Souvenirs d'un pionnier de l'armement nucléaire français

III. Les facteurs déterminants du succès de l'engin M1
(Opération Gerboise Bleue 13-2-1960)

La première explosion française fut une réussite marquante, apportant à notre pays un atout politique majeur, lui redonnant la place qui lui revenait, en Europe et dans le monde. Le retentissement à l'étranger, et notamment aux Etats-Unis, venait en partie du fait que la France était le premier pays à accéder à l'explosif nucléaire à un niveau d'énergie nettement supérieur à celui des devanciers (E-U, URSS, et G-B), qui se situait pour leur premier tir vers 20 kt ou au-dessous, alors que nous avions dépassé 60 kt.
Pour ceux, nombreux aujourd'hui à la DAM, qui n'ont pas vécu les préliminaires de cette expérience, je me propose ici, par quelques souvenirs personnels, de rappeler les phases essentielles du projet Ml, et d'expliquer dans quelles conditions une performance aussi remarquable a été obtenue.
L'histoire commence en septembre 1955 au sein du Service de Physique Nucléaire Expérimentale tout nouvellement créé.
Dans une baraque discrète près du Fort de Chatillon je lance un travail d'exploration de masses critiques, alphas , et probabilités d'amorçage neutronique, par une méthode graphique simple, de type Monte Carlo
(Note 1 : alpha : dérivée logarithmique de la population de neutrons, est un paramètre déterminant pour le rendement final de réaction.Le terme de Monte Carlo désigne des méthodes de simulation d'évolution de phénomènes physiques par tirages au sort successifs).
Je suis aidé par Marc de Lacoste, Jean Ouvry, Fraysse, Claude Clair, et Thérèse Camion "prêtée" par G.Barguillet directeur de Vaujours, qui n'a pas encore d'installation prête à recevoir ses premiers ingénieurs recrutés.
Malgré le caractère fastidieux et lent de ce travail, des résultats très intéressants sont obtenus au bout de quelques mois, qui permettent de situer correctement les masses et géomètries critiques, les alphas à attendre d'une masse raisonnablement surcritique, et les probabilités d'amorçage neutroniques utiles à la fixation des débits de source nécessaires. Des lois dimensionnelles simples permettent de démultiplier chaque cas traité en plusieurs autres, d'effectuer des comparaisons de géométries, de dégager des lois de variation des principales grandeurs intéressantes. Ces bases serviront jusqu'en 1958, et seront confirmées, d'une part par les divulgations de données nucléaires (notamment de masses et assemblages critiques) de la 2e Conférence de Genève -Atoms for peace- de 1958, et d'autre part par les premières évaluations neutroniques du Service de Physique Mathématique mis sur pied séparément par Jean Salmon.

La conception sous laquelle l'engin était imaginé au début était fort simple:

  • l'explosion sera obtenue en mettant une masse fissile suffisante en situation surcritique, en amorçant la chaine par une injection de neutrons;
  • un réflecteur de neutrons, agissant en outre et surtout comme ralentisseur-retardateur de la dilatation du système, sera disposé tout autour du coeur fissile, renforçant ainsi le degré de surcriticité (effet réflecteur), et le rendement de fission (effet ralentisseur, ou "tampeur");
  • la mise en surcriticité devra s'effectuer sans apport de neutrons, afin d'éviter une chaîne prématurée causant un mauvais rendement.
Comme on savait que le plutonium émettait naturellement des neutrons en permanence il fallait réduire le temps entre le passage à l'état critique et l'état de surcriticité final suffisamment pour que la probabilité d'amorçage prématuré devienne négligeable. Cela imposait le recours à un explosif chimique performant pour mettre en mouvement la masse fissile et le réflecteur qui devait l'accompagner.
Afin d'orienter utilement le travail de toutes les équipes, et aussi de préciser à Marcoule les quantités de Pu à nous livrer, une masse de coeur de Pu fut définie assez tôt, sur les bases précédentes (début 1957?).
D'autre part le Van de Graaf de 2 Mev commandé en 1955, livré en juillet 1956 et confié à Pierre Busquet qui en assura le montage et la mise en œuvre à Bruyères-le-Chatel, nous avait fourni quelques semaines après livraison d'un jeu de galettes métalliques variées des indications suffisantes sur l'aptitude à réfléchir des neutrons de divers métaux envisageables dont 1'uranium naturel.

La masse ml choisie entraînait presqu'automatiquement les autres choix:

  • le réflecteur, en uranium naturel, reconnu comme excellent réflecteur de neutrons, et bon tampeur par sa forte densité, pouvant en outre donner quelques fissions supplémentaires, devait logiquement avoir à la fois: a) une épaisseur après rassemblement au moins de l'ordre du libre parcours moyen de diffusion neutronique, plusieurs fois plus forte si possible (effet réflecteur); b) une masse grande par rapport à la valeur ml (effet tampeur). Comme on n'avait rien à perdre à majorer cette masse on n'hésita pas à adopter une valeur très "confortable".
  • le dispositif explosif de rapprochement devait être à la mesure des masses précédentes. En effet les équipes de Vaujours, parties au début de principes d'implosion à une échelle très réduite ou dans le plan, avaient effectué des progrès très rapides, sous l'impulsion notamment d'André Cachin et de Jean Viard, et étaient parvenues en 1957-1958 à la fois à une bonne compréhension des interactions entre un système implosif et un édifice métallique à concentrer, et à une technologie prometteuse des compositions efficaces sous l'angle de la puissance autant que sous celui des architectures adaptées; il devait en résulter un "catalogue d'implosoirs" correspondant à différentes hypothèses de masses à concentrer.
C'est ainsi que le choix d'un tampeur lourd nous conduisit à adopter la taille d'implosoir maximale proposée par Vaujours, acceptable par ailleurs du point de vue des exigences expérimentales (manutention, montage, encombrement dans la tour, etc). Précisons que cette taille entrainait une masse totale pour l'engin du même ordre et plutôt inférieure à celle de l'arme "Fat Man" lancée sur Nagasaki en 1945, également à plutonium et à implosion.
Le problème de la source de neutrons était le plus préoccupant. Confié au Service de Physique Nucléaire Expérimentale, que j'avais dirigé du début jusqu'en 1957, ce problème ne trouvait pas encore en 1958 de solution satisfaisante. Bonnet a évoqué ce sujet dans un bulletin DAM (n° I00- mai 1988) mais de manière un peu partiale, incomplète, et inexacte sur certains points.

Nous savions que les neutrons d'amorçage de la réaction en chaîne devaient être délivrés:

  • au sein du plutonium
  • après réalisation de la surcriticité
  • en nombre suffisant, dans un court laps de temps, ce qui impliquait un débit final minimum.
D'autre part, selon Vaujours, dès la fin de sa concentration le système métallique repartait en sens inverse, une "explosion" s'enchaînant sans transition sur 1"implosion". En conséquence on pouvait définir la source neutronique nécessaire comme suit:
  • pulsée,
  • à débit initial -au repos- faible et au plus de l'ordre de l'émission permanente du Pu,
  • à débit final suffisant pour donner les No neutrons jugés nécessaires au démarrage certain de la chaîne, dans le temps td-ts séparant l'arrivée en surcriticité du début de la dilatation centrifuge. Ce temps différentiel était supposé égal à celui que mettait l'onde de choc sphérique à parcourir le rayon du cœur après concentration des masses.
Il apparaissait tout naturel, avec un cœur de Pu initialement creux, d'asservir l'émission de neutrons à la concentration du Pu, en disposant dans la cavité de départ un couple générateur de neutrons (émetteur alpha-cible), sous une géométrie particulière capable de faire croître le rendement des réactions alpha-n à mesure que la cavité se résorberait en fin de concentration. On connaissait à l'époque des émetteurs alpha et des cibles convenables, susceptibles de donner le débit voulu sous un volume final très faible ne devant pas perturber sensiblement la réaction en chaîne. Mais le problème de la géométrie active n'était pas résolu ou en voie de l'être au début de 1958, et en plus on ne voyait pas comment, à supposer qu'on y parvienne, des garanties expérimentales suffisantes pourraient être obtenues concernant la valeur du débit et la reproductibilité des performances dans les conditions réelles
(Note 2 : Contrairement à ce qu'affirme Bonnet dans l'article du bulletin DAM n° 100, pages 4 et 5, il existe bien des solutions efficaces de sources internes. Les américains, et les autres, s'en sont servi de 1945 au milieu des années 1950, dans les engins et dans les armes. J'avais moi-même découvert en 1958 ou 1959 des formules convenables utilisables opérationnellement, et publié plusieurs notes rendant compte de ces résultats).
Lorsqu'en juin ou juillet 1958 je fus averti par A.Buchalet de la proposition de la DEFA de fournir une source externe, je vis d'emblée tous les avantages de cette solution, notamment sur le plan de la vérification préalable de l'émission. Aussi j'insistai vivement pour que le DTN accepte cette proposition, pensant que le facteur de performance qui pouvait manquer serait sûrement rattrapé au cours du développement du dispositif. Je connaissais un peu les membres de l'équipe Chanson et leur compétence dans les techniques associées à cette réalisation.

A une date que ma mémoire ne peut situer avec précision, peut-être fin 1958 ou début 1959, survint un événement apparemment mineur, qui devait avoir des conséquences importantes par la suite. Pierre Busquet rentrait des Etats-Unis, où il était allé négocier ou suivre des contrats de founiture de matériels de mesure très spécialisés. Chez l'un des principaux fournisseurs il prétendait avoir vu des clichés réels d'enregistrement d'alpha, dont l'un atteignait une valeur inimaginable pour nous à l'époque, environ 4 ou 5 fois plus forte que celle que nous pronostiquions dans les meilleurs cas pour notre engin. Malgré mes observations selon lesquelles il aurait pu s'agir de simulations plus ou moins gratuites, il maintint fermement ses affirmations sur le caractère réel des clichés examinés.
Il faut rappeler qu'à cette époque les données nucléaires de haute qualité dont nous disposions à la suite des publications américaines (et soviétiques) notamment les sections efficaces de fission et les facteurs de multiplication neutronique en neutrons rapides, nous permettaient de prévoir des alphas dans les meilleures conditions. En particulier le cas très simple -théorique- du Pu en masse infinie à densité normale, présentait une certaine valeur d'alpha, dite "alpha-infini", facile à évaluer avec certitude. Cette valeur devait à l'évidence être supérieure, très supérieure même, à tous les cas de figure d'engins finis, car aucun réflecteur de neutrons ne peut dépasser le Pu lui-même. Or la valeur indiquée par Busquet était d'environ une fois et demie cet alpha-infini. Il y avait là sûrement quelque chose de capital. Comme on ne connaissait aucune autre matière fissile vraisemblable pouvant présenter une telle caractéristique, surtout en quantité finie, la seule hypothèse explicative qui restait à envisager était celle d'une importante augmentation de densité du plutonium au cours de l'implosion.

Je ruminai cette idée pendant quelques jours, et publiai une courte note exposant cette hypothèse et les implications considérables qu'elle comportait. Si l'on supposait que le Pu se comprimait fortement -j'envisageais un facteur 2 en volume- il en résultait deux conséquences cumulatives pour l'alpha:

  • l'alpha-infini, proportionnel au facteur de compression, croissait d'autant;
  • les masses critiques variant en raison inverse du carré du même facteur de compression, le degré de surcriticité pouvait devenir considérablement supérieur à ce que l'on pouvait espérer à densité normale, et l'alpha devait se rapprocher de sa valeur en masse infinie pour la nouvelle densité.
Plus précisément, alors que le rapport (masse utilisée/masse critique) envisagé avec la masse ml sans compression notable se situait entre 1 et 2, une compression d'un facteur 2 permettait de faire passer ce rapport à 4 ou plus selon la masse utilisée. Des valeurs d'alpha du même ordre que celle qu'avait relevée Busquet devenaient alors tout-à-fait naturelles. Cette hypothèse semblait recoupée par certains échos de presse aux Etats-Unis faisant allusion à des progrès réalisés après la campagne de tirs de 1951 au Nevada, qui auraient permis d'obtenir des explosions nucléaires avec des masses sous-critiques ("fractionnal-crit"). Une forte compression de la matière fissile, combinée avec l'emploi de sources externes, pouvait facilement expliquer ces innovations a priori surprenantes.
D'autre part dès 1957 mon attention et celle des physiciens de Vaujours avaient été attirées par un article de Pysical Review signé de scientifiques de Los Alamos (laboratoire officiellement voué aux explosifs nucléaires), qui rendait compte d'expériences dans lesquelles des compressions notables (typiquement 1,2 à 1,5) avaient été obtenues dans des métaux soumis à des ondes de choc induites par explosifs chimiques; les pressions étaient cependant limitées à quelques 500 kilobars, alors que l'ordre de grandeur de plusieurs Mégabars était couramment atteint dans nos implosions. Les métaux essayés allaient du béryllium au plomb et au thorium en passant par le fer et le cuivre. L'année suivante un autre article remarquable, d'origine soviétique, publié en anglais en octobre 1958 mais daté de décembre 1957 pour l'édition originale, faisait état de compressions atteignant 2,26 et 2,28 dans le plomb et le bismuth, au niveau de pression de 4 Mégabars. Rien ne permettait d'affirmer que ces résultats s'extrapolaient à l'uranium et au plutonium, mais rien non plus n'interdisait de le croire, comme y encourageait le caractère métallique affirmé de ces deux corps, en particulier du plutonium dont la phase delta était alors bien maitrisée par nos métallurgistes. Cependant le fait de constater une compression transitoire dans la faible épaisseur d'une onde de choc n'impliquait pas de facto la possibilité de compressions comparables sur des masses de plusieurs kilogrammes, ce qui peut expliquer qu'on n'ait pas tiré immédiatement de conclusion dans ce sens.

En réaction à ma note, Viard et Berger me firent savoir que l'hypothèse d'une forte compression "ne les choquait nullement". A l'époque, en effet, les expériences d'implosion sur petites maquettes sphériques observées par éclairs de rayons X ne permettaient pas de suivre avec précision en fonction du temps le rayon extérieur de la sphère implosée; on admettait qu'une fois la sphère creuse transformée en sphère pleine , une onde de choc repartait du centre et parcourait la sphère, entraînant l'explosion du système; les physiciens de Vaujours ne pouvaient pas donner de détails précis sur la phase intermédiaire, fournissant seulement une évaluation de la durée pendant laquelle la sphère était rassemblée. Cependant l'hypothèse d'une compression notable leur paraissait plausible, ne serait-ce qu'en raison de la continuité des phénomènes physiques: un arrêt du rayon après rassemblement et jusqu'au retour de l'onde ne semblait pas "naturel".
Au dernier trimestre 1959, compte tenu de la date-objectif de février 1960 fixée pour le tir, une décision devait être envisagée concernant la masse de Pu de l'engin: ou confirmer la valeur ml arrêtée précédemment, ou la modifier. Ayant bien pesé tous les éléments en jeu, je résolus de proposer une réduction sensible de cette masse. Lors d'une réunion technique rassemblant les responsables de toutes les équipes je fis valoir les arguments en faveur d'une telle décision:

1.
A la suite des publications étrangères et compte tenu de l'information ramenée par Busquet, l'éventualité d'une forte compression du Pu en fin d'implosion apparaissait très probable; Vaujours y croyait.
2.
Le choix d'une source externe permettait précisément d'exploiter cette possibilité, nous laissant libres, le cas échéant, de situer l'instant d'amorçage postérieurement à la disparition de cavité. En réglage optimal, on pouvait espèrer rester au niveau d'énergie visé, avec une masse moindre.
3.
Le maintien de la masse ml pouvait, au contraire, nous placer dans une situation des plus inconfortables en cas de forte compression. En réglage optimal on avait la quasi-certitude d'une énergie dépassant nettement le domaine prévu, donc probablement inacceptable du point de vue de la sécurité générale du champ de tir.

Tour de tir de 100m

On aperçoit nettement
à droite le cable de transmission rapide des données de la réaction vers le bunker enterré à distance. Les haubans sont à peine visibles.

(Note 3 : En réalité le site de Reggane aurait pu tolérer en toute sécurité des énergies très fortes, à condition d'élever suffisamment le point zéro en altitude, par exemple en recourant à un ballon de sustentation. Pour l'engin Ml, visant à l'origine 25 kt, on avait choisi le tir sur tour, qui présentait de nombreux avantages de commodité et de confort technique pour un premier tir. La hauteur de I00 mètres, qui semblait suffisante et l'était effectivement pour moins de I00 kt, ne correspondait plus aux conditions de sécurité si l'on devait dépasser cette limite. A ce sujet il convient de rappeler que les trois puissances nucléaires de l'époque avaient conclu en octobre 1958 un accord dit "moratoire" de suspension de toutes expériences nucléaires, et que la France se trouvait mise quasiment au ban des nations, à cause de ses préparatifs à Reggane. Il était exclu d'aggraver encore la situation par le moindre risque d'accident d'irradiation pouvant affecter des territoires étrangers limitrophes de l'espace saharien).
Le Commandement Opérationnel se verrait alors obligé de demander au CEA une réduction sensible de l'énergie maximale, ce qui ne pouvait se faire que de deux façons:
  • modifier l'engin, donc le reconstruire au moins en partie, d'où un délai important, évidemment très regrettable et politiquement désastreux;
  • dérégler l'engin pour le déclencher en dehors de l'optimum, mais ceci était formellement déconseillé pour une première expérience, sous peine d'échec grave (énergie nucléaire nulle ou insignifiante).
Autant que je m'en souvienne ma proposition fut accueillie par un silence approbateur, sans observation dans un sens ou dans l'autre. Par la force des choses j'étais le seul à posséder une vue d'ensemble des problèmes, les connaissances des équipes étant encore totalement cloisonnées en raison de leur spécialisation, gage d'efficacité. Mes camarades me firent confiance.
La nouvelle masse que je proposai, m2, sensiblement inférieure à ml, devait permettre en cas de réussite complète de dépasser raisonnablement l'énergie visée fixée jusqu'alors à 25 kilotonnes.
(Note 4 : L'énergie de 25 kt, un peu supérieure à celle des premiers tirs étrangers, avait été proposée unilatéralement et officieusement par le Général Ailleret, et acceptée tacitement par le CEA. Elle servait de référence lors des exercices opérationnels destinés à l'entraînement des états-majors et des unités militaires concernées).

Ce changement important de masse de cœur aurait dû normalement entraîner une révision de l'ensemble de l'engin. En fait le problème changeait de nature. Avant d'imaginer une forte compression du Pu, l'implosion était conçue comme un moyen de rassembler rapidement la masse de Pu et ce qui devait l'accompagner; l'engin était "à rapprochement"; le problème de son réglage se limitait à situer à peu près la plage de temps pendant laquelle cette masse était rassemblée , et à lui fournir alors les neutrons nécessaires.
Avec l'hypothèse d'une forte compression , la concentration devenait un phénomène continu, l'alpha passant par un maximum peut-être pointu dont l'instant était très important à connaître pour le réglage. Il fallait arriver à prévoir dans le détail un ensemble complexe de phénomènes hydrodynamiques, puis en déduire avec assez de certitude les valeurs d'alpha en fonction du temps. Heureusement, sous l'impulsion de Berger, les théoriciens de Vaujours s'étaient adaptés très rapidement à la nouvelle situation, et commençaient à effectuer des prévisions graphiques par la méthode dite "des caractéristiques", en appliquant des équations d'état du Pu et de l'uranium transposées audacieusement à partir de métaux usuels convenables. Ces prévisions, traduites en densités locales instantanées couvrant la plage de temps intéressante, étaient reprises par le Service de Physique Math. à B3 comme données de départ pour calculer des alphas point par point, reconstituant la courbe d'alpha nécessaire au réglage de l'amorçage neutronique.
Dès les premiers calculs se confirma la probabilité d'une forte compression de l'ensemble du Pu et des couches intérieures du tampeur, justifiant ainsi le changement de masse décidé. Les alphas maximaux obtenus étaient bien conformes en ordre de grandeur au chiffre relevé par Busquet.
D'autre part, à Moronvilliers des tirs froids poussés progressivement à la taille 1 permettaient de vérifier ou de recaler les échelles de temps.
Quant aux métallurgistes, ils mirent immédiatement à profit la réduction de la masse fissile pour simplifier agréablement la coulée du cœur.
Logiquement on aurait dû réduire le tampeur -et l'implosoir- dans des proportions comparables à celle du cœur. Déjà confortable vis-à-vis de la masse ml, le tampeur adopté devenait franchement surabondant pour m2. Il fut cependant décidé de conserver tels quels le tampeur et l'implosoir, du fait que cela ne présentait aucun inconvénient pour la réussite de l'expérience, et que les réalisations correspondantes étaient déjà acquises ou en cours, sans difficulté prévisible (y compris le mécanisme d'armement de l'engin). On se borna chez les métallurgistes à revoir en conséquence les pièces de raccordement du nouveau cœur avec le tampeur.
Les choses suivirent ainsi leur cours jusqu'au tir. Tout était fin prêt du côté CEA, engin, mesures, équipes, direction; il ne nous manquait que des prévisions d'énergie, le Service de Physique Math. n'ayant reçu sa dernière machine que tardivement et éprouvant de ce fait quelques difficultés à mettre au point ses codes de calcul de rendement. Enfin, à J-2, parvint sur le site un télégramme de B3 annonçant une énergie beaucoup trop forte. Désigné par Robert comme conseiller technique CEA auprès du Général Ailleret, Commandant opérationnel, je m'empressai de confirmer à ce dernier qu'il ne fallait pas tenir compte de cette prévision, qui correspondait à un rendement de fission totalement irréaliste. La veille du tir un nouveau télégramme donnait un chiffre qui devait se révéler très bon. J'indiquai en conséquence à l'état-mjor, pour les décisions concernant la sécurité, une fourchette d'énergie de 60+/-40 kilotonnes.
La météo étant devenue excellente (prévision de vent soutenu, de direction très stable évitant toutes les zones habitées à distance vulnérable), le tir fut décidé pour le lever du jour du 13 février 1960. Bien que pleinement confiant dans la qualité de la préparation, je conservais une pointe d'anxiété: un contre-temps, un incident imprévisible, restaient toujours possibles.
Nous avions rejoint Hammoudia en pleine nuit, à 15 km du point zéro, en tenue de treillis kaki, masque à gaz en attente, et lunettes anti-éclair. Une minute avant l'heure H il faisait encore pratiquement nuit; tous les observateurs présents avaient reçu l'ordre de s'asseoir au sol, le dos tourné vers le point zéro, les lunettes en position, et les yeux fermés. Je me permis de ne pas respecter la dernière prescription, à l'évidence redondante, et pus ainsi observer, lorsque le zéro fatidique tomba, une extraordinaire illumination blanc-bleu, par les défauts latéraux de jonction de la lunette de protection. Je sus dans l'instant que l'engin s'était bien déclenché, et fus soulagé d'un grand poids.

D'autres témoins ont décrit les instants exaltants qui suivirent, je n'y reviendrai pas (Voir notamment A. Schwerer : Auprès de ma bombe, La nuit du 12 au 13 p 97, et P. Jamet (Ma participation... Le "jour J") . Monsieur Kaufmant, qui avait monté avec grand soin une mesure instantanée de l'énergie par le temps du minimum de lueur, donna très vite son résultat: 10 kt! Comme aucun de nous n'avait d'expérience préalable d'explosion nucléaire, personne ne fit remarquer que ce chiffre semblait bien modeste pour l'ampleur du spectacle auquel nous venions d'assister. Quelques minutes plus tard, Gauvenet, puis Lenouvel nous rejoignirent, annonçant respectivement 75 et 45 kt, le premier par mesure de l'intensité de l'onde de choc aérienne, le second par détermination de l'énergie thermique totale; leurs points de mesure étaient situés à une centaine de mètres en avant du P.C. opérationnel.
Les représentants du CEA étaient un peu perplexes; personnellement j'étais plutôt enclin à croire aux deux dernières évaluations dont les procédés étaient assez faciles à étalonner, alors que celui de Kaufmant, très difficile à simuler valablement, fonctionnait réellement pour la première fois (en fait on sut plus tard que sa cellule avait été aveuglée par l'éclair initial). Peu après, le Général Ailleret m'appela et me dit: "je demande au CEA de s'engager sur un chiffre d'énergie qui me permette de déclencher la mission aérienne de prélèvement dans le nuage". En effet les prélèvements de résidus radioactifs, essentiels pour déterminer avec précision l'énergie de fission, doivent se faire dans des conditions de temps après l'explosion assez précises, fonctions de l'énergie, si l'on veut à la fois recueillir une fraction suffisante de produits et éviter une exposition excessive des aviateurs au rayonnement intense du nuage. Je proposai alors le chiffre de 50 kt, à peu près conforme aux mesures les plus fortes donc conservatif pour la sécurité des pilotes.
Dès l'après-midi nous disposions de premières évaluations de l'alpha, presque exactement égal à la valeur théorique prévue, et de l'énergie (par dilatation de la boule de feu): environ 60 kt.

Ainsi s'achevait une période de ma vie particulièrement riche et intense, vouée à un projet d'expérience tout-à-fait singulier, car devant réussir du premier coup.
Le succès éclatant de cette première expérience française tenait d'une part à la qualité exceptionnelle des réalisations technologiques, notamment des performances des compositions explosives mises au point par le CEV et très bien adaptées à l'implosion d'une mase métallique lourde; le réglage, qui dépendait entièrement de la qualité des travaux théoriques et expérimentaux du CEV et de Physique Math. fut parfait, ainsi que le fonctionnement de la source neutronique DEFA et de l'électronique de déclenchement supervisée par Busquet et son équipe; les réalisations métallurgiques de B3 furent également irréprochables, ainsi que la mécanique de l'engin totalement fiable.
D'autre part le caractère judicieux de certaines décisions de définition y a sans doute contribué, bien que certaines de ces décisions furent prises sans trop se rendre compte sur le moment de toutes leurs conséquences. Ainsi le choix d'une source externe fut adopté alors que la compression du Pu -qui excluait pour être exploitée tout modèle interne de source- n'était pas encore envisagée; de même le maintien d'un tampeur très lourd, décidé par commodité, contribua probablement à la perfection géométrique de la concentration, et ajouta certainement quelques kilotonnes à l'énergie.

Au total on peut dire que les performances exceptionnelles de l'engin Ml résultèrent, directement ou indirectement, du choix d'une source externe, et c'est probablement ce qui distingua notre premier tir des premières expériences américaine, soviétique, et anglaise, qui utilisèrent vraisemblablement toutes une source interne. Notre retard technique n'était ainsi que de l0 années environ, au lieu de 15.

Dès le surlendemain du tir, nous songions à d'autres projets. Accompagné de Viard, qui allait être appelé à diriger les Essais de la DAM, j'allai proposer au Général Ailleret le tir au sol de l'engin Pl (engin "de secours", disponible sur le site pour le cas d'un accident grave affectant l'engin Ml ou la tour, et construit grâce à l'économie de Pu réalisée sur Ml), avec instrumentation simplifiée, dès que possible. Ce devait être l'opération Gerboise blanche (1er avril 1960).

Mais ceci est une autre histoire....



Pierre Billaud (printemps 1989)