Souvenirs d'un pionnier de l'armement nucléaire français

IV. L'opération GERBOISE BLANCHE (engin Pl, 1er avril 1960)

Audace, pittoresque, sont les deux termes qui me viennent à l'esprit pour évoquer le tir de l'engin Pl, un certain premier avril 1960.
Audace, par la conception particulière de l'engin, adoptée bien avant de connaître le sort de Ml, caractérisée par une simplification hardie de la construction et du déclenchement.
Audace encore pour les mesures réduites tentées avec des équipements volants quasi-improvisés.
Pittoresques, les conditions de tir et de mesure, la présence fortuite à Paris du Chef d'état soviétique Nikita Kroutchev, et la mémorable visite surprise du Centre B3 par le Général de Gaulle accompagné de son illustre invité ce même jour.
(Je fais allusion ici à un canular homérique concocté à Bruyères-le-Chatel (B3) par nos métallurgistes et leurs complices, qui ne pouvaient vraiment pas laisser passer une occasion aussi belle un premier avril, dans un tel contexte. On en rit encore en 1998 ! (Lire A. Schwerer Auprès de ma bombe, p 93)).

Au dernier trimestre de 1959 pendant la fin de préparation en métropole de l'expérience Ml, était apparu l'intérêt de disposer d'un engin de secours, pour le cas heureusement très improbable où un accident grave affecterait de manière irrémédiable l'engin Ml. Par exemple on ne pouvait s'empêcher de penser à un accident d'avion au cours du transport du cœur vers le site, ou bien à une mise à feu accidentelle (ou malveillante) de l'implosoir en haut de la tour, détruisant la chambre de tir. Or il se trouvait que la réduction sensible de la masse de cœur de Ml qui avait été décidée laissait un "rabiot" disponible assez important sur le stock de Pu livré par Marcoule pour que l'on puisse envisager de construire un deuxième engin, plus petit.
Justement les calculs de concentration et de prévision d'alpha que l'on commençait à bien maîtriser nous mettaient en mesure de définir des possibilités d'engins nucléaires de tailles différentes de Ml, notamment de masse et dimensions réduites.
Un cas pouvant donner en amorçage optimal quelques kilotonnes fut ainsi défini, et adopté pour l'engin Pl.
Peut-être en réaction contre la complexité et la lourdeur de l'expérience Ml (qui ont tout de même payé), l'engin Pl fut conçu délibérément dans un esprit de simplicité, presque de rusticité. L'implosoir, sensiblement plus petit que celui de Ml, se présentait fermé sous une forme grossièrement cubique. Gainé de contre-plaqué et muni de charnières, il pouvait s'entrouvrir à la manière d'un coquillage bivalve, pour mettre ou enlever à la main le cœur. L'électronique de déclenchement avait été réduite à l'extrême, en acceptant un certain risque d'imperfection de concentration. En résumé cet engin était construit pour être tiré rapidement, donner avec certitude une énergie nucléaire significative, mais sans prétention de performances poussées, ou de vérification précise de théories. La faible énergie attendue permettait d'envisager un tir au sol dans le désert à l'ouest de Reggane sans remettre en cause les règles de sécurité interne et externe.
Peu après le tir de Ml, parfaitement réussi, nous nous sentions "pousser des ailes", un peu grisés sans doute par le succès, et la preuve qui venait d'être fournie que le CEA maîtrisait bien tous les aspects technologiques essentiels des explosifs nucléaires à fission. Nous n'avions cependant aucun projet concret immédiat. Dans deux ou trois mois les grosses chaleurs interdiraient toute activité scientifique sérieuse à Reggane. Avec Viard nous nous rendîmes compte que l'occasion était belle de tirer "dans la foulée" l'engin Pl, qui justement par ses probables imperfections ne méritait pas de mesures complètes ou très précises. Un examen rapide avec Busquet et de Lacoste nous amena à ébaucher en quelques heures un projet de tir, et nous allâmes Viard et moi voir le Général Ailleret pour lui faire part de nos réflexions. Nous lui exposâmes qu'au niveau de quelques kilotonnes (moins de 10), le tir semblait possible au sol ou sans surélévation importante, et que de son côté le CEA pouvait limiter les mesures au strict nécessaire permettant de vérifier le déclenchement. Les prélèvements de résidus radioactifs se réduiraient au recueil au sol de retombées proches, sans mise à contribution de moyens aériens.

Le Général Ailleret nota notre proposition, et après un temps de réflexion assez court nous fit connaître son accord de principe pour un tir dans un délai d'un mois et demi, délai qui nous convenait parfaitement pour la mise en œuvre de mesures réduites. Le jour J devait tomber ainsi le 1er avril 1960, juste avant les très grosses chaleurs.
A la suite d'une reconnaissance rapide, l'Etat-Major Opérationnel fixa le nouveau point zéro dans le reg, au-delà de celui de Ml, et le PC avancé à 9 km en arrière, sur une légère éminence de terrain. Une piste sommaire fut mise en chantier pour accéder dans des conditions acceptables aux deux points correspondants, à partir du réseau routier déjà réalisé pour Gerboise Bleue.
De retour à Paris entre temps, je repartis vers Reggane quelques jours avant le tir. J'avais emporté ma caméra personnelle, et une autorisation écrite de Robert de filmer l'explosion. Le Commandement local avait en effet libéralisé quelque peu l'utilisation privée d'appareils photo et de caméras, pratiquement totalement interdite pour Gerboise Bleue.
Dès mon arrivée j'allai visiter les installations sur le terrain. Au point zéro l'engin et les appareils de déclenchement et de mesure étaient installés dans une baraque Fillod, à l'abri (relatif) de la chaleur. L'engin était simplement posé sur un socle robuste rappelant les supports utilisés dans les cirques pour les éléphants dressés.

Au PC opérationnel (voir photo ci-contre, prise au lever du jour.P.B.), distant de l'engin de 9 km, quatre ou cinq baraques ou abris climatisés avaient été mis en place, pour héberger les échelons avancés opérationnel et technique. La DAM disposait de deux abris climatisés faisant face au point zéro, l'un contenant les appareils de liaison radio avec l'engin et d'enregistrement des informations de tir, l'autre abritant les observations optiques supervisées par Le nouvel. Les calculs faits à B3 donnaient une énergie théorique de 7 kt si ma mémoire est bonne. Compte tenu des incertitudes de toute nature qui pouvaient affecter le résultat, j'indiquai à l'Etat-Major une énergie probable de 6+/-4 kt. L'engin donna environ 4 kt, ce qui constituait un excellent accord avec la prévision théorique, compte tenu des irrégularités de déclenchement attendues et qui se réalisèrent effectivement, à la suite des simplifications de conception.
J'observai et filmai le tir depuis le PC avancé (voir fichier annexe : observation de l'explosion nucléaire). Le phénomène fut naturellement beaucoup moins spectaculaire que pour Ml, à cause de la faible énergie et du tir au sol. J'avais dû résoudre auparavant un petit problème pratique: le pointage de ma caméra; il était exclu de viser directement à l'œil la boule de feu, aussi je me fiai au pointage de l'abri de Lenouvel que celui-ci m'affirmait avoir aligné lui-même parfaitement en direction et en site. Je plaquai donc mon appareil sur le côté de l'abri en le calant dans un des angles en creux d'un panneau latéral. L'image obtenue fut parfaitement centrée, malgré l'utilisation de la focale maximale. J'observai en même temps le tir directement, protégé par les lunettes spéciales.

A Paris, la présence de Nikita Kroutchev avait ajouté un certain sel à l'expérience. Au moment du NOTAM, certains avaient pensé que cette expérience, qui contrecarrait de façon flagrante la politique d'arrêt des essais des deux Grands et de l'Angleterre, pourrait peut-être être retardée de quelques jours, par simple déférence pour notre visiteur. Le Général de Gaulle balaya ces suggestions et le tir fut maintenu à la date envisagée, devenant alors une espèce de défi, un pied-de-nez aux autres puissances nucléaires désireuses de conserver leur monopole de fait.
Aussitôt après le tir j'eus l'occasion d'accompagner un pilote d'hélicoptère chargé d'effectuer une reconnaissance aérienne du point zéro. Je fus extrêmement déçu de constater que le trou causé par l'explosion se voyait à peine de l'altitude assez forte que devait respecter le pilote par sécurité. De fait je pus voir quelques semaines plus tard des photos de l'excavation qui confirmaient cette impression. La fosse était irrégulière, (probablement en raison d'un sous-sol rocheux très dur et inhomogène), et de faibles dimensions (13 mètres au maximum si ma mémoire est bonne). Un découplage engin-sol a pu résulter de la distance d'environ un mètre entre le centre de l'engin et le sol, entraînant une forte réduction de l'effet excavateur.
Je profitai de cette mission à Reggane pour retourner, en compagnie de deux camarades (voir photos ci-dessous), au point zéro de Ml, redevenu accessible pendant quelques minutes par suite de la décroissance de la radioactivité (voir plus bas photo prise d'avion du Pt zéro avec la tache noire).


Après l'épreuve, masque à gaz, capuche,
et gants retirés, Billaud et De Lacoste
se congratulent.

Périneau

Dans l'avion de retour
Marc De Lacoste Lareymondie

Dans l'avion, Michel Périneau

Ce fut une expédition assez éprouvante, sous le soleil d'avril du Tanezrouft, dans la combinaison de protection, chaussures spéciales, et masque à gaz en position, sur deux kilomètres environ de trajet à pied, avec dosimètre de contrôle. Il n'y avait pas grand chose à voir, seulement quelques moignons noircis de la base de la structure d'acier de la tour, et la croûte noire mince et luisante que nous faisions craquer en marchant, produit de la vitrification très superficielle de la poussière argilo-siliceuse qui recouvrait le sol du reg dans cette région.
A l'occasion de cette opération Gerboise Blanche l'Etat-Major organisa une reconnaissance de terrain dans une vaste région à l'est de Reggane, pour rechercher un site éventuel de tirs en puits. En effet on sentait faiblir certains responsables gouvernementaux, surtout ceux des affaires étrangères, face à la pression de l'opinion internationale, attisée ouvertement par l'URSS et nos "alliés" anglais et américains. Je participai avec Viard à cette reconnaissance, qui s'effectua par un assez fort vent de sable, des plus désagréables, et qui ne donna rien de très net. Nous devions d'ailleurs choisir quelques mois plus tard la technique "à flanc de montagne" et l'appliquer dans un massif granitique du Hoggar.
Dans l'avion qui nous ramenait en France, après cette première rafale de deux tirs nucléaires français parfaitement réussis, j'ai pu filmer avec les quelques mètres de pellicule qui restaient dans ma caméra le point zéro de Ml survolé par notre équipage en guise d'adieu à Reggane, et sa vaste tache arrondie de faux asphalte, miroitant fugitivement dans le soleil déclinant.



Pierre Billaud (29 juin 1989) (illustré le 10.07.01)