17. Lettre de P. Billaud à P. Bottet

le 21.9.2001

Cher ami,

Votre lettre du 8 septembre m’a fait un grand plaisir.

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Au sujet de la musique, je n’avais pas senti la vérité de votre traduction de zuzammenhang en "cohésion", et c’est intuitivement que j’avais pensé à "cohérence", car la musique m’apparaît comme un message, qui pour être intelligible doit présenter une cohérence entre ses parties, ou si l’on veut une "logique interne". Je me suis reporté à un micro-dictionnaire (Larousse Adonis), acheté à l’époque où je perdais mon temps à déposer des brevets, et y ai trouvé une seule traduction : cohérence. Ne voulant pas trop m’étendre sur le sujet de la musique aujourd’hui, je me contenterai de relever l’étiquette de "païenne" appliquée à l’œuvre de Debussy. Bien sûr il y a l’après-midi du faune, mais que dire de La Mer, Iberia, la Suite Bergamasque, si élégante, les préludes... ? Je crois que la musique se laisse mal enfermer dans des catégories terre-à-terre. Elle aura toujours pour moi une résonance surnaturelle, spirituelle, d’origine non-humaine (mais de Dieu, ou du Diable ?).

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J’ai lu avec intérêt votre commentaire sur la communion Primum quaerite, que je trouve très juste. Cependant je m’étonne un peu de votre embarras sur adjicientur (merci du clin d’œil personnel), car tout me semble évident, à cause de la mélodie. Le compositeur ayant choisi de culminer sur la syllabe –ci- et non sur l’accent –en-, il faut me semble-t-il exalter cette syllabe culminante (avec sobriété, il va sans dire), en la posant nettement. A partir de là tout est simple. On met un ictus sur la première syllabe ad- (ictus faible, mental plus que vocal), et l’accent sera marqué au passage par une expression "élastique" de la syllabe (selon une formule chère à l’abbé Portier). Pour l’incise finale je verrais une expression nettement affirmative de la citation du Seigneur, en marquant cette fois, et le pressus sur mi, et la syllabe –cit amenant la cadence douce et fervente de Dominus. Mais là nous sommes dans la nuance propre à chaque interprète, il n’y a pas de vérité unique et indiscutable.

J’ai été déçu, même frustré, de ne trouver dans votre lettre aucune allusion au deuxième article que je vous avais envoyé, intitulé : "A propos de l’introït Da Pacem, quelques remarques d’ordre rythmique et linguistique", où je crois avoir observé de très significatives différences entre les notations, d’une part manuscrites anciennes, d’autre part solesmiennes, des diverses cadences émaillant la pièce. Touchant à la langue latine, je pensais que mes remarques vous intéresseraient. Peut-être avez-vous reculé devant les neumes intervenant (assez simplement je crois) dans la discussion ? Je compléterai donc un peu votre information sur les signes, en vous confirmant que, du moins dans les manuscrits sangalliens (les messins sont moins cohérents et moins nets à ce sujet), les notes isolées peuvent prendre trois durées légèrement différentes, abrégée (en général un simple point), normale (ou syllabique, sous forme de virga ou de petit trait horizontal), et augmentée (forme normale complétée par épisème ajouté perpendiculairement en fin de trait). Ce sont des nuances légères modulant quelque peu la rigidité du temps premier, sans remettre celui-ci en cause.

A propos de mon article sur le style verbal, vous avez raison de vous étonner des erreurs flagrantes de D.Cardine, que j’ai eu du mal moi-même à enregistrer avec certitude, au point de me demander si ce cours n’était pas en réalité l’œuvre d’un épigone abusif (élève ou disciple). Mais je vous assure que je n’ai en rien travesti ou exagéré la pensée de l’auteur, me bornant à analyser les documents et les affirmations de ce dernier. Seulement, j’ai choisi les parties du cours les plus critiquables, les plus flagrantes. Beaucoup d’autres pages sont acceptables, même recommandables, tout n’est pas à rejeter, bien sûr. Je n’en ai pas parlé pour m’en tenir strictement au sujet que je voulais traiter, qui était "la théorie du style verbal en chant grégorien", et non une appréciation d’ensemble d’un cours de chant.

Je ne suis pas surpris que vous buttiez sur la notion de "syncope", qui est floue et ambiguë. Essayons de développer ce sujet, à mon bénéfice personnel autant que du vôtre. La définition classique que vous rappelez se réfère au système tonal et à la musique mesurée moderne. En grégorien, il s’agit d’autre chose. D. Mocquereau en donne une définition implicite, quand il dit qu’il ne peut y avoir deux ictus successifs, sous peine de syncope, indésirable. En langage parlé, on n’émet jamais spontanément deux syllabes fortes consécutives. Si l’on veut mettre une emphase sur deux syllabes consécutives, on fait suivre spontanément la première d’un léger silence, ce qui élimine automatiquement la syncope. On peut faire ici un parallèle avec les fréquentes cadences grégoriennes se terminant par deux notes à point mora, liées en une clivis ou pes, ou à l’unisson. Il n’y a pas de risque de syncope parce que le point mora introduit un temps arsique détachant vocalement les deux notes doubles. Un autre problème peut apparaît avec les strophicus (exemple les tristrophas, très fréquentes), dont il est recommandé de répercuter doucement les notes successives (à l’unisson). Une répercussion trop nette tendrait à syncoper, et il faut trouver le juste milieu (assez facile).
On trouve cependant dans le répertoire (800) des rapprochements de longues qui forment pour moi de vraies syncopes (donc théoriquement intentionnelles). Le cas le plus connu se trouve dans l’introït de la Septuagésime Circumdederunt me, sur la syllabe –runt, dotée d’une première note épisémée suivie immédiatement d’un pressus. Le caractère arsique de la note épisémée, sans qu’il y ait la détente d’un point mora, ne peut empêcher une cassure de rythme désagréable. Mais dans cet introït tout est chaotique, en accord avec le texte, sombre, angoissé, et la syncope peut s’y trouver sémantiquement justifiée. Malheureusement il n’en est pas de même avec d’autres exemples mélodiques équivalents (où la note épisémée précède une note double à point mora), où le texte ne suggère aucun trouble particulier. Il faut alors s’arranger pour que l’épisème ne dérange pas trop le rythme. J’ai voulu vérifier sur le Triplex ce que disaient les manuscrits, et, là, surprise, la réalité est assez différente de ce qu’a noté Solesmes. Sans entrer dans les détails, assez compliqués, les neumes indiquent un ralentissement étalé sur deux à quatre notes selon les cas, que l’on peut très bien interpréter et rythmer sans risque de syncope. La notation de Solesmes introduit ainsi parfois des problèmes factices, qu’il aurait été préférable d’éviter.

Passons à l’exercice laborieux de D. Cardine comparant deux passages mélodiques de quatre notes identiques. Je suis un peu surpris que vous n’ayez pas accroché sur l’incohérence modale et contextuelle des deux fragments, qui aurait dû, selon moi, exclure toute idée sérieuse de comparaison et de déduction. L’argument de l’attraction des par les fa, par exemple, s’il existe à l’évidence pour le fragment de communion construit autour de la tonique fa, tombe à mon avis complètement pour celui de l’introït, où la corde (tonique) domine clairement. D’autre part, je pense que la similitude mélodique des quatre notes considérées a beaucoup de chances d’être purement fortuite, car les emprunts de fragments mélodiques ne se font en général qu’à l’intérieur d’un cadre modal donné. Si j’avais exprimé sans retenue mon jugement de scientifique, j’aurais déclaré ce raisonnement inconsistant et fallacieux, indigne d’un vrai chercheur.

Cadencement binaire-ternaire, ictus, etc. Ma conviction est que cette base du rythme libre est consubstantielle à toute expression discursive, langage ou chant monodique, et qu’elle "s’autogénère" sans qu’il soit besoin de la spécifier sur la partition. En effet, ni D. Mocquereau, ni D. Cardine, quoi qu’ils en aient dit, n’ont pu trouver dans les manuscrits d’indications cohérentes et décisives en faveur de leurs thèses respectives concernant le rythme. En ce qui me concerne j’y ai trouvé de nombreux passages totalement incompatibles avec un cadencement binaire-ternaire explicite. Des séries de notes épisémées consécutives, en nombre dépassant parfois trois, semblent correspondre simplement à un ralentissement passager de tempo, excluant en tous cas de mettre automatiquement des ictus là où il y a épisème. Il faut donc admettre que l’articulation du discours doit (et devait) se former indépendamment des détails rythmiques des neumes. L’affirmation de D. Cardine selon laquelle tout le rythme est dans les signes, et que ceux-ci vous conduiront « comme par la main » est fallacieuse, et ne peut produire que des interprétations inconsistantes. On ne peut se passer d’une base de rythme, l’analogue de la mesure en musique moderne, et cette base ne peut être pour le grégorien que binaire-ternaire, la même qu’en langage parlé. D’ailleurs, D.Cardine lui-même, dans son cours, rappelle la règle de cadencement des psalmodies, à savoir qu’il ne peut y avoir entre les deux derniers accents "ni moins d’une syllabe, ni plus de deux". C’est dire implicitement aussi "jamais de syncope !". Quant aux ictus, vous avez dû remarquer que j’emploie souvent l’expression "ictus implicite", ou "ictus mental", pour des cas où il serait inopportun de trop marquer physiquement ce jalon rythmique de l’articulation. Cela me fait bizarrement penser à l’équitation, quand on tourne la tête franchement vers la direction à prendre, avant toute action sur les aides, demandant mystérieusement à l’animal de se préparer. Sur la terminologie la plus adéquate, pair-impair, binaire-ternaire, la seconde est plus précise et plus restrictive mais peu importe, dès lors que chacun comprend de quoi il s’agit. Dans un détail de votre lettre, vous vous demandez s’il est bien indispensable de mettre un ictus sur –ni- de quoniam, en se contentant de celui qui suit le quilisma de quo-, pour rendre la mélodie encore plus aérienne. Ma solution de l’ictus discret doit à mon avis donner le même résultat. En revanche si l’on éliminait concrètement toute marque sur -ni-, on serait conduit presqu’obligatoirement à repousser l’ictus précédent sur la dernière note (sib) de quo-, avec un résultat chantable mais à mon avis manquant d’élégance.
Excusez ma franchise, mais je ne peux adhérer à votre idée de « laisser filer », ni à votre image de l’écoute de grand-voile dont j’ai du mal à saisir la pertinence. Vous aimeriez dans certains cas, si j’ai bien compris votre pensée, laisser courir à la suite quatre notes (voire plus, pourquoi pas ?), sans aucune articulation. Cela me semble aussi incongru que de vouloir, par exemple, déclamer un alexandrin en rendant atones quatre ou cinq syllabes consécutives (ou plus). En ce genre d’idée, c’est l’expérimentation qui décide. Essayez et vous verrez bien ! Je doute que le résultat soit enthousiasmant. Quant au quilisma, je ne vois pas du tout ce qu’il pourrait présenter de particulier en faveur de votre idée.

J’espère ne pas vous déconcerter encore plus sur cette question de rythme de base, à la fois très simple, et compliquée. J’y reviendrai certainement. Par conception "libérale", j’entendais "affranchie de règles rigides", épousant la mélodie et le texte au mieux, le cadencement binaire-ternaire y intervenant naturellement comme un soutien, une aide, pour mettre en quelque sorte "de l’huile dans les rouages", le contraire d’un carcan.

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Très amicalement à vous

P. Billaud



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