20. Lettre de P. Bottet à P. Billaud

le 21/1/02

Cher ami,

Je répondrai cette fois-ci sans attendre à votre dernière lettre, qui m’est parvenue alors que je venais de rentrer de Reims. Cette fois-ci, c’étaient deux Confirmations chez mon fils, qui m’ont fait faire un allez-et-retour, sans même le temps de revoir la Basilique Saint-Rémi, le plus beau lieu de Reims.
Non, je ne saurais me froisser d’une discussion animée, j’ai plutôt craint de mon côté de vous lasser, car je m’engage sur des voies qui s’éloignent quelque peu de vos préoccupations immédiates. Si je ne prends pas trop à cœur cette question du latin, je me le demande souvent. Nous y reviendrons, car je sens qu’il me faut mettre mes idées en ordre, et peut-être pondre un papier pour savoir si je suis encore dans l’orthodoxie. Pour aujourd’hui, je voulais vous signaler un article paru dans le n° 144 de FIDELITER, que m’a passé mon fils, car je n’en suis pas un lecteur habituel. Cet article traite du “latin vivant”, un entretien avec un certain Dominique VIAIN à l’occasion d’un séminaire tenu à Paris. Il m’apprend que je ne bats pas la campagne, comme je pouvais le craindre. Ma seule réserve serait que les méthodes pédagogiques prônées seraient plus pour un latin ‘culturel’ que pour un latin à usage purement liturgique et débouchant sur l’expression chantée en grégorien. A suivre, je veux en savoir davantage, et me procurer l’Assimil latin, car j’ai été dans le passé un adepte de cette méthode de langues.
Revenons à votre lettre. D’abord merci d’avoir eu la délicatesse de rechercher des références pouvant aller dans mon sens. J’ai repris le graduel Timete, et ai eu la surprise de constater, qu’à une époque où j’annotais abondamment mon 800 au crayon, j’avais porté un ictus sur le ni de quoniam. Il est vrai que je m’en tenais alors rigoureusement au binaire-ternaire, point de passage obligé pour l’apprenti. Aujourd’hui, je crois que je me contenterais de l’ictus imprimé après la note quilismatique, pour ‘filer’ jusqu’au nihil qui n’en serait que plus vigoureusement exprimé, heurté même. Si au contraire Solesmes n’avait pas posé un ictus à l’intérieur de quo j’aurais prolongé le quilisma sur toute la syllabe et aurais eu impérativement besoin d’un ictus sur ni. C’est mon interprétation, elle vaut ce qu’elle vaut. Ceci-dit, je comprends tout à fait votre expression de "ictus mental ou implicite". Si vous me permettez de conclure de manière imagée, le binaire-ternaire, c’est le métronome du grégorien. Un métronome, il faut savoir s’en affranchir, à condition de ne jamais l’oublier.
Je suis totalement d’accord avec vous quand vous dénoncez les tristrophae à géométrie variable; ne pas compter le nombre de notes, pour une chorale, c’est de la malhonnêteté. Je déplore avec vous, avec une nuance d’indulgence, les errements de la foule dans le Salve Regina. Je serai plus sévère avec les prêtres qui dans le Pater réduisent adveniat à trois syllabes, inventant une diphtongue que le latin ignore. Quant aux Aaameen indéfiniment prolongés .... !!

En ce qui concerne l’accent français et le e muet, vous avez raison à la lettre mais je crois m’être mal fait comprendre : j’ai employé sciemment le terme de "trompeur" pour exprimer qu’une formulation exacte en soi peut voiler une réalité et détourner l’attention du fait important. Peu importe que le français accentue la dernière syllabe, et le latin l’avant-dernière ou l’antépénultième. Beaucoup plus significatif est le fait que l’accent est resté le plus souvent à la même place : màter et mère, parèntes et parents, ànima et âme. Alors pourquoi le déplacer dans un mot latin, soi-disant pour faire comme en français? J’ai constaté que ma petite-fille, qui vient d’entrer en 6°, apprend à connaître en français la notion de radical, au moins pour les conjugaisons; de là il serait simple de passer, aussi pour les substantifs, à la notion de désinence, ou de terminaison, et d’y intégrer notre "e" muet, appendice dégénéré dans le parler parisien. Les méridionaux prononcent le "e" muet tout en respectant la place de l’accent.

J’ai apprécié votre papier sur la sémiologie grégorienne. Sachant qu’il passera dans Opus Dei, dont je peux sans doute me considérer comme un exemple de lecteur moyen, je vous livre quelques impressions. Tout d’abord, j’ai dû chercher “sémiologie” dans mon Larousse 10 vol (qui préfère séméiologie). Puis j’ai lu avec grand intérêt un aperçu de la recherche en grégorien depuis le XIXe, dont, sans tout ignorer, il me manquait une vue d’ensemble, dans un langage adapté à mon niveau de culture. Ce qui est dit des manuscrits sangalliens ou messins me suffit pour l’instant; les curieux pourront toujours pousser leur recherche ultérieurement. Par contre je crains que beaucoup de lecteurs n’aient jamais entendu parler du Triplex, que j’ai moi-même découvert dans une de vos lettres, et que vous mentionnez sans autre explication.

Votre examen critique de DC, beaucoup moins nuancé que vos premiers écrits que vous m’aviez donnés à lire, est une mise en garde utile pour l’amateur éclairé, qui se dira comme moi qu’il n’a rien à gagner à lire l’ouvrage de DC, et à entrer dans des querelles accessibles aux seuls spécialistes. Quant à ces derniers, ils sont assez grands pour vous faire connaître leurs appréciations. Je crois que c’est un papier lisible pour le lecteur moyen et intéressé, même s’il peut exiger un certain effort. Une seule phrase m’est apparue incompréhensible, page 4 :

"En présence de notations différentes d’un même fragment, l’auteur affirme des équivalences interprétatives de signes différents, sans se poser la question de la reproductibilité réelle du chant mémorisé, évidemment très douteuse pour les détails d’articulation et de rythme." Quid? Dernier point, pour moi: j’ai cru comprendre que les seuls signes ajoutés par Solesmes, et sa propriété, étaient les ictus et les points mora, à l’exclusion des épisèmes d’allongement, repris des manuscrits. Pourriez-vous me le confirmer? J’avais toujours cru que les épisèmes aussi constituaient des conseils d’interprétation donnés par Solesmes, s’appuyant sans doute sur expérience, tradition ou manuscrits primitifs, mais ajoutés à l’Edition Vaticane.
J’ai revu à Reims, venu comme parrain de confirmation, le maître de chœur de Grenoble. C’est un ami de mon fils, du même âge, que j’estime pour sa sensibilité grégorienne et sa simplicité, son effacement même. Il a initié les enfants au grégorien à l’école, avec apparemment un certain succès, puisqu’il a été sollicité comme parrain. Le sachant informaticien, je lui ai demandé s’il connaissait votre site; il m’a répondu en gros qu’il l’avait découvert, mais qu’il avait été vite découragé par le niveau trop ‘pointu’ pour lui. Sur un autre plan, il m’a avoué n’avoir plus que deux choristes, ce qui ne m’a pas trop surpris, car lors d’un passage à Grenoble j’avais eu l’impression qu’on le poussait sur la touche pour préparer le passage à une chorale polyphonique. C’est dommage. J’ai connu une fois ce genre de mésaventure, qui est une bonne leçon d’humilité.

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En toute amitié

P. Bottet



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