L'article ci-après a été écrit au printemps 1997, pour essayer de donner en bref une histoire complète de l'aventure de la bombe H française. Cet article n'a été accepté pour publication par aucun mensuel historique français. (mai 1997, révisé en juin 1998).


Pierre BILLAUD

L'incroyable histoire de la bombe H française

Un parcours chaotique et une scandaleuse falsification historique

1965-1966. Un virage à 180 degrés
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Harcèlement aveugle de la Direction des applications militaires
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1967. Emergence quasi clandestine de la solution
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Une information providentielle. Marche accélérée vers le succès
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1967-1968. Robert Dautray
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Distribution des prix
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1976. Retour en scène d'Alain Peyrefitte. Le mal français
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1993. Intervention du FIGARO, la coupe déborde
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1996. Le secret d'état brisé. Enfin toute la vérité
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Dernière énigme de petite histoire. Un pavé de l'ours ?
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En conclusion, dernière réflexion désabusée


1965-1966. Un virage à 180 degrés

Lorsqu'en février 1960 nous réussîmes magnifiquement notre première expérience nucléaire (plus de quatre fois l'énergie d'Hiroshima), nous ne doutions pas d'avoir à attaquer aussitôt l'étape suivante de la bombe H. Trois ans plus tôt, les Anglais, après les Russes et les Américains, avaient accédé au niveau thermonucléaire, cinq ans seulement après leur première explosion A. Certes nos programmes prioritaires immédiats portaient sur la réalisation d'une charge opérationnelle adaptée au Mirage IV, et un programme H ne pouvait se situer qu'à moyen terme, mais nous fûmes assez surpris de l'attitude carrément négative de nos interlocuteurs des Armées à l'égard d'un effort H immédiat, même seulement scientifique. A l'évidence cette question avait été tranchée en haut lieu : "pas de priorité H, on verrait plus tard". Ces questions étaient examinées et arrêtées en Conseil de défense, toujours présidé par le Général de Gaulle en personne, et il était donc évident que le Général avait cautionné sinon approuvé cette non priorité H. Une preuve nous en a été fournie récemment par l'évocation par Alain Peyrefitte d'un bref aparté avec le Général, en juillet 1962, après un conseil des ministres où Gaston Palewski avait mentionné l'éventualité d'une expérience H pour 1970 ( in A. Peyrefitte : C'était De Gaulle. Fayard 1994. Page 67) :
"AP : - Vous ne trouvez pas que 1970, pour la bombe H, c'est encore loin ?
GdG.- Oui, c'est loin. Je me demande si on ne pourrait pas raccourcir les délais. Mais, voyez-vous, ces choses-là, ça prend beaucoup de temps..."
Cette réaction du président, pour le moins décontractée, contraste singulièrement avec la quasi hystérie qu'il va manifester quatre ans plus tard, quand il se rendra compte que les Chinois, qui eux avaient attaqué énergiquement la phase H dès le début, allaient laisser la France à la traîne. Feignant d'oublier qu'il avait cautionné des directives contraires peu d'années avant, il apostrophe Alain Peyrefitte, tout frais nommé ministre de la recherche et des questions atomiques et spatiales (in A. Peyrefitte : Le mal français, chapitre 9. Plon 1976. Page 81) :
"Cherchez donc pourquoi le CEA n'arrive pas à fabriquer la bombe H. C'est interminable ! (...) avant de partir je veux que la première expérience ait eu lieu ! Vous m'entendez ! C'est capital. Allons-nous être, des cinq puissances nucléaires, la seule qui n'accédera pas au niveau thermonucléaire? Allons-nous laisser les Chinois nous dépasser? - Quel délai me donnez-vous? (demande Peyrefitte) - 1968 au plus tard... Débrouillez-vous !"
Jusque là, pour les questions d'applications atomiques militaires, les interlocuteurs principaux de la DAM avaient toujours été le Ministre des armées et ses représentants, notamment le Chargé de mission atome de la Délégation ministérielle pour l'armement, ceux qui nous refusaient obstinément tout effort budgétaire au profit des études H. Il est alors permis de se demander si de Gaulle, avec un certain machiavélisme, n'a pas choisi d'actionner pour l'accélération des études H le ministre de la recherche, pour éviter à l'autre ministre de se déjuger. Il aurait alors donné ce portefeuille à Peyrefitte uniquement en vue de cette action sur le CEA, sans état d'âme, puisque Peyrefitte dans ses anciennes fonctions de ministre de l'information n'avait pas accès aux conseils de défense, et ignorait tout du malthusianisme gouvernemental en matière H. Et Peyrefitte, qui n'a aucune expérience sérieuse de la recherche scientifique, au lieu de prendre le temps de comprendre le changement d'orientation majeur imposé au CEA, se borne à répercuter l'injonction gaullienne, tel l'adjudant de quartier : "Je ne veux pas le savoir. Débrouillez-vous !" (Le mal... p.82).

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Harcèlement aveugle de la Direction des applications militaires

Et c'est ainsi que la DAM va subir en 1966 et 1967 une pression destructrice, son chef Jacques Robert menacé en permanence d'être chassé si des promesses de résultat n'apparaissaient pas rapidement, ou à défaut si des changements n'intervenaient pas immédiatement dans la hiérarchie scientifique. Or quelle était la situation à Limeil, le centre DAM compétent pour les recherches H, que j'avais la responsabilité de diriger depuis 1962 ? L'organisation du service de recherches théoriques (Physique mathématique) était bien adaptée au travail découlant des programmes de défense en cours (qui excluaient la bombe H) : la mise au point de versions performantes d'armes à fission, donc une recherche plutôt d'extrapolation de résultats déjà acquis, d'approfondissement, d'optimisation des méthodes, etc... Au contraire la bombe H représentait un objectif de nature tout différente, un saut conceptuel, exigeant une ou plusieurs innovations étrangères au domaine connu, bref relevant de la découverte intégrale. Tous ceux qui ont eu l'occasion de participer à de vraies découvertes savent bien que ce genre de résultat ne s'obtient pas à coup de "scrogneugneu" ou d'apostrophes du style "alors cette bombe H ça vient? C'est pour aujourd'hui ou pour demain?". J'avais pour ma part procédé à une réorganisation très limitée du service théorique en faisant nommer à la tête des recherches H Luc Dagens, un jeune normalien agrégé de physique, et ceci avait recréé des possibilités d'innovation nettement améliorées. Le potentiel humain y était de grande qualité et selon toute probabilité, parfaitement capable de faire face au problème H avec succès, comme le prouvera la suite des événements. Il suffisait de laisser les équipes réfléchir et cerner le problème, en n'intervenant seulement qu'en cas de dérive stérile manifeste. En décembre 1965, des résultats de base nouveaux et très encourageants avaient été engrangés, et j'avais eu moi-même une idée conceptuelle prometteuse, mais qui n'avait malheureusement pas été agréée d'emblée par mes collaborateurs. Lorsque sous la pression de Peyrefitte Robert me demanda de partir de Limeil, cette situation, bien qu'encourageante, ne me permettait pas encore de promettre des résultats à brève échéance, sauf à bluffer. Je me résolus donc à partir, triste et déçu.
Jusqu'alors, le directeur de Limeil avait été de facto le plus haut responsable scientifique des recherches nucléaires théoriques à la DAM. On me remplaça par Jean Berger, savant émérite en physique des milieux denses et des ondes de choc, mais pas ou peu compétent en physique nucléaire et disciplines associées. De ce fait, les recherches thermonucléaires ne furent plus dirigées sérieusement au niveau supérieur, et se trouvèrent pratiquement laissées à la seule initiative de Dagens, qui malheureusement les engagea en 1966 dans une voie sans avenir. D'autre part, dans l'espoir de multiplier les chances de découverte utile, Robert avait créé une structure informelle censée rivaliser avec le service de Dagens, et réunissant les meilleurs physiciens de Limeil extérieurs à ce service. Mais l'année 1966 s'acheva sans résultat nouveau vraiment encourageant. On avait ainsi perdu neuf mois.

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1967. Emergence quasi clandestine de la solution

Je publiai en janvier 1967 un rapport important, précisant et développant l'idée que j'avais eue en fin 1965, et laissée en friche depuis. En étudiant certains résultats obtenus en décembre 1965 par Dagens, j'étais arrivé à la conclusion que la condition obligatoire pour obtenir un bon rendement thermonucléaire consistait à agir sur le combustible léger en deux étapes successives bien distinctes, d'abord par une forte compression sans échauffement, ensuite par une montée en température. Sans résoudre l'ensemble du problème, cette publication déclencha un renouveau de réflexions, et favorisa indirectement un bouillonnement salutaire chez les nombreux ingénieurs et scientifiques de Limeil bien décidés à relever le défi et à aboutir. Je voudrais citer ici Jean Ouvry, qui m'aida à évaluer les énergies nécessaires à la mise en œuvre de mon idée, Edouard Moreau, qui formula la loi mathématique idéale de compression du combustible thermonucléaire, et Michel Carayol, pour la première simulation d'étage H proche de l'objectif. Mais je n'eus pas l'occasion de participer personnellement aux discussions décisives. Voici ce qui s'est passé au cours du premier trimestre 1967, selon un témoin majeur, Jacques Bellot, qui allait être chargé ultérieurement de diriger la préparation de la première expérience H française, témoignage entièrement recoupé par celui d'un autre acteur direct, Bernard Lemaire. Bellot parle :
De nombreuses séances de travail improvisées réunissaient au service X des petits groupes qui discutaient au tableau noir. Y assistaient couramment Lemaire, Lidin, Carayol, Besson, Crozier, et moi-même, d'autres aussi et quelquefois Dagens. J'ai donc vécu de l'intérieur le cheminement conduisant à la "note Carayol". Ultérieurement, j'ai discuté de ce processus de découverte avec les principaux protagonistes de ces événements, et nous sommes tombés d'accord sur ce qui suit. Le point de départ a été une constatation de Crozier qui, dans certains programmes (de calcul), enregistrait un phénomène perturbateur, qu'il n'arrivait pas à expliquer. Il s'agissait en fait d'un phénomène local de "compression radiative" et c'est Lemaire qui a eu le mérite d'expliquer ce phénomène physique. L'idée d'application a alors germé dans les esprits (Lemaire en particulier a fait des tentatives en ce sens). La trouvaille de Carayol a été de concrétiser cela et d'imaginer la géométrie et le fonctionnement que l'on connaît. Il ne fait aucun doute pour moi que l'idée "fondamentale" est à mettre à l'actif de Carayol.
Carayol publia au début d'avril 1967 une brève note où il exposait, et justifiait mathématiquement, son idée architecturale, la clé de la solution d'un dispositif explosif thermonucléaire efficace, compatible avec les données courantes sur les armes H américaines. Ainsi, compte tenu des autres connaissances récemment acquises, dès avril 1967 la solution était trouvée. Toutes les parties d'un système efficace étaient esquissées, sinon définies précisément, et surtout les phénomènes essentiels étaient identifiés, dégrossis, et en partie évalués. Mais par une ironie du sort, ce schéma ne fut pas accueilli avec le sérieux qu'il méritait. Je puis témoigner que Dagens y croyait sérieusement, et que Paul Bonnet, l'adjoint au DAM, souhaitait son développement. Personnellement je restais réticent et perplexe, comme la plupart des autres scientifiques sans responsabilité directe. Mais si j'avais été encore en charge des études j'aurais certainement demandé un effort particulier sur cette possibilité, à tout hasard. En raison de ce manque d'enthousiasme, ces résultats restèrent pratiquement confinés à l'intérieur de Limeil, ne remontant même pas au DAM, et encore moins plus haut. Assimilés à des tâtonnements, il était normal de n'en parler qu'après certitude acquise. Mais dans le but d'accélérer les choses, Alain Peyrefitte avait eu l'idée (saugrenue) d'instituer un "comité H", réunissant chaque mois en secret les principaux responsables du Commissariat (Le mal... p.82). Sommés de faire rapport sur des résultats qu'ils ignoraient ou connaissaient mal, ces hauts responsables ne pouvaient que s'emberlificoter dans des explications aussi fumeuses que peu crédibles, augmentant encore la méfiance du ministre et sa rage de faire bouger les choses. Au début du deuxième trimestre de 1967, Robert se vit obligé de changer le directeur de la sous-direction des recherches de la DAM, et choisit d'y mettre Jean Viard, précédemment directeur des essais. Comme Berger, Viard avait été formé initialement à la détonique et à la physique des milieux denses, et n'était pas familier des disciplines nucléaires. Il mit cinq mois pour évaluer la situation, et se préparer à agir. Avec les neuf mois sans résultat valable dus à mon départ de Limeil, les réorganisations diverses imposées à la DAM avaient retardé l'avancement des recherches de plus d'un an ! Cependant Viard décida en août de réunir un colloque destiné à faire le point et dégager des conclusions et des orientations sur la bombe H. Ce colloque se tint les 4 et 5 septembre dans le centre DAM de Valduc (en Bourgogne), réunissant les physiciens et ingénieurs ayant travaillé le problème. D'autre part, en mai, était arrivé à la DAM Robert Dautray, dont nous reparlerons plus loin, avec le titre de Directeur scientifique à la sous-direction des recherches, donc subordonné à Viard. Dautray était présent à Valduc, mais ne participa en rien aux discussions. En conclusion Viard arrêta un programme de tirs pour l'été 1968 incluant les modèles T de Dagens, et un dispositif selon la conception de Carayol. Ce dernier projet, plus ou moins dédaigné jusqu'alors (même par le professeur Yvon), se trouvait ainsi repêché, in extremis.
Etrangement, cette réunion de Valduc, destinée à mettre à nu les idées et les controverses, ne m'a laissé qu'un souvenir des plus ternes. Aucune empoignade, aucun débat. Est-ce le fait que chacun restait dans l'expectative, en présence d'un nouveau directeur (Viard), qui présidait la réunion mais manquait d'assurance sur les questions nucléaires, et d'un nouveau patron scientifique (Dautray) qui n'ouvrait pas la bouche? Il est permis de penser que cette inhibition générale venait en grande partie des traumatismes infligés à la DAM depuis dix-huit mois. Avant cela, des liens précieux de camaraderie et de confiance existaient, transcendant les clivages hiérarchiques, qui eussent favorisé la libre expression s'ils ne s'étaient trouvés stupidement détruits.

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Une information providentielle. Marche accélérée vers le succès

Deux semaines plus tard, exactement le 19 septembre, alors que les travaux découlant des décisions de Valduc n'ont pas encore démarré sérieusement, nous arrive de Londres un correspondant providentiel, avec une information de source qualifiée (Sir William Cook, ancien haut-responsable des recherches H au centre britannique d'applications atomiques militaires d'Aldermaston), selon laquelle le schéma de Carayol est bon (Cf article de La Recherche) . Si ce schéma n'avait pas préexisté, nous aurions eu du mal à comprendre l'information et aurions pu penser à une manœuvre d'intoxication. Il s'est produit en somme une validation réciproque, le schéma de Carayol authentifiant le sérieux de la source, et celle-ci confirmant la valeur de l'idée de Carayol. Les choses vont dès lors aller rondement.
Quarante-huit heures après, au cours d'une réunion présidée par Robert, la nouvelle est communiquée à tous les cadres scientifiques intéressés, et le programme de tirs réorienté sur la nouvelle conception. Deux dispositifs seront prévus quelques jours plus tard, l'un confié à Bellot (objectif plusieurs mégatonnes), l'autre à moi- même (environ une Mt, rendement thermonucléaire poussé). Aussitôt l'admirable machine de la DAM s'ébranle vers ses objectifs, déployant ses ressources considérables de savoir-faire technologique, de précision, et quand il le fallait d'audace à la limite du risque. En tant que directeur d'engin, j'étais en liaison constante avec les services concernés de la DAM, grâce à des correspondants dans chaque service affectés spécialement à mon projet. Tout était coordonné par des réunions périodiques, et j'arbitrais immédiatement toute difficulté ou conflit éventuel. J'arrêtais aussitôt que possible les choix matériels : formes, dimensions, masses, et autres paramètres importants, de manière que les services technologiques puissent travailler sans retard sur des données sûres et stables. Ces choix résultaient le plus souvent de calculs simples faits à la main, suivis de simulations complètes sur machine assurées par les équipes de Dagens et de Lemaire et les numériciens de Mathématique appliquée (sous la direction de Jean Guilloud). Je rendais compte chaque semaine en réunion DAM de l'avancement du projet, et ne me souviens pas avoir eu à faire remonter à l'échelon supérieur une seule décision technique, restant strictement dans le cadre qui m'avait été fixé. Dans toutes ces tâches absorbantes, j'étais secondé très efficacement par mon adjoint Jean Ouvry. Naturellement Jacques Bellot avait opéré de manière analogue, de son côté, assisté par les membres de son service, notamment de la Mothe-Dreuzy, Deléaval, et Farrugia.
A la réunion du 29 septembre il avait été précisé que l'existence d'une information reçue de l'extérieur devait rester confidentielle. Les personnes présentes devaient s'abstenir d'en parler à d'autres, et une liste des "initiés", au nombre d'une vingtaine, fut établie et tenue à jour. Très peu de personnes extérieures à la DAM figuraient sur cette liste, et en particulier le ministre de la recherche et des questions atomiques n'y était pas, ce qui devait avoir par la suite des conséquences imprévues et fâcheuses. La ségrégation artificielle qui résulta de ce secret particulier, au sein des équipes de chercheurs, ne fut pas non plus sans poser quelques problèmes embarrassants. C'est ainsi que deux jeunes ingénieurs de Limeil non "initiés", Jean-Pierre Plantevin et Jean-Louis Champetier, qui réalisaient des simulations d'étages H pour les prochaines expériences, et avaient essayé différentes configurations architecturales, ne comprenaient pas pourquoi on leur imposait un certain schéma (évidemment inspiré par les informations secrètes), alors qu'ils pensaient avoir dégagé une autre solution plus séduisante. Il allèrent jusqu'à exposer leur point de vue à Viard, qui dû les renvoyer, marris et perplexes, sans pouvoir leur donner une raison plausible du maintien de cette directive. En fait c'est eux qui avaient raison, et aujourd'hui encore je me demande comment ce point particulier a pu s'écarter de la solution la plus simple et la meilleure. Quoiqu'il en soit, à partir du 29 septembre 1967, l'existence d'informations décisives d'origine étrangère resta un épais secret d'état, qui à ma connaissance ne fut jamais transgressé significativement au sein du CEA jusqu'en 1996.
J'arrivai à Papeete pour assister au tir de Bellot, le 24 août 1968 (Canopus), depuis le PC/DIRCEN (Direction des centres d'expérimentations nucléaires). Après un hoquet angoissant (l'observation visuelle immédiate avait été empêchée par d'épais nuages), l'expérience apparut parfaitement réussie. De même deux semaines plus tard, le 8 septembre 1968, mon engin fonctionna à merveille (Procyon), avec une météo parfaite qui permit des photos anthologiques (très utilisées par la suite par les médias).

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1967-1968. Robert Dautray

Il convient maintenant de revenir sur la présence à la DAM en 1967 et 1968 de Robert Dautray, qui devait défrayer la chronique huit ans plus tard. Le ministre Alain Peyrefitte, chargé par de Gaulle d'obtenir du CEA des résultats "coûte que coûte", ne s'était pas contenté de menacer et secouer les équipes en place. Bien qu'étranger au monde de la recherche scientifique, négligeant les mises en garde des responsables compétents, il n'avait pas hésité à porter un diagnostic personnel et avait décidé qu'on ne pourrait arriver à un résultat qu'en changeant la direction des équipes de recherche (Le mal... p.83-84). Mieux, il se chargea personnellement de trouver l'individu "adéquat". En littéraire ne connaissant la science qu'à travers quelques images d'Epinal, Peyrefitte était persuadé que les titres et les diplômes garantissaient avec certitude la meilleure inventivité, ce qui, comme on peut le constater tous les jours dans les laboratoires, est une profonde erreur. Ainsi jeta-t-il son dévolu sur un jeune physicien de Saclay, Robert Dautray, qu'il chercha à imposer au CEA pour diriger effectivement les recherches thermonucléaires (Le mal... p.84). L'administrateur général Robert Hirsch était très ennuyé : il ne pouvait dire non au ministre, mais savait très bien que cet ordre n'était pas exécutable tel quel. On ne parachute pas un directeur de recherches mal connu, ignorant tout du domaine scientifique concerné, sans encourir aussitôt le risque de démobilisation et d'attentisme des chercheurs. D'autre part la responsabilité hiérarchique des travaux se situait au niveau de la sous-direction des recherches (Viard) et plus haut à celui de la DAM (Robert). Imposer un nouveau patron des recherches H, ayant pleine autorité sur les services compétents de Limeil, revenait en fait à déposséder Viard et Robert de leurs responsabilités, sans leur substituer une compétence sûre. C'est pourquoi Viard et Hirsch trouvèrent ensemble la solution qui consistait, au moins dans un premier temps d'observation, à accorder à Dautray un titre officiel de directeur scientifique, mais sans lui donner d'autorité hiérarchique réelle. Cette position donnait à Dautray ses entrées partout et une information totale sur les activités passées ou courantes, et bien évidemment la possibilité de se manifester librement, par la parole ou l'écrit, et même à la limite de "prendre le pouvoir" réellement s'il s'imposait d'emblée aux chercheurs par des capacités aveuglantes, ce qui aurait été entériné sans problème par un titre officiel plus explicite. C'est cette solution de bon sens que Peyrefitte évoque par la phrase : "Robert Hirsch s'évertua adroitement à résoudre les délicats problèmes humains qu'entraînait une pareille réorganisation" (Le mal... p.84). Le titre attribué à Dautray satisfit le ministre Maurice Schumann, qui ne demanda pas de précision sur l'étendue exacte des responsabilités de Dautray, et qui donc resta persuadé que ce dernier dirigeait réellement les recherches H. En tous cas je puis témoigner que Dautray fut accueilli à la DAM loyalement et sans réserve, comme un nouveau collègue de recherche à part entière.
Dautray fut affecté administrativement à la DAM le 8 mai 1967, non sans avoir auparavant pris connaissance de nombreux rapports techniques intéressants. De cette date au 27 septembre, donc pendant près de cinq mois, il étudia des documents et visita les services techniques concernés par le problème H. A l'étonnement général, il resta totalement effacé, muet lors des réunions, et n'émettant aucun papier, note, rapport, ou autre. Normalement, un scientifique compétent, dans la même situation, se sachant désigné comme sauveur potentiel d'une situation compromise, conscient des courts délais encore disponibles (de Gaulle avait fixé comme échéance 1968, ce qui ne laissait qu'un an pour aboutir), se serait fait une obligation impérieuse de s'exprimer au plus vite, au bout d'un ou deux mois au maximum, en faisant connaître ses premières conclusions quant aux orientations à donner aux recherches et aux expériences. Même au colloque de Valduc, destiné à régler ces questions, il s'abstint complètement. Comment expliquer cette conduite fantomatique, cette vacuité? On pourrait avancer plusieurs hypothèses. Celle selon laquelle il n'aurait positivement rien compris à nos travaux au bout de cinq mois ne peut être complètement exclue. Plus probablement, il aurait saisi l'essentiel des connaissances et des résultats atteints, mais sans se sentir encore capable d'en tirer une conclusion sûre. Enfin il aurait été inhibé par une peur panique de se tromper, cette raison pouvant se combiner avec l'hypothèse précédente. En tous les cas Dautray n'a pas vu, apparemment, l'évidence pour moi grosse comme une maison, à savoir la non-valeur des projets en cours à Limeil en 1966. Au début de 1967, j'étais encore le seul à dénoncer ouvertement ces conceptions comme excluant tout espoir de bombe H performante, et à demander qu'on cherche dans d'autres directions. L'expérience Antarès de juin 1967, précisément, avait été décevante pour ce type de formule, et pourtant à Valduc le 5 septembre, Viard lui-même, encore peu à l'aise il est vrai dans les problèmes thermonucléaires, avait cru bon d'inscrire deux expériences de cette filière en tête du programme 1968, sans objection de Dautray qui ne pipait mot.
Après l'information providentielle de fin septembre, la DAM retrouva instantanément ses marques traditionnelles et ses réflexes profonds, et Dautray continua à rester, des points de vue conception et réalisation, complètement hors circuit, sans plus avoir l'occasion de contribuer, si peu que ce soit, aux expériences décisives de 1968. Cependant, en octobre 1967, Viard avait eu l'idée de charger spécialement Dautray de l'information régulière du ministre (alors Maurice Schumann). Cela occupait l'intéressé, et d'autre part devait tranquilliser le responsable politique et calmer ses impatiences éventuelles. C'est bien ce qui se produisit, libérant les artisans des prochaines expériences de toute pression ou contrainte politique.

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Distribution des prix

Un mois après la deuxième expérience, exactement le 10 octobre 1968, Robert Galley, nouveau ministre de la recherche et des questions atomiques, reçut lors d'un déjeuner spécial de célébration des récents succès, neuf personnes dont les principaux cadres de la DAM impliqués dans le programme H. A ma surprise complète Robert Galley prit la parole solennellement et nous désigna, Dagens, Carayol, et moi comme les trois principaux artisans scientifiques des succès récents, en énonçant sommairement nos contributions respectives : Luc Dagens, pour l'élucidation complète des réactions décisives dans le combustible thermonucléaire, Pierre Billaud pour sa thèse de la compression froide, indispensable pour un bon développement des réactions, et Michel Carayol pour son idée originale de l'architecture en deux étages séparés couplés par le seul rayonnement. Le repas amical se transformait subitement en séance officielle de distribution des prix. Etaient présents à ce déjeuner, outre le ministre et les trois susnommés, Robert Hirsch, Jacques Robert, Jean Viard, Robert Dautray, Jean-Luc Bruneau, et Jacques Bellot. Deux d'entre eux, Robert et Viard, sont malheureusement aujourd'hui disparus. Tout ceci resta confidentiel (car ces découvertes relevaient à l'époque du domaine classé) et connu seulement au CEA, où nous demeurâmes officiellement les trois principaux artisans des succès H de 1968. Peu après nous fûmes promus à titre exceptionnel dans la Légion d'Honneur (avec bien d'autres, dont Bellot). Par la suite, Carayol crut bon de retourner dans son corps d'origine, l'Armement. Les autres reprirent leurs activités coutumières, et pour ma part, je devais deux ans après concrétiser le développement des amorces (premiers étages à fission) destinées aux futures armes H de la force sous-marine, Bellot se chargeant de travailler l'ensemble de la charge, et plus particulièrement la partie H. J'assurai notamment la conception et la préparation des expériences d'amorces Andromède et Cassiopée (15 et 22 mai 1970), ainsi que celles de Dragon (30 mai 1970), expérience mégatonnique innovante sur le plan scientifique dont Viard m'avait chargé spécialement.

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1976. Retour en scène d'Alain Peyrefitte. Le mal français

Huit années après les événements de portée historique que nous venons d'évoquer, la DAM s'affairait à ses nouvelles tâches découlant de l'application des possibilités thermonucléaires aux programmes d'armement. André Giraud était Administrateur Général, et la DAM dirigée par Jacques Chevallier, ancien concepteur et réalisateur émérite de la propulsion nucléaire sous-marine. Personnellement, j'avais en charge la centralisation des questions de sécurité nucléaire, paramètre majeur dans la conception des charges militaires. Ce fut par des amis que j'appris que j'étais cité dans un best-seller tout récent Le mal français, d'Alain Peyrefitte. M'étant procuré le livre, je constatai en effet que mon nom apparaissait en fin d'ouvrage à propos de la bombe H française, mais surtout je découvris, à ma totale stupéfaction, la fable mirobolante de Dautray principal auteur du redressement de la DAM en 1967 (Le mal... p.84-85). A l'évidence, Dautray avait en 1967 et 1968 profité de sa position privilégiée d'informateur exclusif du ministre pour apparaître comme le seul responsable des progrès enregistrés à la DAM. Il bénéficiait dans cette tricherie de l'ignorance de ses interlocuteurs de l'acquisition par la DAM d'informations décisives d'origine étrangère en fin septembre 1967, cause réelle de l'accélération subite des activités de la DAM à partir d'octobre, et de son titre de "directeur scientifique" qui impliquait dans leur esprit une autorité réelle sur les chercheurs (en fait inexistante). Bien entendu personne à la DAM ne soupçonnait ces agissements de Dautray auprès du ministre, et il faut bien dire qu'à l'époque la question de la paternité des découvertes était le cadet de nos soucis, absorbés que nous étions par notre tâche et la gageure qu'elle représentait. Mais ce n'était pas le cas de Dautray, apparemment. Très probablement, Alain Peyrefitte, ministre de l'éducation nationale depuis mai 1967, suivait de loin l'évolution des activités thermonucléaires de la DAM, informé par les confidences de ses anciens conseillers restés en place auprès de son successeur Maurice Schumann, et complètement intoxiqués par Dautray sur son prétendu rôle de sauveur génial. On imagine sans peine l'intense satisfaction de Peyrefitte, constatant les très heureux résultats de son initiative d'imposer Dautray à la DAM, et en retour, son propre mérite de "Sauveur de la Patrie". Il notait tout cela dans son journal personnel, dans l'idée de s'en servir un jour peut-être...
Sur le moment j'appris que le CEA avait protesté avant la publication mais n'avait pu obtenir que des notes explicatives en fin de volume. Ce n'est que beaucoup plus tard que j'en sus un peu plus. L'Administrateur général André Giraud aurait laissé à Robert Camelin, adjoint au DAM et témoin des faits en 1967-1968, la tâche de répondre à Peyrefitte, lorsque ce dernier avait soumis au CEA les épreuves des pages qui le concernaient, juste avant publication. Peyrefitte refusa toute modification du texte principal, sous prétexte que l'impression ne pouvait être différée. Dans sa note Camelin rétablissait la vérité des faits, en désignant les vrais responsables scientifiques de la réussite, à laquelle Dautray n'avait aucune part. Refusant contre l'évidence de renoncer à sa propre version, ce qui l'aurait obligé pratiquement à supprimer tout le passage relatif à la bombe H, Peyrefitte crut suffisant de concéder au CEA la mention des trois scientifiques auteurs véritables, dans la note 12 page 499, non sans réduire aussitôt à zéro cette concession par la réaffirmation insistante du rôle prétendument déterminant de Dautray (Le mal... notes 11 et 15, pp 498-499).
Peyrefitte, témoin privilégié d'événements d'importance historique indéniable, commit donc là une faute professionnelle grave, en toute connaissance de cause, lésant moralement des scientifiques méritants, profitant de sa notoriété d'auteur pour imposer une version totalement mensongère, dans laquelle il apparaissait sous un jour avantageux. Ce comportement fut jugé très sévèrement à l'intérieur de la DAM, mais, en l'absence de manifestation des autorités en mesure de réagir efficacement, l'affront fut subi en silence. Avec le temps, on s'y habitua, mais sans rien oublier. Par la faute d'Alain Peyrefitte, cautionnée implicitement par le pouvoir, cette version devenait une sorte de vérité officielle, en fait un vrai mensonge d'état. Cette version fut reprise par la suite, notamment par Jean Lacouture, dans des termes étonnamment dithyrambiques, ridicules pour celui qui connaît la vérité (in J. Lacouture : De Gaulle III. Seuil 1986. p.464). Bien entendu Dautray aurait très bien pu démentir immédiatement l'erreur de Peyrefitte. Il s'en garda bien, pour des raisons faciles à deviner. D'une part c'était reconnaître la tricherie originelle des années 1967-1968, d'autre part c'était se priver d'une notoriété précieuse, garante d'un avenir de carrière prometteur. On ne renonce pas aisément à un avantage de cette importance, pour de vulgaires raisons d'éthique, surtout quand on est malade d'ambition. Cependant il dut attendre des années avant de toucher les vrais dividendes de sa déloyauté. C'est en 1985 qu'il réussit à se faire élire à l'Académie des sciences, et en 1993, qu'il décrocha le poste prestigieux de haut-commissaire à l'énergie atomique, malgré une mise en garde sans équivoque du précédent titulaire Jean Teillac.

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1993. Intervention du FIGARO, la coupe déborde

Pendant l'été 1993, retraité depuis quatorze ans et en séjour en Vendée, je rédigeai quelques souvenirs de l'époque cruciale 1965-1968, avec l'intention de transmettre mon récit au CEA dans un but de recension historique. Dans ce texte je m'attachai à démentir la fable de Peyrefitte, sans animosité particulière à l'égard des coupables ou des complices. Quand le 5 octobre, ignorant tout des intrigues ayant précédé la nomination du nouveau haut-commissaire, je lus avec une certaine stupeur dans Le Figaro un article sans signature intitulé "Portrait d'un inconnu : Robert Dautray, nouveau haut-commissaire à l'énergie atomique" (Cf reproduction de l'article dans le livre évoqué plus loin), dans lequel on ne se contentait pas de hausser le personnage au niveau d'un savant de stature mondiale, mais on se permettait de nier carrément que d'autres scientifiques que lui aient contribué à la "mise au point de la bombe H française". On y disait à peu près ceci : si les autres scientifiques sont restés pratiquement inconnus, c'est qu'ils n'ont rien trouvé, et Dautray, célèbre, lui, a donc bien tout fait. Le responsable de ce sophisme imbécile n'a pas songé une minute que, les activités en cause étant classées, les artisans des découvertes étaient automatiquement privés de toute notoriété publique. Cet article déclencha de ma part une vigoureuse protestation à l'égard du Figaro, qui fit la sourde oreille, et une demande d'intervention à l'administrateur général du CEA, sans résultat. Je me décidai donc à publier la vérité, par un petit livre sorti en décembre 1994, qui incluait le récit déjà préparé et en deuxième partie une énergique réfutation de l'article du Figaro. Dans ce livre, qui se voulait véridique, je ne pouvais gommer simplement l'épisode de l'information anglaise parvenue fin septembre 1967, encore secret, et m'arrangeai pour l'évoquer à mots couverts, comme un événement providentiel et imprévu, indépendant de la volonté des protagonistes attitrés. Le livre eut un succès de curiosité à l'intérieur du CEA, mais presque personne, en dehors des initiés, ne décrypta les nombreuses allusions à l'information extérieure. Silence total des autorités du CEA et de la Défense. Aucune réaction des principaux inculpés.

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1996. Le secret d'état brisé. Enfin toute la vérité

Quelque temps plus tard, en 1996, je fus contacté par un journaliste d'hebdomadaire, qui me disait avoir été intéressé par mon livre et envisageait d'y consacrer un article. J'acceptai de recevoir ce jeune journaliste, au demeurant sympathique et ouvert. En fait il finit par m'avouer qu'il avait appris d'une source française non CEA l'existence d'informations secrètes d'origine anglaise, dont il avait retrouvé un écho dans mon livre, et qu'il souhaitait centrer son article là-dessus. Je ne pouvais guère l'aider sans rompre mon ancien engagement de discrétion. Pourtant les faits dataient de près des trente années fatidiques, la limite usuelle de maintien du secret sur ces sujets, et d'autre part, convaincu que l'informateur étranger avait agi vis-à-vis de la France sur ordre de son gouvernement, j'étais pratiquement sûr qu'une divulgation n'aurait aucune conséquence dommageable pour sa réputation. Mais le journaliste s'était fait une idée romanesque de cet épisode, et tenait absolument à y trouver les ingrédients classiques en pareil cas, taupe, officier traitant, boîte-à-lettres mystérieuse, dessous de table énorme, etc... Je me suis donc vu pratiquement obligé de le détromper, de peur d'une crise absurde avec nos amis anglais, en lui précisant notamment que c'était notre informateur qui avait pris l'initiative des contacts, de manière on ne peut plus banale. Je ne parvins pas à le convaincre totalement puisqu'il jugea bon d'intituler son article "Comment les Français ont volé le secret de la bombe H" (V. Jauvert : Le Nouvel Observateur 1638. 28 mars 1996. p.110-112). D'autre part il avait tenu à attribuer à ces informations une importance extrême, laissant entendre que nous ne serions arrivés à rien sans elles, alors qu'un essai d'engin du type Carayol était programmé avant qu'elles ne nous parviennent. L'information, principalement, nous avait permis d'abandonner immédiatement la filière T, sans intérêt pour l'avenir, et accessoirement, nous avait libérés du harcèlement ministériel jusque là permanent. J'évalue à deux mois environ le gain de temps correspondant, en raison de la copieuse expérience personnelle que j'ai pu accumuler en ce qui concerne les études associées à des essais en vraie grandeur. Désirant redresser ces erreurs ou déviations injustifiées, je me décidai à proposer à la revue scientifique La Recherche un article récapitulatif à contenu principalement historique. A cause de l'identification en clair de la source anglaise, cet article retint l'attention de la grande revue scientifique Nature, sous forme d'un commentaire pertinent de Declan Butler, correspondant à Paris (D. Butler : Did UK scientist give France vital clues about H-bomb ? Nature. 5 dec 1996. p.392). Ce commentaire, enfin, m'inspira le présent essai, destiné à lever les dernières obscurités voilant encore la complète réalité historique.

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Dernière énigme de petite histoire. Un pavé de l'ours ?

Il n'est pas d'usage qu'un journal de l'importance et de la réputation du Figaro publie sans signature un article très engagé. D'aucuns ont pensé que Dautray lui-même l'avait rédigé. Ce n'est guère plausible, d'une part parce qu'il est bien trop prudent pour risquer de provoquer une réplique dangereuse, d'autre part en raison du niveau, disons modeste, de ses capacités d'expression en français. Personnellement je suis sûr qu'Alain Peyrefitte, auteur du Mal français et président du comité éditorial du Figaro, a contribué à son élaboration, mais s'il en était l'unique auteur, pourquoi ne l'aurait-il pas signé? On y relève en tous cas des expressions singulières, comme le "cerveau frais" que l'on retrouve plusieurs fois sous différents avatars dans Le mal français.
Une hypothèse cocasse m'a été suggérée. L'initiateur de l'article serait un proche de Dautray (appelons-le Z), ignorant tout du vrai rôle du personnage en 1967-1968, ou plutôt de son absence complète de participation aux résultats, et au contraire très fier de sa réputation (factice) de grand inventeur de la bombe H française, égal de Teller aux Etats-Unis ou de Sakharov en Russie. Z aurait été choqué par l'incompréhensible discrétion des médias au moment de la nomination de son héros comme haut-commissaire. Prenant les choses en main, Z aurait, à l'insu de Dautray et pour lui faire en somme une agréable surprise, proposé un projet d'article au Figaro. La direction du journal aurait alors demandé à Peyrefitte, doublement qualifié pour cela, une mise en forme journalistique adéquate. Toute signature sincère devenait dans ces conditions inconvenante ou déplacée. Ces auteurs ne se doutaient probablement pas qu'ils allaient déclencher une réaction potentiellement dévastatrice, libérant près de vingt années de révolte refoulée.
Si cette hypothèse était exacte, elle donnerait raison une fois encore à Jean de La Fontaine : "Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami" (in Fables : L'ours et l'amateur des jardins), et je serai tenté d'ajouter "surtout si un Peyrefitte est là pour l'encourager". Mais aussi, à qui la faute? Peut-on reprocher un coup d'épaule malencontreux et catastrophique à des amis qu'on a soigneusement entretenus dans l'erreur ?
Mais il y a une autre hypothèse, moins drôle, celle où Peyrefitte aurait perfidement outré le propos, dans l'intention de susciter une réaction contre Dautray, coupable de l'avoir fourvoyé dans une falsification indigne. Allez savoir !

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En conclusion, dernière réflexion désabusée

Cette histoire, peu banale, illustre jusqu'à la caricature la stupidité de la méthode du "coup de pied dans la fourmilière" pour accélérer une découverte scientifique. On ne peut dire encore, d'après les témoignages disponibles aujourd'hui, quelle part directe de Gaulle aurait prise à la pression brutale exercée sur le CEA en 1966 et 1967. Mais Alain Peyrefitte, en raison du jugement arbitraire et de son refus de toute confiance aux équipes de la DAM qu'il étale complaisamment dans son livre (Le mal... p.82-83), apparaît bien comme l'artisan principal et zélé de cette action aveugle, finalement nuisible à l'objectif visé. Chargé par le plus haut personnage de l'état d'une mission de confiance très importante, il s'est "planté", et sur toute la ligne.