant en gros que le compositeur était quantité négligeable en face de l’interprète. C’est vrai, l’œuvre n’a d’existence que quand elle est jouée, et que l’interprète rend sensibles les virtualités contenues dans la partition. Je ne suis qu’un éxécutant médiocre, mais quand je joue, je crée un univers sonore, qui ne m’est pas seulement intérieur, mais acquiert une réalité physique, perceptible à ceux qui l’écoutent, et qui s’évanouit avec la dernière cadence. Toutes proportions gardées, je suis comme Dieu pensant le monde. C’est sans doute pour cela qu’en vieillissant je suis de plus en plus convaincu que la musique relève du sacré. Il existe sans doute des degrés divers dans la musique comme dans l’amour humain, pas tous condamnables, mais cela ne change rien à la fin dernière, qui est acte d’adoration du Créateur. Lors de la cérémonie de Confirmation, la Religieuse qui touchait l’orgue a joué en sortie un prélude du Clavecin Bien Tempéré, et c’était parfaitement religieux. Je fus sans doute le seul à m’en apercevoir, et encore parce que je passai derrière elle au moment où elle refermait le cahier.
Pour illustrer ce dernier propos, je vous confierai que notre village abrite dans sa belle église du XV° un petit orgue d’un millier de tuyaux, qui vient d’être restauré sous l’impulsion d’un jeune organiste, titulaire d’un orgue à Aubagne, et qui vient passer là tous ses étés, ce qui nous vaut depuis trois ans un festival chaque été. Je m’en tiens à l’écart car je ne peux supporter que l’on applaudisse dans une église, et je revois les récitals de mon enfance, auxquels le Curé assistait au chœur, en camail, et qu’il concluait parfois par un Salut du Saint Sacrement. On parlait alors de "concert spirituel". Pour en revenir à ce jeune organiste, que j’ai quand même eu l’occasion d’entendre, il a une technique stupéfiante, tant dans le choix des registrations que par sa virtuosité, mais il n’est finalement pour moi qu’un saltimbanque. Entrant dans l’église ouverte un après-midi je l’ai entendu travailler, au milieu de pièces de l’Ecole Française, le "Beau Danube Bleu" suivi de la marche militaire de Schubert ! Puis vint un choral de Bach joué sans une once de spiritualité.
D’une manière plus générale, je pense que de nos jours les virtuoses tuent la musique. Je suis parfois les émissions musicales d’ARTE le dimanche soir; la présentation originale les rend assez souvent intéressantes, comme des leçons de musique, mais on peut entendre le meilleur et le pire. Venons en à Dom CARDINE, et au DA PACEM, auquel je suis particulièrement attaché. J’ai d’abord failli être séduit par les citations et les premières explications que vous donniez. "Etre prêt à enregistrer les faits comme ils se présentent", comment ne pas souscrire à cette affirmation ? Quant au rythme verbal, il me paraît capital en soi. Mais quand je lis la suite, d’abord le commentaire de da pacem, puis le parallèle entre les 3 exemples choisis, je ne comprends plus, et j’irais, pardonnez-moi, jusqu’à vous soupçonner d’avoir forcé la pensée de l’auteur!
Le rythme du mot est chose capitale, mais qui n’a de sens qu’en s’intégrant dans le rythme de la phrase d’une part; d’autre part la ligne mélodique vient justement souligner ce rythme de la phrase, et j’admire de plus en plus le positionnement judicieux des barres dans le Graduel, qui nous guide avec sûreté dans la compréhension et l’exécution. Il est évident que l’on ne peut couper le développement sur la dernière syllabe de fideles sans casser ce souffle mélodique qui monte du fa au do pour nous ramener au fa (audace du compositeur, qui parti avec ut prophetae tuae sur la quinte caractéristique du 1° mode, transpose en une quinte à la tierce supérieure !)
Parlons du mot : je préfère, c’est certain, trouver l’accent tonique au lever, et la syllabe finale au poser. Cela me satisfait grammaticalement, et rend l’exécution plus aisée, ou plus naturelle. Mais qu’y puis-je si c’est souvent impossible? "j’enregistre le fait comme il se présente", et m’en accommode. J’ai assez souvent parlé de "dialectique" entre rythme verbal et rythme musical, et à la réflexion je crois le mot juste. Parfois ils s’accordent, parfois ils s’opposent, en faire la synthèse n’est pas affaire de principes, mais de goût et d’intelligence, au cas par cas. Je suis ravi de lire votre phrase : "l’exécution vocale d’une césure verbale requiert une brève coupure du son prélevée sur la dernière syllabe, suivie d’une attaque franche de la syllabe initiale du mot suivant". C’est cela le rythme verbal comme je le comprends, et c’est comme cela que nous parlons naturellement. Essayez de dire un texte en français de façon unie et monocorde, sans ménager d’intervalle même infime, et vous me direz le résultat! C’est d’ailleurs ce que font en latin certaines scholae, faute d’intelligence du texte, ou d’intérêt autre que la musique. Mais si vous rendez le texte intelligible, peu importe alors que la dernière syllabe retombe sur un poser, ou au contraire qu’elle s’évanouisse dans les nuages, comme dans l’attente de ce qui va suivre.
J’ai eu beaucoup de mal à suivre vos développements critiques autour des notations anciennes, car c’était mon premier contact avec elles. Bien sûr je connaissais l’existence d’une notation saint-gallienne, mais ce serait toute une nouvelle grammaire à apprendre, et je doute que j’en aies jamais le courage. Je ne peux donc que me tenir à l’écart des discussions entre érudits. Mais j’ai cru comprendre avec beaucoup d’intérêt que la notation distinguait des notes abrégées par rapport à une longueur dite normale, ou "syllabique". Depuis longtemps j’attache une valeur toute relative au principe de "l’égalité du temps premier". Pour moi, il veut surtout dire qu’il n’existe pas de "croches", et encore moins de ces noires pointées qui ravissent nos foules bien-pensantes éprises de baroque.
Quant à la syncope, je comprends mal ce que vous entendez sous ce mot. Si c’est la succession immédiate de deux "poser", tel qu’il ressortirait des interprétations de D. Cardine, c’est évidemment une impossibilité physique, ce que j’appellerais "chanter à cloche-pied", j’ai ouvert mon Larousse qui me dit: "syncope = élément rythmé ayant trait à l’accentuation, et qui est un son articulé soit sur un temps faible, et prolongé sur le temps fort suivant, soit sur la partie faible d’un temps, et prolongé sur la partie forte du temps suivant". Pour moi, la syncope type en grégorien est le pressus, accolade de deux neumes avec déplacement de l’ictus. Je serais porté pour ma part à le mettre en valeur plus que ce n’est fait généralement, peut-être en abrégeant même la première note, qui devient un élan. Sans brutalité, naturellement, et avec la discrétion qui va bien.

Enfin un mot sur ces comparaisons entre des pièces comportant des éléments semblables. C’est vrai que le cas n’est pas rare, même en faisant abstraction de ces formules stéréotypées que l’on rencontre dans les pièces dites "graduels". Essayant de me mettre dans la peau du compositeur, et dans son époque, j’imagine qu’à court d’imagination il a pu faire des emprunts à des pièces qu’il avait en mémoire. On parlerait aujourd’hui de plagiat, mais personne ne se souciait de propriété artistique, et le bon moine n’avait d’autre souci que d’alimenter la méditation par une ligne mélodique plaquée sur le texte sacré qu’il avait sous les yeux. En fonction du nombre de syllabes, ce plaquage pouvait être plus moins heureux, ou aisé, au chantre de se débrouiller, aux copistes de proposer des solutions dans les notations dont il disposaient. Il y a très longtemps que j’avais été frappé par l’hétérogénéité du répertoire, où l’on trouve des chefs-d’œuvre d’invention à côté de pièces plus laborieuses. Mais qu’importe si elles aident à prier 7 Dans une même pièce, on peut aussi trouver la répétition d’un même motif, parfois sur la même ligne, parfois transposé sur une autre ligne. Là il s’agit certainement d’un effet rnusical voulu par le compositeur, mais on constate que le motif répété à l’identique doit souvent être traité différemment du point de vue rythmique, ou a subi une légère altération, telle qu’un déplacement d’ictus en fonction du texte.
Le grégorien m’a séduit par la liberté souveraine qu’il manifeste, la liberté des enfants de Dieu, et vouloir par dogmatisme l’enfermer dans des règles rigides me paraît contre nature. Sans mépriser pour autant les recherches nécessaires dans un domaine relevant de l’archéologie, et pourtant bien vivant.
Je m’était promis, en toute amitié, de vous chercher des poux dans la tête à propos du rythme "binaire-ternaire". J’en ai fait moi-même grand usage pendant des années, et mon missel est entièrement griffonné d’indications au crayon décomposant la mélodie selon ce principe. Pour ma part, j’applique la méthode de la queue de trajectoire, partant du poser final pour remonter, m’appuyant sur les ictus incontournables, débuts de neumes ou expressément notés par Solesmes, et déterminer de deux en deux ou de trois en trois, les ictus possibles ou souhaitables, en tenant compte des mots et de leur accentuation. Je crois encore cet exercice indispensable, comme le tape-cul au manège. Mais ne croyez vous pas que l’on pourrait assouplir l’expression et parler de "pair-impair", sinon de rythme libre? Je prendrai justement un exemple dans vos écrits, exemple C, antienne timete. Vous écrivez:
"Pour C, même schéma rythmique, nous mettrons naturellement un ictus sur la syllabe ni (note la) de quoniam, pour alléger la note-syllabe suivante -am, qui amorce le saut à la note suivante longue culminante de nihil".
Est-il vraiment indispensable de mettre un ictus sur ni? Ne pourriez-vous vous contenter de celui porté sur le la de quo qui conclut le quilisma, et "laisser filer" en arsis jusqu’au do prolongé de nihil? Votre mélodie ne serait-elle pas beaucoup plus aérienne, faisant ressortir le nihil ? Je crois qu’il serait bon de savoir laisser filer des notes comme on laisse filer une écoute de grand-voile, jusqu’à l’endroit où l’ictus s’impose. C’est ce que l’on fait, sauf erreur, pour un quilisma. Quant à l’écoute, si elle a un nœud d’arrêt à son extrémité, personne n’a eu l’idée d’interposer des nœuds à intervalles réguliers....

Vous avez certainement lu la note de l’Abbé Portier sur l’accentuation du latin. Je viens de lui écrire pour l’en remercier. Je suis de plus en plus convaincu que là est la clef qui mène au grégorien. Et pourtant je suis tombé à plat en essayant d’attirer l’attention de mes enfants sur cette note. Pourtant si nous ne traitons pas le latin liturgique comme une langue vivante, ce n’est plus que du folklore, comme le breton enseigné actuellement et que les quelques bretons encore bretonnants ont du mal à comprendre, certains me l’ont dit. Ma grand’tante faisait son marché en breton, moi "j’entends" la messe en latin. On vient me dire que j’ai eu la chance de "faire des études", alors que j’essaie d’oublier ce qu’on m’a appris, ou tout au moins la façon dont on me l’a appris. Les adultes sont peut-être indécrottables, mais on devrait pouvoir rendre le latin accessible aux enfants, en faisant avec eux le mot-à-mot. Les déclinaisons, je m’en fous, il suffit d’expliquer que la voix prend une inflexion différente selon la place du mot. Pour en revenir au chant, il coule de source, ou presque, quand le texte éveille en vous une résonance directe, par l’audition et non par la lecture. "La lettre tue ....". A dire à D. Cardine.
Avez vous lu le roman de Peyrefitte, la "Fin des Ambassades"? On y trouve, en pleine débâcle de 1940, un vieux fonctionnaire barbu des Affaires Etrangères, franc-maçon, dont la mission était d’imposer partout la prononciation française du latin! Cela va loin. Mais les Jésuites l’avaient devancé, en témoigne cette histoire du jeune Voltaire, qui ayant brisé un carreau en jouant au ballon au collège, dut copier 100 fois un verbe latin. Quand on exigea de lui qu’en plus il remplaçât la dite vitre, écœuré, il colla sur la fenêtre son pensum assorti de l’inscription : "et verbum carreau factum est".
Quand je parle du latin langue vivante, je veux dire qu’il doit être perceptible à nos intelligences par l’ouïe et non par les yeux, sinon la liturgie est figée, réduite à des formules cabalistiques, et l’assistance à la messe se ramène à une prière personnelle pendant que le prêtre se démène à l’autel, au lieu d’être une liesse communautaire. Voyez le comportement des fidèles pendant le chant de l’Introït, ils ne l’écoutent pas mais les plus pieux ont, chacun pour soi, franchi la barrière du chœur pour rejoindre les prières préparatoires du clergé, qui ne les concernent pas, même si elles sont très belles. Vous me direz qu’ils donnent de la voix pour les chants du commun, ce qui est louable en soi, mais ils ne savent plus écouter, faute de comprendre. Prier, me semble-t-il, c’est d’abord écouter.
Ecouter les méditations que nous propose l’Eglise dans la liturgie du jour, sans omettre les oraisons qui les concluent et les mettent en application pratique (oraisons que nous devrions recevoir inclinés, selon l’usage monastique).
Pour cela, il n’est pas nécéssaire de posséder son latin comme un agrégé, mais il faut s’être pénétré des versets qui nous sont proposés, au mot-à-mot avec l’aide des traductions du missel, au besoin d’un lexique, mais avec leur accentuation qui leur donne vie et vigueur.. Cet exercice d’accentuation suppose que l’on s’impose la même discipline pour les prières qu’il peut nous arriver de dire dans la journée et que nous savons déjà par cœur. Il faut ne pas craindre d’apprendre par cœur. Il m’arrive d’ouvrir ma Bible de Crampon pour resituer un verset dans son contexte, et je suis souvent surpris, au bout de quelques années, du nombre de passages qui me sont familiers, et alors la phrase latine vient se superposer, dans mon oreille, au passage en français que j’ai sous les yeux.
Si l’on parvient à penser en latin les textes sacrés, les chanter devrait couler de source.

Pour terminer, je voudrais vous dire la joie que m’a causée le dernier paragraphe de votre lettre du 21 juin, où vous me dîtes arriver à une conception "libérale", je dirais "naturelle", du chant grégorien. Je crois que nous convergeons sur l’essentiel, et m’en réjouis profondément.

Très amicalement vôtre

P. Bottet





PRIMUM QUAERITE

J’avais envie de vous commenter la Communion de ce Dimanche pour illustrer ma conception de l’accentuation, quand je me suis aperçu que l’Abbé Portier venait justement d’écrire sur la même antienne, ce qui m’a fort embarrassé, ne souhaitant pas marcher sur ses plates-bandes.
Après une nuit de réflexion, tant pis, je me risque à écrire ce que je dirais à des choristes, si j’en avais.

Tout d’abord remarquez que pour une fois, et pour faire plaisir à Dom Cardine, toutes les terminaisons de mot tombent sur un poser de la voix. Une fois n’est pas coutume. Par contre, nous verrons que les syllabes portant l’accent verbal seront les unes au poser, les autres au lever, et que nous devrons les traiter de manière différente.
primum : la logique nous amène à mettre un ictus sur la deuxième syllabe afin de ménager un lever pour la première syllabe de quaerite, qui précède un neume (porrectus). Le pri, commençant par une note doublée, se déroulera sur un rythme ternaire, ce qui donnera au mot une solennité particulière accentuée par le poser sur mum, c’est une injonction qui nous est donnée : "d’abord" ! Puis vient l’action, quaerite ; l’accent est sur quae, donc à l’arsis de la mélodie, vous traduirez cet accent, après une infime césure de fin de mot, par un élan bref et léger, un " coup d’aile ", s’enchaînant de façon très liée avec le porrectus, descente très douce vers la syllabe finale te.

Une très légère césure oratoire, indiquée par le quart de barre, pour mettre en relief le complément direct qui va suivre, et vous attaquez plus franchement, au poser de la voix, la syllabe accentuée re de regnum, posant la voix sur la première note fa et fléchissant sur la liquescente mi, en veillant à ne pas l’abréger. Nouveau poser sur gnum, qui reproduit la même formule rythmique, mais vous marquez la détente sur la syllabe non accentuée, à la fois retenue de la voix et léger ralentissement, avant de conclure par un Dei, qui s’élargit sur le De par un rythme binaire expressément marqué par l’ictus qu’a ajouté Solesmes. Remarquez que cette incise constitue une entité mélodique d’un seul jet, presque entièrement située au grave, ici dans le tétracorde inférieur du 8° mode, de sol à ré. Vous vous êtes peut-être déjà aperçus que c’était fréquemment le cas lorsque la personne qui parle est Notre-Seigneur, par exemple dans les récits de la Passion. Je pense qu’il faut y voir le ton de gravité du Maître qui enseigne d’autorité. Cependant le ton s’éclaircit pour prononcer le nom de Dieu, sans pour autant atteindre la dominante, et la montée au si naturel le souligne encore par son audace (là où je me trouvais hier, la moitié de la chorale a détonné et chanté un si bémol, c’était comique).

Une barre pleine vous autorise à reprendre votre souffle, mais n’en abusez pas, car la phrase est restée inachevée, il faut donc enchaîner. Considérez cette barre plus comme une césure mettant en relief un changement de ton dans le discours, et dans la mélodie, qui va se dérouler dans le tétracorde supérieur, de sol à do.
Un et de liaison en arsis assure l’enchaînement à la dominante sur l’affirmation triomphale que "tout nous sera donné". Puis le omnia s’étale largement dans une descente à la tonique à partir d’un o accentué et bien posé, se prolongeant en porrectus. Et vient le adjicientur ; et là je suis bien sincèrement embarrassé, mais çà c’est pour Pierre Billaud, je ne l’avouerai pas à mes choristes. Un podatus liquescent sur tur, pas de problème, le en est à l’arsis. Mais avant, binaire ou ternaire ? L’abbé Portier nous dit : "style syllabique à faire entendre dans le même mouvement", c’est vague, et je me retrouve confronté au même problème que dans la psalmodie : le style syllabique doit-il être rythmé ? Dans le cas présent, il me semble que oui. Mais comment? en binaire pur ou avec un ictus unique sur dji ? A l’oreille, j’opterais pour le binaire avec ictus sur a et ci Il doit y avoir un lien, mais qui m’échappe, avec l’accent secondaire dont parle Dom Mocquereau.

La syllabe finale tu, par sa liquescente sur si, va nous ramener au la prolongé qui introduit avec vobis, une élégante cadence sur la tonique, car ici s’achève ce que nous dit Notre Seigneur. Je donnerai le neume de quatre notes de vo d’une seule émission à partir du poser du la initial, avec une détente progressive jusqu’au poser sur bis.
Mais la phrase de l’Evangile n’est pas achevée : le français a interposé une virgule, mais comme nous le montre la demi-barre, c’est la même descente mélodique partie de la dominante qui se poursuit vers le bas jusqu’au pour remonter en conclusion sur la tonique, ou finale.
Si nous devions dire ce texte en français, nous marquerions la virgule par une coupure, brève mais nette, pour reprendre franchement : "dit le Seigneur" ... "Parlant en grégorien", nous allons faire ressortir le pressus sur di, prenant brièvement notre élan sur le sol arsique pour appuyer le mi prolongé et détendre sur le . Ce que cette "syncope", donnée pourtant avec délicatesse, peut avoir d’un peu heurté, se résoud dans le porrectus qui suit et conduit en douceur au poser sur cit, nécessaire pour lancer le do arsique de dominus, dans une démarche identique à celle rencontrée avec quaerite.


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