Souvenirs d'un pionnier de l'armement nucléaire français

V. L'opération GERBOISE VERTE (engin R1, 25 avril 1961)

Note liminaire. Le Général Ailleret avait baptisé les trois premières expériences françaises au Sahara Gerboise bleue, blanche, rouge. Les pages précédentes ont évoqué les deux premières. Quant à Gerboise rouge, qui eut lieu le 27 décembre 1960, elle ne fournit matière à aucun récit intéressant, en dehors de sa date imposée par une longue période de temps défavorable, qui nous obligea à passer Noël éloignés de nos familles. L'engin P2, tiré du haut d'une tour, était destiné à vérifier nos calculs dans un domaine d'énergie nettement plus faible que M1.

Dans la carrière d'un responsable d'expériences nucléaires, il y a des hauts et des bas. Une certaine dose de risque doit être présente dans toute expérience si l'on ne veut pas se contenter d'exploiter indéfiniment des connaissances déjà amplement confirmées. Certains tirs sont ainsi exploratoires et peuvent donner un résultat décevant. Cela m'est arrivé; plusieurs fois. Mais mon plus mauvais souvenir de responsable d'engin est celui du tir de Rl, le 25 avril 1961, à Reggane.

Déjà le déplacement en avion vers le Sahara s'était mal passé. Nous devions voyager, Georges Tirole et moi, dans un S.0.Bretagne, en compagnie de plusieurs Hauts-fonctionnaires affectés en Algérie, et il était prévu de déposer ces personnes dans le sud algérien, puis de continuer sur Reggane. Au départ de Villacoublay, aucun préfet ou sous-préfet n'était là, rien que nous deux. Nous étions très à l'aise dans cet avion de luxe, et notre voyage se présentait au mieux, l'équipage prévoyant de rejoindre notre destination sans escale. Dans notre euphorie nous avions oublié qu'une rébellion s'était déclenchée en Algérie quelques jours plus tôt. Au-dessus de la Méditerranée l'équipage nous avertit subitement que le Commandement aérien d'Alger nous donnait l'ordre de nous poser à Maison Blanche, et qu'il n'y avait aucun moyen de ne pas obtempérer.
Là nous fûmes courtoisement interrogés sur notre destination et sur l'objet de notre déplacement par un officier supérieur d'aviation, qui nous demanda de patienter dans un local assez confortable où l'on nous apporta quelques rafraîchissements, en attendant des ordres. Je crois savoir que les chefs d'Alger, s'attendant à capturer au moins un ministre, furent fort déçus de ne trouver dans cet avion qu'un menu fretin bizarre, des atomistes, dont on se demandait bien ce qu'ils venaient faire en Afrique du Nord alors qu'une crise nationale majeure secouait la France! Après quelques heures d'attente on nous laissa poursuivre notre route, et nous arrivâmes à Reggane sans encombre en fin d'après-midi.
Une fois débarqué, je trouvai Viard et Busquet préoccupés et inquiets. La température, torride, augmentait de jour en jour, et des pannes de plus en plus fréquentes apparaissaient dans l'électronique, empêchant le déroulement normal des répétitions; la chaleur excessive en était responsable, et il paraissait évident que plus nous attendrions pour tirer, plus nous risquions la paralysie complète des instruments. D'autre part les événements d'Alger n'étaient pas sans conséquence à Reggane, où certaines unités militaires affichaient plus ou moins ouvertement leurs sympathies pour le mouvement de rébellion. Viard pensait à l'éventualité, invraisemblable mais non impossible, d'une saisie de notre engin par les nouvelles autorités d'Alger, ne serait-ce qu'à titre d'atout en cas de marchandage avec Paris. La conclusion de ces constatations et reflexions était aveuglante: il fallait tirer cet engin d'urgence, coûte que coûte, pour au moins s'en débarrasser.
Or le Général commandant opérationnel à Reggane hésitait, pris entre deux feux. Les autorités d'Alger, alertées par le NOTAM (avis aux navigateurs aériens), avaient aussitôt donné l'ordre de surseoir au tir, alors que Paris nous pressait d'y aller. Il faut reconnaître que la situation de la base de Reggane était paradoxale: elle dépendait toujours d'Alger pour ses approvisionnements et ses liaisons aériennes, tout en relevant de Paris opérationnellement. Si le soulèvement avait réussi durablement, le Centre saharien d'expérimentations nucléaires aurait été obligé soit de disparaître, soit de réorienter toute sa logistique vers le Sud et les territoires africains amis, ce qui aurait perturbé gravement l'ensemble de notre programme d'expérimentations.

Vers le 23 Viard et moi allâmes trouver le Général pour le presser de passer outre aux demandes d'Alger. Il finit par se ranger à nos raisons, et le tir fut programmé pour le 25 au matin. Peu après cette décision les nouvelles d'Alger indiquaient un net essoufflement du mouvement, laissant prévoir un retour prochain à la normale.
La veille du tir un vent de sable très gênant se leva, qui durait encore le 25, entravant certaines mesures optiques. L'engin était placé en haut d'une tour de 30 (ou 50?) mètres; il était prévu pour lO à 15 kt, et représentait un jalon très important dans l'étude de l'arme pour Mirage IV qui nous était commandée.
A l'instant zéro j'observai à travers mes lunettes spéciales, au lieu de la classique boule de feu, un vague halo verdâtre, ne laissant rien présager de bon. Lorsque les premières mesures purent être dépouillées il apparut que le déclenchement électronique avait été aberrant, causant une perte de réactivité considérable par rapport à l'optimum théorique visé. L'énergie dégagée se situait entre O,5 et 1 kt, et l'impression visuelle s'était trouvée en outre détériorée par le vent de sable d'où cette teinte verdâtre finalement en accord avec le nom de baptême de l'opération.

Cet échec dû essentiellement aux mauvaises conditions expérimentales eut cependant des conséquences très sérieuses pour le programme Mirage IV, nous obligeant à écarter temporairement la formule d'avenir que nous voulions tester, et à réaliser une solution provisoire peu enthousiasmante à tous égards pour respecter les délais. La formule avancée ne put être essayée, avec succès, qu'au Hoggar environ deux ans plus tard.



Pierre Billaud (1er juillet 1989)