19. Lettre de P. Billaud à P. Bottet

le 14 janvier 2002

Cher ami,

J’ai été bien heureux de recevoir votre lettre du 5 décembre, car je m’imaginais alors que vous auriez pu vous froisser du ton vif (trop) employé pour répondre à votre remarque et suggestion à propos du quoniam. Figurez-vous que quelques jours après je recevais d’un correspondant très qualifié (maître de chœur chevronné, cherchant à contrer la "nouvelle école") une remarque presque identique à la vôtre. Après réflexion, je lui ai répondu ceci :
"Revenons à vos intéressantes remarques à propos du graduel Timete. Si je suis absolument d’accord pour ne pas insister lourdement sur la syllabe ni, je sens en chantant ce fragment une nécessité vitale de la marquer au moins discrètement. Après étude de votre remarque, qui semblait justifiée, j’ai cherché pour quelle raison précise je marquais spontanément cette syllabe. Cette raison est simple, la ligne mélodique ! En effet, après le quilisma, la mélodie fléchit sur ni-am avant de sauter à nihil, et l’on sent le besoin comme d’un appel de tremplin pour réussir le saut. L’appui correspondant ne peut se situer sur am qui participe à l’élan, déjà en l’air en quelque sorte, et le seul endroit possible est bien la syllabe ni. Je ne suis donc pas sûr qu’il soit opportun de gommer trop d’ictus, pour augmenter la fluidité artificiellement. D’autre part, n’est-ce pas concéder ainsi des arguments à nos adversaires ? Et peut-on vraiment dire qu’il soit "tout à fait néfaste" de garder un ictus de trop? Cela dit, c’est le chant qui commande, il faut le réussir. A chaque maître de chœur de trouver les meilleures solutions."
Et pour aller dans votre sens, je viens de trouver dans La Méthode de Solesmes, de D. Gajard, cette citation de Dom Mocquereau, à propos des subdivisions rythmiques de deux ou trois temps premiers : "Plus souvent encore, dans certains traits ou rapides ou lents, ces subdivisions secondaires disparaissent entièrement, fondues dans un legato ininterrompu, ne laissant que le sentiment de l’ondulation pleine et large de la phrase musicale. Le touchement est alors si doux, si caressant, qu’il demeure impondérable, plus spirituel que matériel : le sentiment intérieur est seul à pouvoir s’en rendre compte, quand il veut en prendre conscience ; ce qui d’ailleurs n’est pas nécessaire". (Nombre musical, I, p. 417).
C’est exactement ce que j’entends par ictus implicite, ou mental. Autrement dit, si l’on peut vocalement effacer des ictus pour fluidifier l’expression, on doit tout de même les penser pour garder le mouvement intact, bien que D. Mocquereau ne semble pas rigoureux sur ce point (sa dernière phrase). C’est ce que je crois en tout cas. Dans un ordre d’idées voisin, l’exécution des tristrophas, on constate dans les chorales même de bon niveau une négligence grave, qui consiste à lier les notes, mais sans compter mentalement les temps. Résultat, au bout de quatre temps voire plus il faut qu’un chanteur se décide à arrêter la plaisanterie et à reprendre la suite, dans le désordre. La solution recommandée par le 800, de répercuter les notes légèrement, n’est pas plus difficile, et évite cet inconvénient. Inversement, à la fin du Salve Regina, le dernier O est toujours invariablement abrégé à deux temps voire moins (mais par la foule).
J’ai apprécié vos commentaires sur le latin et les autres questions connexes. Je relèverai cependant un passage sur lequel je dois apporter une précision. Vous dîtes : "D’abord il est trompeur de dire que le français pose l’accent sur la dernière syllabe". Mais là vous oubliez la restriction que j’ai toujours signalée, qu’une syllabe finale muette ne compte pas, et que l’accent porte alors sur la dernière syllabe sonore.
A propos du mot "accent", je le prends dans le sens de "marque". Vous avez raison d’y voir un risque pratique de "frappé", mais quel autre mot pourrait-on utiliser ? C’est comme le mot "ictus", qui correspond je crois à l’idée de frappe, de choc, et qui est donc critiquable. La nouvelle école propose à sa place l’expression "jalon rythmique", bien meilleure j’en conviens, mais qui mobilise deux mots, donc plus lourde à l’emploi.
En fait je pense qu’il faut rester pratique et veiller seulement à bien s’entendre sur la signification des termes, même s’ils sont imparfaits éthymologiquement.

Au sujet du latin et de la liturgie, je vous admire de vouloir scrupuleusement pénétrer les mystères des textes. Mais on ne peut demander cela à tous. Il est déjà beau qu’ils lisent les oraisons en français, ce qui ne les empêche pas de vouloir garder la liturgie latine et grégorienne au prix de sacrifices très importants (parfois construction de chapelles neuves à leurs frais), preuve d’un attachement réel et sincère. Cela dit, je me demande parfois, à vous lire, si vous ne prenez pas trop à cœur cette question du latin à l’église.

J’ai mis quelques semaines à commencer cette lettre à cause de mon travail sur les origines manuscrites du chant et de son rythme, destinées en partie à l’Abbé Portier pour sa revue. Voilà où j’en suis : un premier article est sorti en novembre, intitulé "Dans quelle mesure la sémiologie peut-elle contribuer à une meilleure connaissance du rythme", de 3 à 4 pages, qui devrait paraître en avril prochain dans Opus Dei, mais qui est déjà sur Internet. Je vous en joins une copie, en précisant qu’il ne contient pas de termes ou de signes trop spéciaux. Un deuxième ensemble d’articles, intitulé "Le rythme grégorien d’après les manuscrits, essai de synthèse pour le temps présent", est terminé sous une forme peu technique pour la revue Opus Dei, pour une parution échelonnée à partir de mai (en principe, car rien n’est simple avec l’Abbé, qui ne garde aucune archive et oublie facilement ce qu’il vous a dit quelques jours plus tôt). Je pourrai vous en faire aussi une copie, si vous souhaitez l’avoir avant la parution mensuelle de mai à novembre. Enfin une version du même ensemble, complétée par de nombreuses annexes techniques, sortira sur Internet dans quelques semaines, dès que j’aurai rédigé et illustré les annexes, ce qui n’est pas toujours simple avec le langage HTML.

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Je vais m’en tenir là pour aujourd’hui, en vous renouvelant tous mes vœux pour la nouvelle année, pour vous et votre enviable famille. Croyez en toute mon amitié.

P. Billaud



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