Souvenirs d'un pionnier de l'armement nucléaire français

VI. 1957 - 2007. Il y a cinquante ans…

I

La France se préparait dans le secret à accéder au grade de puissance nucléaire. Buchalet avait réorganisé le " Bureau d'études générales ", embryon de la future Direction des applications militaires du CEA, en nommant l'Ingénieur Parreins, venant de Brandt, directeur technique, et ce dernier m'avait pris comme adjoint, et chargé en fait de réfléchir au projet d'expérience envisagée. Nos bureaux se situaient dans Paris, rue de Mondovi, près de la Concorde.
Le BEG comprenait en outre deux centres réunissant des services technologiques, l'un à Bruyères-le- Châtel, en banlieue sud éloignée, où se trouvaient la physique expérimentale, la physique mathématique (avec gros calculateurs), la chimie, et la métallurgie, l'autre en banlieue nord-est, à Vaujours, (un ancien fort), abritant les techniciens de pyrotechnie, à base d'ingénieurs des poudres.

II

En 1957, nos idées sur la conception de l'engin à réaliser étaient des plus sommaires, car rien de précis n'avait encore été divulgué sur les engins étrangers, notamment le premier, américain, essayé en secret en juillet 1945 au Nouveau Mexique.. Nous savions que l'utilisation de plutonium comme matière fissile imposait un rapprochement très rapide, nécessitant une implosion par explosifs chimiques performants. Les équipes de Vaujours travaillaient sur ce domaine scientifique. Ces ingénieurs partaient du fait que le dispositif métallique central serait concentré par une masse explosive sphérique périphérique, qu'il fallait amorcer simultanément sur sa surface extérieure. A cet effet, ils recherchaient une solution de générateur d'onde de détonation sphérique centripète (GODSC) capable, à partir d'un détonateur primaire, d'engendrer une onde creuse couvrant une portion de la surface extérieure de l'explosif principal, et en juxtaposant plusieurs dispositifs semblables de couvrir la totalité de la surface. Il suffirait alors d'amorcer les détonateurs primaires simultanément. De nombreux problèmes restaient à résoudre, qui le furent élégamment par nos camarades de Vaujours. Nous nous attarderons sur l'un d'eux, concernant le GODSC. Pour obtenir une onde creuse de surface appréciable (disons de plusieurs décimètres carrés), nos spécialistes imaginèrent d'associer une coque extérieure en explosif rapide, à un chargement interne d'explosif plus lent, la forme affectant celle d'un téton pointu de révolution, et amorcé en pointe par un détonateur classique. La difficulté principale rencontrée concernait la composition à vitesse faible, dite " explosif lent ", qui devait obéir à plusieurs conditions, certaines contradictoires. Pour que le GODSC ne soit pas exagérément pointu (encombrement et fragilité), le rapport des vitesses lent/rapide devait être le plus faible possible. C'est André Cachin qui inventa une solution satisfaisante à tous égards. Grâce à cette trouvaille, nos " implosoirs " des premiers engins tirés à Reggane se révélèrent excellents et très efficaces. Ce fut la première importante percée conceptuelle.

III

La seconde percée concerne la source neutronique, appelée à l'époque " amorce ". En fin d'implosion, le cœur de Pu est rassemblé et surcritique (si l'on a prévu une masse suffisante), et doit recevoir à ce moment une injection de neutrons pour amorcer les chaînes de fissions. Nous savions, ou présumions que les premiers engins des autres nations comportaient une source (alpha-n) combinant à l'instant propice du Polonium et du Béryllium, selon un agencement adéquat placé au centre de l'engin, dans la cavité du plutonium initialement en géométrie sous-critique. Alors que les autres parties de notre engin se trouvaient définies, ou en voie de l'être, le problème de l'amorce ne trouvait pas de solution satisfaisante. Je tenais Buchalet informé de cette difficulté en 1957 et 1958. Un jour, nous reçûmes une proposition de nos collègues de la DEFA (direction des études et fabrications d'armement) de nous fournir une source adéquate, dont ils poursuivaient la mise au point, avec une excellente perspective de réussite. Rappelons ici que la DEFA avait été dès l'origine des projets nucléaires militaires français, candidate à l'étude et la réalisation des armes nucléaires, en concurrence avec le CEA, et n'avait pas voulu intégrer le BEG, travaillant à un projet " maison " de leur côté, installés dans l'ancienne batterie de Limeil. Ils avaient appris par leurs contacts au niveau du gouvernement que le CEA piétinant sur le problème de l'amorce. Leur projet différait complètement du nôtre. Il reposait sur un générateur de neutrons de type accélérateur, mettant en œuvre la réaction deutérieum-tritium sous la forme d'un tube à décharge à haute tension. Des articles avaient paru dans la littérature scientifique décrivant de tels dispositifs destinés aux recherches pétrolières. Ce générateur serait placé à l'extérieur de l'engin, à distance suffisante pour ne pas être détruit par les effets extérieurs de l'implosion avant d'avoir craché ses neutrons. Il devait en émettre une bouffée assez concentrée dans le temps et assez importante pour que les quelques neutrons indispensables parviennent jusqu'au cœur de Pu. Vu les compétences de l'équipe de Limeil, que je connaissais un peu, il ne faisait pour moi aucun doute que ce projet était sérieux et convenable pour l'amorçage de notre engin. Aussi je recommandais avec insistance à Buchalet d'accepter cette offre providentielle. Mais nous étions conscients de la complication importante qui en résulterait, à savoir l'adjonction à l'ensemble déjà prévu d'un dispositif électronique devant donner l'ordre à la source de fonctionner, à un instant précis à déterminer, nettement postérieur à la mise à feu de l'implosoir. Avec une source interne, dont le fonctionnement aurait été asservi à la concentration du Pu, ce problème de timing n'existait pas. Pierre Busquet, maître du déclenchement de l'engin, en faisait son affaire. Sur le moment, nous n'étions pas conscients d'un avantage décisif de ce choix de source, avantage qui allait apparaître un peu plus tard et qui permit d'atteindre une énergie bien plus forte que ce qu'avaient obtenu les autres.
Les principaux auteurs de cette innovation furent Paul Bonnet, directeur des équipes de Limeil, qui avait imaginé une solution de source neutronique externe, et André Chaudière, qui mit au point et fabriqua avec son équipe les premières sources utilisées à Reggane.

IV

La troisième percée conceptuelle m'incombe entièrement. Tout est parti d'un fait en apparence insignifiant, un cliché d'oscillographe vu par Busquet chez Edgerton à Las Vegas. Suite à la mission Aurore, Busquet négociait au printemps 1958 l'achat d'oscillographes ultra-rapides nécessaires au diagnostic des engins (mesure en cours de réaction en chaîne du coefficient de la montée exponentielle initiale des réactions, dit "alpha"). La valeur observée était trois ou quatre fois supérieure à nos prévisions, donc inconcevable sur la base des hypothèses de fonctionnement de notre engin. Busquet affirmait qu'il s'agissait bien d'une mesure réelle, et non d'une simulation. Suite à cette information, mes réflexions m'amenèrent à une conclusion incontournable et surprenante, à savoir la possibilité d'une augmentation de densité considérable du Pu, deux ou trois fois la valeur au repos. L'effet sur l'engin devait être alors énorme, la masse critique contractée et l'alpha croissant avec la densité. Partant par exemple d'une masse de Pu supérieure à la valeur critique, une compression doublant la densité conduirait à se retrouver avec plus de quatre masses critiques, et un alpha très majoré, déterminant alors une hausse spectaculaire du rendement de réaction. Je soumis cette hypothèse à l'ensemble des scientifiques de la DAM, sans autre remarque que celle des gens de Vaujours, qui la trouvèrent naturelle et acceptable. Tous les calculs prévisionnels s'orientèrent sur la nouvelle conception, notamment à Vaujours, où Jean Berger, chef du service Théorie dut mettre en œuvre des équations d'état du Pu nouvelles et imaginées par analogie avec des métaux connus. Une conséquence majeure de ce changement de conception apparut aussitôt. Avec la masse fissile initialement fixée, une forte compression du Pu conduirait avec certitude à une énergie dépassant du point de vue de la sécurité (retombées proches) les possibilités du dispositif de tir, qui prévoyait de placer l'engin au sommet d'une tour métallique de cent mètres. Les préparatifs à Reggane étaient trop avancés pour que l'on puisse envisager de changer le mode de tir en recourant à une suspension sous ballon captif, ce qui aurait permis d'augmenter l'altitude de l'explosion à volonté. Il aurait fallu retarder sensiblement la date présumée du tir, alors que le nouveau gouvernement dirigé par le Général de Gaulle demandait que l'on vise le début de l'année 1960.
La seule solution de la difficulté consistait à diminuer l'énergie, et par conséquent réduire sensiblement la masse de Pu utilisée. Il était exclu, étant donné notre maîtrise encore insuffisante des prévisions théoriques, de jouer sur l'instant d'injection des neutrons, avec un risque important de raté. Je préconisai donc une réduction sensible de la masse de Pu à utiliser. Cette décision rencontra quelques réticences, mais fut acceptée dans l'ensemble des services concernés. Cette modification importante du projet d'engin aurait pu se répercuter sur les autres parties, tamper, implosoir. Les définitions précédemment adoptées dans ces deux domaines devenaient nettement surabondantes, mais leur maintien ne semblait pas préjudiciable aux performances, et l'on se contenta d'adapter l'architecture métallique intérieure à la nouvelle masse fissile.
Intuitivement, on situait le maximum de réactivité (alpha max) au voisinage du minimum du rayon extérieur du Pu, nettement postérieur à la résorption de la cavité centrale. Ainsi apparut l'immense avantage du choix d'une source neutronique externe, dont le déclenchement était physiquement indépendant des phénomènes affectant le centre de l'engin.
Il est nécessaire de faire observer qu'au moment des décisions de définition de l'engin, nous ne disposions pas encore de prévisions d'énergie par calcul. En revanche, les données neutroniques établies par la physique math de Bruyères, à partir des prévisions hydrodynamiques fournies par Vauljours semblaient fiables. Elles suffisaient pour juger de la réactivité nucléaire, et par là de pouvoir affirmer que l'engin fonctionnerait convenablement, et dégagerait une énergie appréciable, au moins comparable à celles des exemples étrangers connus. L'expérience réelle confirma ces pronostics, et même les dépassa, sans outrepasser cependant les limites de sécurité du dispositif de tir. Résultat idéal en tous points.

V

Les trois innovations décrites précédemment, qui ont permis le grand succès de la première expérience nucléaire française, ne doivent pratiquement rien à une aide étrangère quelconque. En revanche, du point de vue des mesures physiques et chimiques elles aussi parfaitement réussies, l'aide américaine a été déterminante.
La déclassification complète de l'engin de Trinity, première explosion nucléaire mondiale, dans le Nouveau Mexique, en juillet 1945, nous permet de mesurer les importants progrès de notre propre conception.

Comme on peut le voir sur le dessin ci-dessus, extrait de l'ouvrage de Richard Rhodes The Making of the Ayomic Bomb, l'engin de Trinity était un assemblage de blocs explosifs (au nombre de 32) de forme pyramidale tronquée, d'un volume comparable à celui d'une batterie d'auto, juxtaposés autour d'une sphère intérieure en uranium naturel entourant le cœur de Pu. Le cœur était solidaire d'une partie du tamper et de plusieurs blocs explosifs, permettant une extraction du cœur ou sa mise en place avant le tir. Il était prévu de fabriquer en même temps un deuxième exemplaire de cet engin, modifié en conséquence, destiné à une prochaine attaque sur le Japon, ce qui explique probablement cette complication mécanique. Une source neutronique interne (initiator) est disposée dans le cœur de Pu affectant la forme d'une sphère creuse. On peut noter que l'explosif lent des générateurs d'onde centripète est du baratol (sauf erreur mélange de TNT et de poudre de baryum), dont la vitesse de détonation est inférieure à celle de l'explosif rapide mais pas d'un facteur important. D'où probablement une sphéricité imparfaite de l'onde, justifiant le nombre élevé de GODSC (32). L'intention d'un emploi militaire à bref délai a pu imposer une forme extérieure sphérique, mieux adaptée à un gainage en acier pour le transport.
Notre engin avait un nombre de GODSC nettement inférieur à 32, et la forme extérieure épousait les protubérances des GODSC, un gainage général en résine armée de fibres de verre assurant la protection mécanique du système. L'engin pouvait s'ouvrir de manière simple pour mettre ou enlever le cœur protégé par une gaine d'uranium. D'après Yves Rocard le rendement de fission de notre engin, le 13 février 1960 aurait atteint 50%, chiffre quelque peu exagéré.
Notre rendement fut néanmoins considérablement supérieur à la performance américaine. En effet, sachant que la masse de Pu de Trinity (déclassée et publiée officiellement) était de 6,2 Kg environ, et connaissant l'énergie du tir, soit 19 Kt, on en déduit un rendement de fission de 17,5%.
Notre performance a surpris les atomistes américains, qui, postés en Lybie ont surveillé et analysé le nuage. Certains ont même cru que nous avions mis en œuvre une exaltation des fissions par tritium. Notre coup de génie a été le recours à une source neutronique externe.

VI

En conclusion, la France s'est introduite dans le club atomique par une expérience surclassant nettement les débuts analogues des Américains, des Russes et des Anglais, et cela par ses propres moyens. C'est à juste titre que les ingénieurs et techniciens, de toutes provenances universitaires, qui ont œuvré à ce succès, ont été félicités par le Général de Gaulle, le 13 février 1960.



Pierre Billaud (juin 2007)


Témoins majeurs

Les principales personnes ayant contribué directement aux avancées techniques décisives de la bombe A française, sont, outre le présent auteur, Pierre Billaud :
André Cachin,
Paul Bonnet,
André Chaudière,
Pierre Busquet.

Références

Alocution du Gal BUCHALET
Engin M1
Richard Rhodes :
The making of the atomic bomb
Simon and Schuster inc, New York (1986).