18. Lettre de P. Bottet à P. Billaud

le 5/12/01

Cher ami,

Deux mois déjà depuis votre dernière lettre, qui aurait mérité une réponse rapide. J'ai entre temps séjourné encore deux fois en montagne, j'y ai profité de l'absence des touristes, à l'occasion de la Toussaint, pour en compagnie de mes enfants et des plus grands parmi les petits, monter à la découverte des chamois dans un vallon que ceux-ci affectionnent; une bonne bavante, mais je me disais au départ que c'était sans doute la dernière fois que je me l'offrais, et de plus dans les meilleures conditions et au meilleur moment.

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Je suis sincèrement désolé de vous avoir "frustré" par mon commentaire très superficiel de votre lettre précédente. Mais d'une part, vous m'introduisiez dans un monde nouveau pour moi, les notations primitives, que je n'ai pas le courage en ce moment d'approfondir, j'en ai retenu surtout que l'on y trouvait des indications complémentaires sur la valeur des notes, et j'accepte avec un vif intérêt vos remarques et vos conclusions. D'autre part, je suis en ce moment sinon en crise, du moins en pleine évolution, à partir des remarques que nous avons échangées sur l'accentuation du latin; et le moment est venu, je crois, de vous en faire part.
L'abbé Portier nous a gratifié d'une note d'avertissement sur cette accentuation du latin qui me paraît essentielle, et qui me conforte dans ce que je ressentais, mais je voudrais aller plus loin qu'une simple considération sur le chant.
L'Eglise a adopté le latin comme langue de la liturgie, et on donne communément deux arguments, auxquels je souscris, d'une part une raison d'universalité, d'autre part et surtout le souci de réserver un langage particulier, consacré, pour s'adresser à Dieu. Vous vous souvenez des années avant le Concile, lorsqu'il fut autorisé de dire la messe dans les langues nationales, pour nous c'était alors le français. J'ai pour ma part accueilli avec intérêt cette innovation, où je voyais l'intérêt de faciliter la compréhension et le suivi de la messe au large public d'alors, souvent passif. Mes amis à l'époque m'ont sévèrement repris et mis en garde, et les évènements leur ont donné raison, car ce fut le Cheval de Troie qui permit de conquérir la ville. Certes il existait un complot, et on put des lors plus aisément bricoler les traductions dans le sens voulu, avant de changer la messe et la théologie. Mais il y eut autant un changement d'attitude chez les fidèles, qui en ont profité pour s'approprier la liturgie au lieu de s'y soumettre, de la recevoir et de l'aimer comme un don divin.
Il faut pourtant constater que le latin employé par l'Église dans les deux derniers siècles était devenu un latin écrit, langue accessible à quelques lettrés et que plus personne n'entendait, hors des Abbayes peut-être. L'officiant lisait des phrases devenues incompréhensibles telles qu'il les prononçait. Les fidèles les plus évolués s'efforçaient de suivre dans leur missel, en français ou en latin, d'autres plus modestes, et que je respecte infiniment, récitaient leur chapelet; "en attendant que çà se passe", écrit élégamment un prêtre dans le vent dans une "Tribune des Lecteurs". Un énorme effort de renouveau liturgique pendant un siècle, amorcé par Dom Guéranger, repris sur un autre registre par Dom Lefebvre, avorté au Concile Vatican II, a certainement favorisé des vocations, mais avait profité aux fidèles les plus cultivés, ou spirituellement plus favorisés. Je n'ai eu moi-même un "Dom Lefebvre" que dans les années 60 ou 70, quand tout le monde s'en désintéressait et bradait les ouvrages démodés, et un "800" à la même époque.
La liturgie, par définition, est une prière communautaire et vocale. Si l'on veut continuer à utiliser le latin, il est nécessaire d'en refaire une langue parlée. Je ne dis pas langue vivante, car le terme est ambigu, et m'a valu des oppositions dans ma propre famille; en effet on définit comme langue vivante une langue susceptible d'évoluer, ce qui n'est pas le cas d'une langue liturgique, qui a besoin d'être fixée. "Parlée", cela veut dire que la communication s'établit directement entre le mot prononcé ou entendu, et l'intelligence, sans l'écran qu'interpose une traduction par l'écrit, autrement dit que l'on pense dans la langue. Point n'est besoin d'avoir atteint un niveau culturel élevé, au contraire, comme le montre l'exemple des langues régionales. Ma grand’tante, une femme très simple, qui parlait sans doute le français à la maison (elle fut infirmière en 14/18), faisait son marché en breton, alors que son frère, mon grand-père, qui était "passé par les Écoles" et travailla avec Maurice d'Ocagne, avait perdu tout contact avec la langue de son pays qu'il chérissait plus que la France. Pour moi, je me réclame de langue latine comme d'autres revendiquent le droit au corse ou au basque ; devrai-je pour cela aller faire sauter quelques églises?
Si mon acquis scolaire m'a été utile, car je devais me débrouiller seul, je m'en sens à ce jour bien loin, et le latin liturgique devient chaque jour un peu plus un latin courant. Je m'aide des traductions du missel pour comprendre au mot à mot. Ces traductions souvent s'éloignent de l'original pour nous faire comprendre l'intention contenue dans le texte; je les considère aujourd'hui comme un commentaire précieux inspiré par les écrits des Pères de l'Eglise. Mais ce travail indispensable, où personne ne m'a aidé, reste livresque, il reste à entendre et recevoir ces textes sacrés. Les textes ne doivent pas seulement atteindre l'intelligence, mais toucher le coeur, dans son acception classique, incluant la volonté. Le retour à une liturgie vivante, populaire, ne se fera qu'en rendant sa vie à la langue, par l'accentuation, que l'écrit détruit, comme dans toute autre langue. Ceci vaut pour le chant comme pour les prières récitées, l'un confortant l'autre, à l'église comme à la maison. Nous parlons à l'Eglise "en langue grégorienne", nous ne faisons pas de la musique; cette langue unit les âmes en traversant le jubé, ou l'iconostase, comme vous voudrez.
Ensuite, nous ne pouvons prétendre à nous exprimer en latin comme en français, et cela ne nous est pas demandé : voyez vous l'officiant et les fidèles improvisant joyeusement l'office en latin? Dieu nous en garde, et l'usage d'une langue liturgique est en lui-même une sauvegarde. Donc notre pratique d'un latin courant passe par la mémoire, et il faut faire cet effort au jour le jour, ou plutôt de dimanche en dimanche. J'apprends certaines antiennes par cœur, au départ pour mieux en saisir les nuances, les parallèles et les oppositions (il m'arrive, quand j'ai assimilé une pièce un peu difficile, de découvrir a posteriori qu'elle est infiniment plus brève que je ne le croyais); j'apprends collecte et post-communion pour les recevoir "en direct" quand l'officiant les prononce en notre nom (un des rares instants ou le prêtre "préside" l'assemblée). J'ai la joie de suivre l'office par l'oreille, ce qui correspond à sa nature de prière vocale unissant les intentions des fidèles tandis que se déroule l'action sacrée sur l'autel. Mon ambition, le plus souvent irréalisable, serait d'aller à la messe sans missel, comme on se rend à un spectacle. "J'assiste" à la messe. N'est-il pas frappant que nos contemporains, quand ils veulent qualifier un moment d'émotion ressentie en commun, à tort et à travers, parlent de "grand’messe"?
Revenons à l'accent pris sous son aspect technique.
D'abord il est trompeur de dire que le français pose l'accent sur la dernière syllabe. En fait, et à l'exception des conjugaisons, il est plus juste de dire que le français a laissé tomber les désinences, gardant l'accent à la place qu'il occupait, conservant toutefois dans certains cas le e muet comme un vestige : "père" pour pater, "parents" pour parentes. Les mêmes qui récitent "sancta Maria mater Dei" disent-il "sainte mère de Di-eu" ?
Ensuite je me méfie de plus en plus du terme même d'"accent", que l'on poserait sur une syllabe. Certes il est bien commode de se raccrocher à une notation surmontant une syllabe, mais c'est une invitation à frapper celle-ci, ce qui n'est pas dans l'esprit de la langue latine, nous en avons déjà parlé. En fait ce que nous nommons accent est le raccordement entre un mouvement ascendant et le mouvement descendant qui lui succède, le sommet d'une courbe, le moment où la pente de la tangente s'inverse, sans point de rebroussement. Cette considération apparemment abstruse prend son intérêt quand vous considérez une pièce en style orné comme un graduel. L'observation de la ligne mélodique sur la syllabe dite accentuée amène parfois à conclure que telles notes sont encore dans l'élan ascendant tandis que le relâchement s'amorce déjà dans les suivantes et amènent en douceur la retombée sur la syllabe suivante.
Peut-être ces considérations vous sembleront elles assez verbeuses, je cherche, et ai dû remanier plusieurs fois cette lettre. Mais plus j'attache d'importance à la langue, au discours, et plus tout me semble naturel dans le grégorien, les difficultés s'estompent d'elles-mêmes, enfin presque. Est-ce que je joue à me tromper moi-même ?
Je commence à mieux comprendre le rôle joué par les épisèmes, dont les chorales m'avaient écœuré. Peut-être sont ils d'ailleurs une traduction solesmienne relativement grossière de nuances exprimées par la notation sangallienne ? Après avoir d'abord pensé qu'ils étaient là pour mettre en valeur une syllabe du texte, ou une note importante par elle-même de la mélodie, ce qui est parfois incontestable, je constate qu'assez souvent, associés à l'ictus, ou bien ils invitent à s'attarder sur la retombée d'un mot (rythme verbal ??) ou au contraire ils ne sont là que pour servir d'appui avant de prendre un élan. De toutes manières, ils impriment un rythme à la phrase, mais qui ne devrait pas contredire celui ressortant du texte et de la mélodie, ils ne sont qu'une interprétation proposée. Je suis très intéressé par votre remarque sur l'épisème précédant immédiatement un pressus, ou un ictus, ce qui est rare, mais me pose un problème sans solution. D'accord avec vous sur le Circumdederunt, qui est fou et d'une grandeur tragique quasi romantique.
Voilà ce que je tenais à vous dire, et qui m'a pris du temps pour clarifier ma pensée et éviter de tomber dans le verbiage. Je suis conscient de ramer à contre courant, ou mieux, de prendre en travers les courants opposés.
Vous connaissez l'adage des théologiens : in certis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas !

En ce début d'année liturgique, je vous adresse tous mes vœux pour vous et votre famille, à commencer par celui d'un Noël dans la joie.

P. Bottet



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