Antoine Schwerer

Un centralien en mission technique au

Centre National de la Recherche Scientifique

1970-1983



Note de l'éditeur
Lorsque mon ami Schwerer me montra ce passage de ses mémoires personnelles, je pensai immédiatement qu'il fallait le publier, en raison de la valeur de témoignage unique qu'il représentait. Tous ceux qui hier ou aujourd'hui ont eu affaire avec le CNRS, apprécieront, je crois, ces aventures inusitées, ces rencontres avec des collègues français ou étrangers, racontées dans un style simple et direct, plein de saveur. P. Billaud (juillet 2001).



Antoine Schwerer (Limeil, 1966)


Me voici arrivé au dernier acte de ma vie professionnelle après treize ans passés dans l’industrie privée et douze dans un grand ensemble national ayant son indépendance. En première partie j’avais appris la médiocrité moyenne de la moralité française et la petitesse des ambitions, dans la seconde la capacité de réaliser de grandes choses quand tout le monde s’y met, mais aussi la puissance des politiques et des coteries. J’allais vers l’inconnu, vers une administration scientifique importante mais totalement soumise aux règlements officiels de l’Etat, Industrie privée, Etablissement public à caractère industriel et commercial, Etablissement public à caractère scientifique et administratif, je terminais à l’inverse de la plupart des gens dont la carrière suit le plus souvent 1’ordre contraire. Cela n’était pas de gaieté de cœur mais j’étais las, je n’avais plus envie de me battre et pensais trouver une sorte de retraite anticipée. Perdre toutes ses relations de travail, toutes ses connaissances, faire l’apprentissage d’un nouvel environnement, de nouvelles méthodes, refaire son trou une fois de plus, ce n’est pas simple, pas facile, pas gai.
Mais l’homme est ainsi fait qu’il doive se battre jusqu’au bout et que la nécessité de conduire une famille dans les meilleures conditions possibles l’oblige à faire front et ne jamais abandonner. Et les conditions humaines sont telles que l’on doive rapidement reprendre une attitude de meneur et de combat. Ce fut donc mon lot.

INSTITUT NATIONAL d’ASTRONOMIE et de GEOPHYSIQUE (INAG)

L’atmosphère générale en France

Elle était affreuse. La véritable petite révolution de 1968 subsistait et avait changé une grande partie des mentalités. La fin d’un monde, celui où la France avait donné le meilleur d’elle-même était en cours. La religion catholique, à la base de la philosophie du pays s’écroulait, transformée par ses prêtres et sa hiérarchie, influencés par les idées marxistes, la démagogie de la gauche, la propagande subtile s’appuyant sur des " Droits de L’Homme" (jamais sur leurs devoirs) et Idéal d’une "liberté individuelle" autorisant n’importe quel débordement. L’état mental du pays changea en deux ans. Par exemple la liberté des mœurs. Il devint normal de tout s’autoriser au point de vue sexuel, les pédérastes et lesbiennes ne furent plus des "pédés" ou des "gouines" mais d’honorables homosexuels et aujourd’hui (trente ans plus tard ) on en vient à envisager leurs "mariages"! Les cinémas pornos existaient auparavant, mais il n’était pas si aisé de les trouver et de s’y rendre: ces films prirent le titre de films "X" et furent projetés dans toutes les salles des grandes ou moyennes villes. Les jeunes couples s’y rendaient et y apprenaient l’art de s’y désunir. Le mal devint général et tous les jeunes mariés depuis cinq ou six ans divorcèrent promptement. Depuis les choses ont légèrement changé : le nombre de films X a diminué sur les grands écrans mais il n’est plus de projections sans une ou deux scènes de coucheries suggestives et les tous jeunes font de multiples "expériences sexuelles" avant le mariage dont la nécessité ne leur apparaît plus. Les textes des journaux prirent une allure critique différente: tout était permis aux journalistes et cela va de mal en pis. Les petites annonces du canard nommé "Libération" étaient remarquables : on y lisait des appels pour coucheries avec des homosexuels, bisexuels, partouzards et il était lu avec application. J’ai constaté tous ces faits dégoûtants et assisté aux conséquences sur des jeunes, comprenant tristement que la France était en proie à une attaque en règle contre la famille, la morale, l’honnêteté qui faisaient une partie de sa force et de son influence dans le monde. Sortirons-nous de cette dégénérescence? Probablement pas très vite et certainement pas sans casse. En tous cas guère avant le milieu du prochain millénaire.
Vivre à cette époque n’était donc guère plaisant, en particulier au CNRS organisme composé essentiellement d’enseignants ou d'universitaires, aux vues souvent étroites et à l’intelligence limitée comme tous ceux qui ont acquis avec peine un peu d’instruction sans éducation préalable.

[2] L’atmosphère au CNRS

Nous étions hébergés à l’observatoire de Meudon en attendant que notre bâtiment soit érigé au sein du terrain de l’observatoire de Paris. Ceux qui se disaient astronomes pouvaient être divisés en trois groupes. Les véritables astronomes, issus de Normale supérieure, de quelques grandes écoles comme Polytechnique ou Centrale et de la faculté avec des titres de Docteurs ès Sciences étaient justement réputés dans le monde entier et travaillaient ferme. Le tout venant était formé par des universitaires au cursus assez faible, avait une haute idée de leur science et d’eux-mêmes et, à partir d’un certain âge avait tendance à se faire une vie agréable et pas trop fatigante. Il formait un magma plutôt amorphe, mal payé, gauchiste tant que ses intérêts n’étaient pas touchés et parce que c’était plus facile que de s’avouer de droite. Le troisième groupe venait de la faculté ou de petites écoles d’ingénieurs formant un ensemble technique souvent valable mais très spécialisé dans un seul domaine scientifique ou technique.
Le plus souvent une petite équipe se formait autour d’un véritable astronome, très peu nombreuse et insuffisante pour mener de grands projets. On pourrait dire qu’en ce qui concerne les géophysiciens la constitution générale avait le même aspect.
Vivre au milieu de cette faune de l’observatoire de Meudon, en 1970, n’avait rien de drôle car la politique absorbait le personnel astronome : il fallait à tout prix discuter afin de refaire le monde, détruit comme chacun le savait par l’église et la bourgeoisie. Cela occupait tous ces braves gens auxquels il ne fallait pas en faire accroire. J’ai entendu, à la cantine, une femme disant : "cette vile bourgeoise est idiote car elle prétend que les enfants naissent avec des moyens intellectuels différents; chacun sait que la nature donne à tous la même intelligence et que ce sont les parents et la société qui provoquent les divergences". Les bras m’en sont tombés. Qu’un homme célibataire le dise, passe encore, mais une femme d’environ trente ans ! Les tenues vestimentaires laissaient souvent à désirer : cheveux infiniment longs et souvent sales, barbes opulentes sur des visages juvéniles, pantalons effrangés. Plus on avait l’apparence misérable et plus on se sentait utile et intelligent! Dans les usines où j’avais travaillé les ouvriers les plus démunis se vêtaient toujours de leur mieux!
L'équipe que je trouvai avait Cayrel , adjoint de Denisse, comme patron temporaire. Elle comportait deux ingénieurs de projets (dont un jeune centralien de valeur qui avait épousé une américaine), quatre autres fort sympathiques et un en recrutement, quatre projeteurs. Je savais que c’était très insuffisant pour réaliser rapidement les projets en cours (au nombre de trois) et comme j’avais l’intention de transformer cet institut et d’en faire un véritable bureau d’études en sus de sa fonction de gérant des affaires importantes des observatoires, j’avais pris l’assurance que les effectifs d’ingénieurs ne seraient pas freinés au-dessous du chiffre trente. Je fus très bien accueilli par les ingénieurs qui se sentaient un peu orphelins, moins bien par les projeteurs qui entendaient rester maîtres dans le domaine de leurs idées qui n’étaient pas forcément bonnes. Mais tous avaient une tenue correcte, aucun ne faisait de propagande politique bien qu’il y eut quelques gauchisants dans le groupe. En tout cas il n’y a pas eu un seul jour de grève dans le personnel, de mon arrivée en 1970 à mon départ en 1983. La réputation de l'INAG au sein de L’observatoire de Meudon et par suite du CNRS n’était donc pas bonne dans ces milieux dominés par l’esprit politique.

Les projets initiaux de l’Inag

Denisse m’avait parlé de trois projets prioritaires l’un portant sur la très haute atmosphère et les deux autres sur l’astronomie. Il m’avait laissé entendre qu’il pourrait y en avoir d’autres par la suite et j’y comptais bien. En réalité Denisse s’en moquait un peu mais je ne le savais pas. En sa qualité d’astronome il avait souffert du manque d’appareils puissants, notamment de télescopes et ceci en raison de l’organisation de la profession. Entre les deux guerres chaque observatoire était relié à une faculté et / ou au CNRS et recevait des subsides de ces organismes. Ils les dépensaient comme ils le voulaient, n’avaient pas d’ingénieurs valables pour projeter les appareils, les faire construire et le volume financier dont ils disposaient était insuffisant s’il s’agissait, par exemple, d’un grand télescope. Il avait donc lutté des années afin que tout l’argent destiné aux nouveaux engins soit regroupé au CNRS qui le donnerait à un institut spécial : l’INAG, lequel serait chargé de concevoir et de provoquer les fabrications. Le choix de ces fabrications parmi les propositions des divers astronomes serait de [3] la responsabilité d’une commission présidée par le directeur de l’Institut. Afin d’obtenir la création du nouvel organisme il avait adjoint la géophysique, qui l’intéressait moins, et trouvé un sujet intéressant auprès d’ingénieurs du CNET. Mais en réalité seules les conceptions et constructions du télescope de deux mètres du Pic du Midi et d’un télescope de trois mètres soixante à installer quelque part dans le monde le préoccupaient. L’embryon de division technique avait déjà conçu un premier projet du deux mètres et se lançait avec enthousiasme dans celui du plus gros appareil que la France ait jamais envisagé pour l’astronomie. Le projet géophysique portait sur une analyse de l’ionosphère et de ses réactions. Pour cela on devait construire en France un poste émetteur de radiations et des postes récepteurs chargés de mesurer l’énergie de retour après contact dans la très haute atmosphère. Les sites étaient déjà fixés : Figeac, Montpazier, Mende et les modèles d’antennes n’avaient rien d’extraordinaire, pouvant être trouvés presque sans modifications "dans le commerce".
Presqu’aussitôt une étude des anomalies magnétiques terrestres fut décidée et un couple d’ingénieurs s’y attela. Je louai un petit avion à l’IGN (Institut géographique national) avec son pilote évidemment, le magnétomètre un peu spécial, mais non conçu par nous, fut installé et les mesures commencèrent menées par mes gens. L’un d’eux, Michel Ravaud, ingénieur de valeur, devint mon adjoint puis mon successeur et mena dès le début toutes les opérations nécessitant un avion.
Je n’étais quand même pas très rassuré car je ne connaissais pas grand chose, voire rien du tout, au magnétisme, à l’ionosphère, à la fréquence propre des télescopes, à leurs entraînements et je me demandais si j’allais faire le poids. J’ai heureusement été bien aidé par deux de mes ingénieurs et par la bonne volonté du reste de l’équipe en place. Celle-ci fut assez vite complétée par des gens des grandes écoles aux profils variés : informaticiens, opticiens, travaux publics lesquels n’étaient pas tous de grande valeur mais, vu les payes envisageables au CNRS, il était difficile d’avoir des cracks. Chose curieuse c’est dans les domaines si complexes des calculs de structure, de l’informatique et de l’optique que je trouvai les meilleurs éléments.
La division grossit donc au cours des âges car les projets se multiplièrent rapidement comme je vais le dire et nous avons fini par constituer une anomalie au CNRS : un ensemble cohérent d’ingénieurs, issus de grandes écoles et non des universités, cherchant à réaliser et non à découvrir le fil à couper le beurre, se moquant de la "réputation scientifique" et ne publiant jamais rien. De dangereux révolutionnaires quoi! Comme les universitaires n’ont jamais pu voir en peinture les ingénieurs qu’ils considèrent de haut, bien qu’ils soient payés nettement moins, ailleurs que dans leur fief, ils eurent une animosité marquée envers nous avant de s’y faire, péniblement, admettant (quand il étaient intelligents) qu’ils n’auraient jamais été aptes à réaliser les instruments scientifiques que nous leur avons fournis.
A l’heure actuelle l'INAG a disparu mais il a changé de nom et s’est agrandi : il est devenu l’"Institut des sciences de l’Univers " et je donnerai des renseignements sur cette transformation dont je suis un peu à l’origine. En 1999 la division technique existe toujours mais elle vient de perdre son chef : Michel Ravaut, celui que j’avais pris pour adjoint et que j’avais mis en place en 1977, me consacrant à la direction technique des grandes affaires et aux nouveaux développements, jusqu’à mon départ en retraite en septembre 1983.
Jusqu’alors j’ai divisé les chapitres selon un ordre chronologique. Je vais agir autrement en ce qui concerne ma carrière au CNRS et vais décrire les réalisations faites, par nature, sachant que certaines d’entre elles ont demandé de nombreuses années : huit ans par exemple. Après je reviendrai sur des sujets plus intimes et ma vie familiale.
Avant de commencer je dirai que le directeur de l'INAG : Denisse, fut remplacé par le directeur de l’observatoire de Paris nommé Delhaye, lequel céda la place six ou sept ans après à un ingénieur en chef des télécoms (polytechnicien) appelé Michel Petit. J'eus de bonnes relations avec eux, surtout avec Delhaye et j’ai toujours fait ce que je voulais tout en respectant évidemment leurs responsabilités.

[4]

NOS REALISATIONS POUR L'ASTRONOMIE

Le Télescope de deux mètres du Pic du Midi

Le Pic du Midi est en gros à 2800 mètres d’altitude et enneigé de mi-septembre à juin. On peut y accéder en toutes saisons, sauf par grand vent, grâce à deux téléphériques successifs, le second ne pouvant transporter que des charges légères (400 kg. environ). En été il est possible d’accéder au pied du pic par une route touristique longue de 7 km et partant du col du Tourmalet. A partir de ce point un sentier en zig-zag permet de monter jusqu’au sommet. Lorsqu’on pense à ceux qui ont construit l’observatoire en montant tous les matériaux à dos de mulets durant je ne sais combien d’étés successifs, puis installé le téléphérique on ne peut être qu’admiratif. Le directeur des lieux, nommé Rosch, était un astronome plus âgé que moi, mais qui avait encore de beaux restes athlétiques datant de l’époque où, le téléphérique n’existant pas, il faisait la grimpette à pied depuis la vallée. Toute sa vie était consacrée à cet observatoire et l’obtention d’un grand appareil (ce serait le plus grand sur le sol français) constituait l’aboutissement de ses rêves. Il venait donc très souvent à Paris discuter avec l’ingénieur de projet et les projeteurs de l’INAG. Cayrel avait fait appel à un bureau d’études pour aider à résoudre la question essentielle suivante : comment monter sur le site des éléments lourds, voire très lourds (plusieurs dizaines de tonnes pour le plus pondéreux si ma mémoire est bonne). Le téléphérique étant exclu de par sa faiblesse il ne restait que la route (et ses tunnels!) jusqu’au pied du pic. Mais ensuite? On pouvait imaginer soit de faire une simili route sans tournants (en utilisant le principe des allers et retours), soit de construire une voie ferrée grimpant selon la ligne de plus grande pente avec treuil au sommet. Le premier jour de mon arrivée Cayrel avait organisé une réunion devant décider de la solution à choisir. J'étais là avec Cayrel, Rosch, l’ingénieur de projet et le bureau d’études. Les deux derniers présentèrent leurs idées et conclurent à la création de la simili route. Rosch rua dans les brancards l’estimant totalement folle et inefficace. Finalement Cayrel conclut qu’il choisissait la route, ayant confiance en le bureau d’études. Je pris alors la parole en disant que je n’étais pas d’accord, que je demandais huit jours de réflexion pour me faire une opinion. Cayrel ne pouvait pas passer outre et s’inclina. J'ai rendu ce jour là un grand service à l’INAG, au Pic et au contribuable en arrêtant un projet totalement farfelu et stupide. Après avoir vu le site, sa pente, la nature du rocher pourri, on frémit à ce qui serait arrivé si la route avait été entreprise. Je n’ai réagi de cette manière que parce que j’ai cru que Rosch, l’usager du site depuis tant d’années, devait avoir au moins partiellement raison. De ce jour je suis devenu un grand homme dans l’esprit de Rosch et, tant qu’il a vécu, je pouvais demander n’importe quoi au Pic du Midi. Lorsque la neige fond au col du Tourmalet, elle ne fond pas pour autant au Pic parce que là-haut, la hauteur de la couche atteint souvent huit à neuf mètres et, si l’homme n’intervient pas, on risque de ne pas pouvoir travailler du tout pendant l’été. Aussi avons-nous pris la décision de faire coucher un bull-dozer sous la neige en haut et un autre en bas, et ce pendant toute la période d’enneigement c’est-à-dire de septembre à début juin. A cette date on dégageait à la pelle les deux engins et chacun d’eux commençait à retracer la route allant à la rencontre l’un de l’autre. Nous avons ainsi pu travailler sérieusement à construire la tour, amener le télescope, la coupole, à assembler le tout, durant deux mois par an: juillet et août. A partir de mon arrivée nous aurions dû mettre cinq ans pour tout faire. Nous en avons mis six en partie par notre faute. J’ai reçu un jour la visite d’un membre de la Cour des Comptes venu me demander des explications sur ce chantier qui n’en finissait pas. Au cours de la conversation j’ai réalisé que pour lui, un télescope de deux mètres était une espèce de tuyau de deux mètres de long. Je comprends qu’il ait été étonné. Avec prudence je lui ai expliqué qu’un miroir de deux mètres de diamètre et vingt-cinq centimètres d’épaisseur c’était lourd, que des pièces de dizaines de tonnes ne se maniaient pas aisément, qu’une tour de plus de vingt mètres de haut surmontée d’une coupole….. et le "conseiller" a confessé qu’il ne s’était pas imaginé que l’affaire fut aussi complexe. En tout cas aucune observation ne nous a été faite par la Cour.
Le télescope lui-même n’était pas d’un modèle extravagant, il fut réalisé entièrement en France, [5] à l’exception de la matière première du miroir primaire et mes projeteurs étaient enchantés de leur travail. La grande innovation fut en fait celle de la coupole qui ne s’ouvrait pas comme les coupoles classiques mais possédait un genre d’œil rond légèrement supérieur en diamètre à celui du tube, à travers lequel ce dernier recevait la lumière. Les déplacements devaient être parfaits puisque les poses sont longues. Le principe avait été sinon inventé, du moins étudié par Rosch de nombreuses années auparavant et personne, jamais, n’avait voulu se lancer dans une telle réalisation. Construire la plate-forme, ériger la tour de vingt mètres, fabriquer et monter la coupole, installer la voie ferrée terminale et son treuil, tout cela fut long mais l’opération la plus spectaculaire et angoissante consista en le transport et l’installation du miroir principal et du fer à cheval. Sur les grandes routes un convoi exceptionnel classique les amena jusqu’au Tourmalet. Ensuite il y eut : un tracteur et sa remorque chargée de ce qui se présentait comme une grande galette disposée verticalement, puis un camion grue et un second tracteur. La position verticale (risquée) était nécessaire car, disposée à l’horizontale, la galette n’aurait pas pu passer dans certains virages en épingle à cheveux sans heurter la paroi rocheuse. Le tracteur prenait son virage et s’arrêtait, la grue attrapait l’arrière de la remorque la soulevait et la déplaçait de façon qu’elle puisse prendre le virage, le tracteur repartait . . . etc En arrivant aux tunnels il fallait que la galette soit à plat car elle ne pouvait passer en hauteur (sauf dans un cas où les pneus dégonflés permettaient le passage) et l’on n’avait qu’une vingtaine de centimètres de rabiot en largeur en certains endroits. Il fallut une journée entière pour faire les sept kilomètres, une autre journée pour disposer la galette sur le chariot de la petite voie ferrée et monter le tout au pied de la tour. A partir de cet endroit tout devenait facile.
Bien entendu la passation des divers marchés ne se fit pas toujours aisément et je me suis trouvé une fois devant une entente préalable des diverses firmes, entente que nous avons pu détecter, qui m’a obligé à mettre plusieurs sociétés hors compétition et à refaire l’appel d’offres; le résultat fut bon : nous avions parait-il la réputation d’empêcheurs de tourner en rond et de boîte sérieuse, chose nécessaire à cette époque dans cette région de France où la "combine" était fort répandue.
En définitive ce télescope, installé dans notre pays, dans un site où le ciel est très favorable à l’observation (mais pas tous les jours), a déjà rendu des services à l’astronomie et en rendra encore, bien que les appareils installés hors de l’atmosphère terrestre soient forcément supérieurs à bien des points de vue.

Le Télescope de l’île de Hawaï

Le projet d’un télescope dont le miroir primaire ferait 3,6 mètres de diamètre était, comme je l’ai dit, l’objectif primordial de Denisse et de tous les astronomes. Quand j’arrivai le miroir avait été acheté aux Etats-Unis où une firme de l’Illinois avait mis au point un matériau dont le coefficient de dilatation thermique était très faible et il devait être poli en France. Les projeteurs de l’I NAG travaillaient sur une idée assez révolutionnaire, émanant du chef projeteur appuyé par l’ingénieur de projet. Au lieu d’être entraînée par la partie arrière (la queue de l’appareil), l’énorme masse le serait par l’avant, par le fer à cheval, ce qui donnerait une plus grande précision à l’engin. Ceci à condition de résoudre de difficiles problèmes de mécanique et d’usinage.
Mais où fallait-il l’installer? On pensa à la France et l’on étudia un site au-dessus de Saint-Véran. On alla voir aux îles Canaries à Ténérife et à La Palma, au Mexique côté ouest et dans tous ces endroits on fit des mesures après avoir, parfois, installé de petits appareils. Tous les astronomes importants se battirent pour un endroit ou un autre arguant de la qualité du ciel, de la latitude, de l’éloignement. Finalement ce fut l’île de Hawaï qui l’emporta, un coin que nous n’avions pas étudié du tout mais que les américains utilisaient déjà et dont ils chantaient les louanges, souvent avec mauvaise foi. J’allai avec Charvin et l’ingénieur de projet (Belly qui avait épousé une américaine, acheté un petit terrain sur l’île et qui devait transformer son nom en Bely à cause de la signification fâcheuse en anglais de son patronyme exact), je grimpai au site à 4200 mètres d’altitude et nous choisîmes un emplacement pour le futur télescope. J’ai regretté que Saint-Véran n’ait pas été retenu et ceci pour des raisons de coût de fonctionnement, mais il est vrai que le ciel et la latitude étaient meilleurs dans le Pacifique. Je suis allé six fois aux Hawaï dont je connais plus ou moins bien trois îles : Oahu et sa capitale Honolulu, Mauï, et Hawaï. Je suis content d’avoir pu visiter pas mal d’endroits mais à dire vrai toutes les îles tropicales se ressemblent. J’ai même été interviewé par un journaliste et dois avoir encore un exemplaire du journal dans mes archives. A l’altitude du sommet du Mauna Kea [6] il est pénible de se déplacer et certains astronomes ne purent s’habituer. A mon avis la différence se fait sentir à partir de 3200 mètres et le camp de base avait été installé à cette altitude, une route menant jusqu’au plateau terminal. La petite route du début, remplaçant le sentier initial, devint une large piste lorsqu’il fallut monter les énormes pièces sur les semi-remorques tractées par deux engins mis en série. Tout au long de la construction nous contrôlions les travaux en montant d’abord au point le plus haut, car en descendant on avait une respiration plus aisée.
Mais, oh catastrophe!, je prouvai rapidement que la construction et l’installation aux Hawaï étaient hors de portée au point de vue financier : il nous fallait trouver des partenaires. Les Américains offraient gratuitement le site et la route (en échange d’heures d’observation), le reste fut trouvé au Canada. Ce pays ne possédait pas beaucoup d’astronomes compétents et n’avait aucun appareil de valeur, allant mendier des heures de travail à l’étranger, surtout aux Etats-Unis et en France. Orgueilleux comme ils sont les Canadiens voulaient apparaître sur un pied d’égalité avec le partenaire ce qui les amena à prendre en charge la moitié des dépenses l’autre nous incombant. Ils n’avaient pas de projet et durent se borner à accepter le nôtre mais ils exigèrent d’avoir des réalisations partielles faites au Canada afin que leur propagande puisse présenter l’engin comme "canadien". In fine ils exécutèrent le polissage du miroir primaire à Vancouver et une partie de l’électronique à Toronto. Ils ratèrent partiellement le polissage ce qui entraîna des drames entre les astronomes des deux pays et ne fut jamais avoué officiellement (disons pour simplifier que le diamètre utile du primaire était réduit à environ trois à quatre centimètres). L’accord international demanda plusieurs réunions. La dernière eut lieu à Ottawa et fut presque dramatique : nous allâmes nous coucher pensant qu tout accord serait impossible et je travaillai une partie de la nuit pour proposer un nouveau partage des responsabilités et un nouvel échéancier. Le lendemain ma nouvelle proposition obtint enfin l’agrément des canadiens. Du côté français il y avait Creyssel, directeur administratif et financier du CNRS, Delhaye, Charvin et moi. Une société internationale appelée CFH (Canada, France, Hawaï, l’ordre alphabétique ayant été réclamé par le Canada parce qu’il apparaissait ainsi en premier) voyait le jour, l’anglais et le français seraient utilisés conjointement, une direction technique comprenant un directeur nommé pour deux ans aurait alternativement un français et un canadien comme patron (le premier fut Cayrel), deux ingénieurs en chef (Belly quitta donc l’INAG pour la CFH) et du personnel variant au cours des âges. Une commission des marchés suivrait le déroulement des commandes et des constructions composée de deux français, deux canadiens et un américain, la présidence de deux ans étant tournante entre Canada et France et les rapports établis en deux langues, chacun faisant foi. C’est ainsi que je devins président à deux reprises et que je fis onze voyages aux USA (y compris ceux des Hawaï) et autant au Canada car j’assistais aussi aux réunions du conseil d’administration mais en qualité de conseil pour la partie française, c’est-à-dire pour Creyssel.
Peu de temps avant la création de la société CFH les astronomes français avaient fini par se mettre d’accord sur le point essentiel : de quel type serait le miroir primaire? Parabolique ou très légèrement hyperbolique ? Je les ai entendu discuter des heures, chacun restant cramponné à ses préférences. Le plus drôle de l’affaire est que la perfection n’étant pas de ce monde un miroir n’est jamais, après usinage, purement parabolique ou hyperbolique et la différence recherchée par certains était si faible……. Il fut parabolique….. ou presque.
Le chef canadien à la commission des marchés était hongrois et avait travaillé à Paris quand il avait fui son pays : je me suis bien entendu avec lui. L’ingénieur en chef canadien était polonais et voulait se faire valoir auprès de son nouveau pays. Il vint à Paris pour étudier le télescope, y demeura assez longtemps et fut un boulet pour Belly. Le miroir expédié au Canada eut droit à un contrôle par deux opticiens de l’observatoire de Paris : je ne voulais pas être mêlé à cette partie de l’affaire. Le télescope proprement dit fut construit à la Rochelle où j’envoyai mon chef projeteur et deux de ses ouailles passer les deux années nécessaires. Après quoi tout partit pour le port de Hilo (en Hawaï), y compris mon personnel détaché à la CFH, afin de contribuer à la correcte érection et aux essais du tout. Ils habitèrent le village de Waïméa. C’est en 1978 que l’inauguration eut lieu en présence du gouverneur des Hawaï, du ministre canadien de la recherche et du ministre français, Aigrain, que je connaissais car je l’avais rencontré plusieurs fois à Limeil. Mon premier voyage aux î1es datait de 1971, je peux dire que vraiment nous avons tous (CFH et INAG) travaillé vite. De l’expérience que j’ai faite ainsi avec des américains et des canadiens je peux dire qu’elle fut intéressante et que je n’ai pas gardé une très bonne opinion de l’honnêteté intellectuelle des deux peuples car le dollar compte [7] trop pour eux.
Mais j’ai eu un rôle fort intéressant : celui de prévoir les budgets destinés à la CFH et ceci d’année en année mais avec deux ans d’avance et en fonction de ce que seraient les taux de change dans le futur. Je partis sur la base d’une moyenne de 5,5 francs contre 1 dollar, fis des prévisions de variations et nous avons réussi à alimenter la CFH, sans qu’elle manquât de rien. Il est vrai que j’ai eu une chance énorme : le dollar n’a pas monté rapidement et il est même descendu vers 4,5 francs durant environ un an, d’où une avance de trésorerie prévisionnelle.
Le grand projet pour lequel Denisse était venu chercher quelqu’un au CEA était achevé et la suite ne nous regardait plus. Les autres projets initiaux, à savoir le petit sondeur ionosphérique et le télescope du Pic étant achevés aussi, nous n’aurions eu plus rien à faire si, entre temps nous n’avions hérité d’une bonne quantité de travaux en proposant nos services amicaux et gratuits à ceux qui avaient des idées. J’en avais connaissance parce qu'ils venaient demander de l’argent à l‘INAG. Deux ans après mon arrivée nous étions submergés par le travail.

L’observatoire de Caussols: le Cerga

C’est je crois en 1971 que je me retrouvai dans le train pour Cannes avec trois astronomes de la catégorie des astrométristes et non plus des astrophysiciens, Ils allaient visiter un plateau au-dessus de Grasse : celui de Caussols, car ils avaient envie de créer un petit observatoire destiné à l’astrométrie (et pour certains de quitter Paris et de rejoindre la côte d’azur). Delhaye n’était pas très décidé, craignant de se lancer dans une aventure sans lendemain. J’allai donc sur place, vis un immense plateau karstique, couvert de dolines, sans accès immédiat. Les astronomes fort contents, me demandèrent combien coûterait, à mon avis, une étude pour l’établissement d’un arpentage, la construction d’une route et d’un premier bâtiment. Ils furent étonnés et ravis d’apprendre que la division technique de l’INAG était capable de tout faire par elle-même, que du reste elle était créée pour cela, et donc que le coût du projet ne serait pas grevé par son intervention. Nous nous mîmes au travail. Moi-même mon ingénieur travaux publics et un conducteur de chantier débutant avons fait les levés nécessaires, puis les demandes d’expropriations, puis les discussions avec les propriétaires (le service des Domaines essaye toujours de les étrangler et quand on le veut on arrive à acheter à des prix corrects en faisant changer l’avis dudit service). Suivirent la construction de la route, la construction d’un premier bâtiment d’accueil que j’ai exigé de style provençal et non dans le genre aquarium en vogue parmi les vacanciers tel que les architectes le proposaient. Et je crois me souvenir que j’ai gardé la maîtrise d’œuvre, éliminant l’architecte assez rapidement après le gros œuvre. J’allais au Cerga par le train quittant Paris le soir, arrivant à Cannes au petit matin, louant un véhicule tant que nous n’en avons pas eu sur place, reprenant la SNCF le soir et le travail au bureau le lendemain matin. Quand j’allais au Pic du Midi je faisais exactement pareil. Dans les cas importants je couchais dans un hôtel : Grasse ou Saint -Vallier dans le cas de Caussols, Tarbes, Bagnères dans le cas du Pic.
Cette intervention au Cerga était de nature classique et simple mais il fallait surveiller.

Le télescope de Schmidt

Depuis longtemps les astrométristes réclamaient un télescope de Schmidt de 1,5 mètre de diamètre et l’INAG en avait un en carton ou presque. Une fois le Cerga construit l’exécution de ce télescope fut entreprise mais comme on n’était pas certain de sa réelle utilité scientifique il pâtit de cette opinion et fut freiné en ce sens que l’on utilisait, pour le financer, les disponibles sur d’autres appareils. Il nous donna d’ailleurs du fil à retordre au point de vue technique car la coupole avait été mal conçue à l’origine. Il finit quand même par fonctionner assez correctement.

Le télescope Laser-Lune

La distance de la terre à la lune ne préoccupe pas grand monde mais elle paraissait capitale à certains. Des réflecteurs optiques ayant été déposés sur le satellite par les Américains et les Russes en des endroits connus, il suffisait d’envoyer un faisceau de lumière sur eux, de recevoir la lumière en retour et de mesurer le temps écoulé pour connaître la distance à vingt centimètres près environ. Mais il fallait un faisceau très étroit afin qu’il percute avec assez d’énergie et, bien sûr, un collecteur de lumière. Les astronomes avaient prévu d’employer un grand collecteur en ruines existant au Pic du Midi. L’affaire nous arriva et l’un de mes ingénieurs (une femme sortie de l’Institut d’optique de Paris), prouva par ses calculs que [8] le mieux serait d’utiliser un télescope de 1,5 mètre de diamètre. La commission scientifique éprouva un coup au cœur quand on 1’informa de cet événement ahurissant : les idées des astronomes professionnels étaient fausses et les ingénieurs de la division technique le démontraient. Mireille Meissonnier en retira une grande gloire (méritée) et, nous, la commande d’un télescope de plus, d’une installation de laser et d’une assistance au calcul de la passionnante distance (actuellement croissante avant que le rapprochement n’intervienne). Fabriquer un télescope de plus, ayant un diamètre de 1,5 mètre, dont je ne me souviens plus du type de monture, après l’avoir dessiné et calculé, ne présentait aucune difficulté pour nous. D’où la conception et la réalisation complète par nos soins, y compris le bâtiment et le montage sur le plateau de Caussols. J’avoue qu’en écrivant ces lignes j’ai un peu honte de constater mon ignorance actuelle des divers types de télescopes que nous avons conçus. En arrivant à l’Inag j’avais dû apprendre des choses nouvelles dont par exemple la différence entre une monture équatoriale et une monture alt-azimutale : maintenant j’ai presque tout oublié; effet de l’âge et du fait que l’on ne retient pas ce que l’on a appris trop tard. Le Laser-Lune donna et donne encore je l’espère toute satisfaction. Le laser proprement dit avait été acheté à la CGE avec laquelle j’avais travaillé à Limeil.

L’observatoire de Toulouse

A Toulouse se trouvaient des astronomes, mal hébergés, allant observer au Pic du Midi, dans le Massif Central et au loin quand ils le pouvaient. Il fallait soit les expédier à Lyon ou Paris, soit leur construire un bâtiment digne de ce nom. Le maire, Pierre Baudis (père du maire actuel), se battit pour la seconde solution. C’était un homme très estimable et adroit qui réussit, sans donner beaucoup d'argent, à obtenir ce qu’il voulait. Je reçus donc la mission de construire un bâtiment destiné à abriter les astronomes et assimilés de la région toulousaine en dépensant une somme ridiculement petite. Le terrain offert était de mauvaise qualité et même un peu dangereux (instable) et des études préalables entraînant des coûts supplémentaires furent nécessaires. Par contre je tombai sur un architecte âgé mais remarquable qui habitait Foix (il me fit cadeau ensuite d’un petit dessin à la plume très joli). J’ai rencontré beaucoup d’architectes dans mes fonctions au CEA et au CNRS, j’ai eu à dépouiller de nombreux appels d’offres, à juger de leurs propositions et, dans l’ensemble, n’ai pas une admiration excessive pour la profession. Mais cet homme était différent : il aimait son métier et cherchait vraiment à faire du mieux possible pour satisfaire son client en respectant les impératifs budgétaires. Nous avons sympathisé presque tout de suite et il a apprécié que je remplisse avec mon personnel le rôle de maître d’œuvre. Ce sont mes ingénieurs et conducteurs de travaux qui allaient chaque semaine à Toulouse diriger les entreprises, en liaison avec l’architecte ou son représentant. Ce processus n’était pas usuel au CNRS. En général un maître d'ouvrage appartenant à l’Etat n’a rien de plus pressé que de choisir un maître d’œuvre qu’il rétribue et qui devra supporter toutes les malfaçons ou erreurs à venir lors de l’exécution des travaux. A l’inverse j’ai, presque toujours, cumulé les deux responsabilités. Grâce à la compétence de mes gens nous n’avons pas eu d’ennuis mais il nous a fallu, à diverses reprises, exiger des réfections, des reprises…. de la part des entreprises et ce ne fut pas toujours drôle. Pour le CNRS, le fait d’avoir un bureau d’étude, capable de tout mener du début à la fin, a représenté une belle économie. On objectera qu’agir ainsi était préjudiciable à l’industrie, que l’étatisme est généralement une mauvaise chose, et c’est vrai. Mais lorsqu’il s’agit d’un "veau à cinq pattes" comme une bombe atomique ou un télescope unique en son genre, il est bien préférable de tout réaliser par soi-même sans mettre dans le coup une société extérieure. En ce qui concerne Toulouse : j’aurais pu prendre un bureau d’études quelconque. On ne se corrige pas aisément, et de plus je n’avais que peu d’argent pour tout faire.
L’inauguration eut lieu vers la fin des années 70 et, oh miracle ! , au lieu d’un concert de réclamations et de dénigrements, j’eus droit à des commentaires favorables. En réalité cet ensemble est trop bon marché, il n’est pas assez costaud pour résister de très longues années et ne durera pas plus de cent ans je pense sans gros travaux de reprises.
De tous les bâtiments que j’ai fait construire c’est celui qui m’a donné le plus de soucis en ce qui concerne les études de sol que j’ai même fait refaire deux fois par des spécialistes différents.

[9] L’ I R A M. ( Institut de radioastronomie millimétrique)

Il s'agit de la troisième affaire internationale dont j’eus à m’occuper après celle du télescope CFH dont j’ai parlé et celle d’EISCAT dont il sera question plus loin.
Les astrophysiciens avaient ou allaient avoir leurs deux instruments du Pic du Midi et de Hawaï, les astrométristes pouvaient jouer un peu au Cerga : mais les radioastronomes ne disposaient de rien d'autre que de Nançay et en ce qui concerne les longueurs d’ondes millimétriques : disons que c’était le vide. II se trouvait (je parle des années 1975 environ) qu’en Allemagne la situation était analogue et qu’en Espagne les radioastronomes (formés le plus souvent en France), n’avaient rien du tout. Les Allemands avaient étudié un grand radiotélescope dont ils possédaient tous les plans, y compris celui du bâtiment que nous fîmes modifier lorsque l’affaire fut lancée car il avait de graves défauts. Ils désiraient installer l’appareil en Espagne, au sommet du Pico de Veleta dans la Sierra Nevada et, quelques années auparavant, ils avaient déjà construit un télescope optique en Andalousie. Cette dernière opération avait entraîné des "frottements" entre Allemands de la MPG (Max Planck Gesellschaft, le CNRS germanique) et Espagnols pour diverses raisons dont certaines amusantes et parfaitement triviales comme celle de l’achat en Allemagne du papier toilette de l’observatoire! Prudents les Allemands eurent l’idée de contacter le CNRS en proposant une association des trois pays pour la construction du télescope du Pico de Veleta.
Les préliminaires durèrent longtemps car Allemands et Espagnols se regardaient en chiens de faïence et tout était prétexte à disputes. Les français, à savoir, comme pour le CFH Creyssel, Delhaye, madame Mirabel chef du service des relations internationales et moi, jouions les réconciliateurs. Une fois, les disputes furent si vives à Grenade que les Espagnols quittèrent la réunion et que le lendemain tout le monde se retrouva à l’aéroport, les Espagnols en première classe et tous les autres en classe touriste. Durant le trajet Mirabel passa en première et discuta avec avec le Senior Nuniez si bien qu’à Madrid il fut décidé que 1’on se reverrait huit jours plus tard ! Bref on finit par être d'accord sur un montage de société internationale. Les radioastronomes français étaient enthousiastes mais préféraient des instruments autres que le télescope prévu, ce qui exigeait un espace plus vaste que celui offert en Espagne. Pour cela ils proposaient le plateau de Bure, en France, situé grosso modo à 2500 mètres d’attitude. Les deux organismes étaient donc ravis de collaborer mais chacun maintenait son choix initial. Finalement les deux grands chefs décidèrent que l’on ferait appel à trois experts réputés : deux radioastronomes américains et un australien; on les ferait venir, on leur ferait visiter les deux sites, on leur expliquerait les projets des deux pays et l’on appliquerait leurs recommandations. Pour les guider on choisirait non pas un astronome mais un ingénieur déjà au courant des ensembles projetés. Je me retrouvai donc un beau jour à Zurich, en compagnie d’un ingénieur allemand très gentil, d’une secrétaire allemande trilingue de la MPG, attendant l’arrivée d’un avion en provenance de New YorK. De là nous allâmes en Espagne, à Grenade, où l’allemand fit visiter l’Alhambra (à dire vrai j’ai servi d’interprète espagnol-anglais pour l’un des éminents visiteurs bien que je parle pas la première de ces langues mais j’avais déjà vu les lieux trois fois et connaissais le discours par cœur), entraîna les anglo-saxon dans la zone gitane où il se fit plus ou moins dépouiller. Nous grimpâmes au site non encore déneigé (on était en juin) ce qui nous valut une bonne marche à pied dans la poudreuse et les névés et regagnâmes Madrid après une petite visite touristique jusqu’à Alméria. L’avion que nous prîmes nous déposa à Lyon vers 4h. de l’après midi et je fis coucher tout le monde à Satolas même, après un bon dîner dans le restaurant de l’aéroport, alors tout neuf. Et je passai alors une très mauvaise soirée car j’avais prévu de faire monter tout le monde sur le plateau en hélicoptère, l’accès dudit plateau étant rigoureusement impossible à cette époque de l’année. Je m’y étais rendu auparavant dans des conditions acrobatiques et avec l’aide du personnel montagnard de la station de ski (Superdévoluy) et savais que je ne pourrais montrer le site autrement qu’en affrétant un hélicoptère. Et celui-ci n’était pas là, en raison d’un temps détestable. Après de longs palabres au téléphone on m’assura que je pourrais compter sur l’appareil à 9h. du matin. En réalité il arriva dès 7h. et je l’accueillis avec soulagement. Tous les bagages demeurèrent à l’hôtel où une voiture du CNRS vint les prendre pour les transporter à l’hôtel de Grenoble prévu comme havre la nuit suivante. Le temps était magnifique, le pilote excellent. Déposés sur le plateau dominant les vallées on jouissait d’un magnifique paysage. De là l’hélicoptère nous emmena à l’aéroport de Gap où deux voitures de la préfecture nous attendaient ainsi que le chef de cabinet du préfet. Au cours du déjeuner offert par le préfet : Blanc, et sa femme, dans les jardins et sous les arbres, les visiteurs nous demandèrent s’il serait [10] possible de leur retenir des billets d’avion sur le Concorde pour leur retour. Ils tenaient à payer le supplément mais étaient curieux d’essayer cet appareil dont c’étaient alors les premiers vols commerciaux. Ils avaient tenté d’obtenir des places par téléphone mais l’avion était complet une huitaine à l’avance. Nous assurâmes que nous allions faire notre possible : Blanc, le préfet, connaissant bien Pérol, le directeur général d’Air-France, se chargea de le contacter, de transmettre la réponse au service international du CNRS, lequel me joindrait à l’hôtel après le dîner organisé dans un bon restaurant au sommet d’un col.
Vers la fin du déjeuner l’un des américains me demanda s’il serait possible de manger des escargots le soir car il ne connaissait pas ce plat étrange et désirait se faire une opinion. L’australien en profita pour suggérer une fondue savoyarde qu’un de ses collègues lui avait recommandée. J’acquiesçai et, par prudence, téléphonai au directeur administratif du CNRS à Grenoble. Celui-ci répercuta sur le restaurateur qui n’avait pas d’escargots, vu que ce n’était pas la saison et qui n’avait pas envie de préparer de la fondue pour un seul convive. Les escargots (en conserve) furent achetés dans un magasin de Grenoble et transportés au restaurant par une voiture du CNRS. Le soir en nous mettant à table, le patron répondit avec naturel qu’il avait des gastéropodes mais qu’il lui fallait au moins deux volontaires pour la fondue. En conséquence de quoi j’assurai que je serais enchanté d’en prendre au mois de juin, un jour très chaud ! Les nobles étrangers étaient d’excellente humeur en retournant à l'hôtel où, vers 11 h. du soir, je reçus un coup de téléphone d’une jeune cadre du service des affaires internationales du CNRS, me disant que tout était arrangé avec Air-France : nous n’aurions qu’à nous présenter au guichet principal de la société en arrivant à Orly.
J’ai omis de dire que L’hélicoptère nous avait amené de Gap à Grenoble où j’avais obtenu qu’il puisse se poser sur la DZ du CEA, non loin du terrain sur lequel nous proposions de construire le futur bâtiment du futur Institut de radioastronomie millimétrique qui serait ainsi proche de son site de Bure si ce dernier était choisi. Entre nous j’avais tout fait pour que le plateau paraisse facile d’accès à partir d’une ville importante en établissements scientifiques et où se trouvait déjà un institut franco-allemand (institut von Laüe-Langevin). Escortés par des gardiens du CEA nous avions gagné une salle de réception pour un accueil de quelques minutes par le directeur, puis quitté le Centre et gagné le terrain futur (proposé) et enfin l’Institut dont je viens de parler. Le lendemain vers midi nous débarquions à Orly. L’hôtesse en chef nous accueillit, remit les billets pour le Concorde du jour prévu, et proposa de se charger des réservations en Amérique pour la poursuite des voyages de nos invités. Ils furent surpris de ces possibilités, acceptèrent avec joie, et j’emmenai tout le monde déjeuner au restaurant de l’aéroport. Après avoir fait nos comptes, m’être fait remboursé par l’ingénieur allemand qui n’ayant plus un sou depuis Grenade, avait dû attendre de se trouver à Paris pour utiliser sa carte de crédit et auquel j’avais avancé les sommes nécessaires, nous allâmes chercher les réservations demandées, puis gagnâmes mes bureaux et je mis la salle de conférence à la disposition des astronomes étrangers ainsi que mes deux secrétaires. Le lendemain soir nous avions le rapport officiel : ces messieurs félicitaient l’Allemagne et la France en raison de l’intérêt du projet, recommandaient la réalisation de l’institut à Grenoble et non à Grenade, des appareillages multiples au plateau de Bure et, aussi, du télescope au Pico de Veleta.
Je ne sais si ce sont l’hélicoptère, le déjeuner sous les arbres à Gap, les escargots, la fondue savoyarde ou le Concorde mais les conclusions étaient très favorables aux thèses françaises. Je ne crois pas que l’amour seul de la radioastronomie ait joué un rôle fondamental : il s’est plutôt agi de détermination d’un site, organisé dans un contexte efficace que de science pure.
Comme quoi, et c’est pourquoi je raconte tout cela, il ne faut jamais sous-estimer les conditions de vie dans un projet et la propagande auprès des décideurs.
Qui furent bien ennuyés? Les deux grands chefs évidemment, obligés, soit de tout arrêter, soit de réaliser une installation bien plus importante que prévue. D’où de nouveaux palabres et le résultat suivant : un IRAM (Institut de radioastronomie millimétrique) serait créé avec siège installé à Grenoble, l’Espagne améliorerait le site du Pico de Veleta en modifiant un peu la partie haute du téléphérique utilisé par les skieurs et ferait cadeau du site, la France fournirait le terrain de Grenoble et construirait un téléphérique d’accès au plateau de Bure. Comme de juste un directeur de l’IRAM fut nommé, et pour ne froisser personne on prit un ingénieur néerlandais trilingue (dont l’espagnol était bien pauvre!), ingénieur de valeur plutôt modeste mais doté d’un culot monstre. Je me suis bien entendu avec lui dans 1’ensemble. Naturellement j’assistais à toutes les réunions du Conseil d’administration en qualité de [11] conseiller mais je pris en plus, au nom du CNRS, la responsabilité de la conception et de la construction du téléphérique de Bure, puisqu’il était totalement à la charge de l’organisme français, c’est à dire de l'INAG. Je n’avais jamais construit un tel engin. Après examen de la situation et appel d’offre international je choisis l’entreprise française Pomagalski et je pris un maître d’œuvre contrairement à mes habitudes : ce fut la DDE de Gap. J’aimais bien le directeur local qui comme moi, trouvait scandaleuse la loi de I 945 (où 46 ?) passée grâce au communiste Marcel Paul, laquelle rétribuait DDA et DDE pour tous les travaux dont elles assuraient la maîtrise d’œuvre. La prime que je touche, me disait-il représente en gros trente pour cent de mon salaire, comment voulez-vous que les conséquences de ce fait ne soit pas fâcheuses; augmentez moi seulement de 25%, supprimez la prime et je serai très heureux. Il avait raison : dans le même temps mes ingénieurs ne percevaient aucune rétribution pour les travaux dont ils assuraient la maîtrise d’œuvre et, s’ils l’avaient fait, auraient été condamnés à la prison. L’ensemble de la DDE de Gap était très honnête. J'étais forcément soucieux en ce qui concerne cette construction du fait que je n’y connaissais rien, aussi pris-je la décision de spécialiser un ingénieur et un conducteur de travaux qui firent toutes les semaines ou presque une visite sur le chantier et j’y allai moi-même assez souvent. Pour cela nous partions le soir de Paris, descendions à Gap vers 6h. du matin et après le petit déjeuner à l’hôtel en face de la gare, partions en voiture pour le chantier au pied du plateau ou sur le plateau. On reprenait le train à 21 h. à Gap afin de regagner Paris où l’on arrivait vers six ou sept heures. Nous avons eu des difficultés :1’endroit choisi pour installer le grand pylône de crête s’est révélé de rocher instable et nous avons dû remonter près de 800 tonnes de béton par hélicoptère, le pylône n°2 a montré des soudures mal faites à l’examen radiographique que j’avais imposé et après hésitations je donnai l’ordre de le revoir entièrement ce qui a retardé le chantier notablement. Ce n’était pas un téléphérique puéril puisqu’il faisait plus de 1000 mètres de dénivelée avec seulement 4 pylônes et plus de 800 mètres de dénivelée entre les pylônes 2 et 3. J’avoue avoir été très intéressé par les techniques employées par les spécialistes mais considère que, même avec la meilleure volonté du monde, il y a toujours un risque de mal faire et de ne pas s’en apercevoir.
L’inauguration prit place je crois en 1980, ce qui me valut de participer à des agapes à Grenoble et de me faire des cheveux pour assurer la grimpette de tout le monde dans la benne flambant neuve du téléphérique. Et cette fois-là, je ne montai pas sur le plateau : je l’avais fait assez de fois dans des conditions plus délicates lors de la construction.
En 1998 la benne du téléphérique se décrocha et fit une chute entraînant la mort de la vingtaine de passagers transportés. L’appareil avait fonctionné impeccablement durant les 17 années précédentes. Je ne connais pas les causes du drame mais pense qu’il s’agit d’une faute commise au remontage des éléments qui avaient subi l’examen périodique obligatoire quelques jours avant (l’avant-veille je crois). Cet accident m’a perturbé mais je suis encore plus troublé par la chute de l’hélicoptère qui vient de se produire (en 1999) : il transportait notamment l’ingénieur et l’agent technique que j’avais spécialisés pour la réalisation du téléphérique quelques vingt ans auparavant. Ils avaient été demandés par 1’IRAM afin d’aider à la réparation dudit téléphérique. Je me dis parfois que si je ne les avais pas choisis ils vivraient encore et j’étais toujours en relations épistolaires avec l’ingénieur.
Pour reprendre le fil de l’histoire disons que, dans ce qui précède, j’ai insisté sur des à-côtés d’un projet scientifique et c’est volontaire : les gens pensent en général que le plus difficile est d’avoir une idée de départ. C’est inexact car il existe de grandes quantités d’idées de départ qui ne seront jamais poussées parce qu’on ne peut tout réaliser et la mise sur pieds de l’idée retenue pose presque toujours des problèmes énormes, mettant en œuvre des techniques nouvelles, voire inconnues, paraissant simples parce qu’on les désigne sous les vocables : mécanique, métallurgie, électricité, électronique et chacun s’imagine qu’il suffit d’ouvrir un quelconque bouquin pour dénicher la solution. En cette fin de siècle, en France, le scientifique se croit génial lorsqu’il trouve quelque chose de nouveau et il se croit toujours supérieur à un ingénieur qui, dans son esprit, ne fait qu’"appliquer" des recettes toutes faites. C’est parfois le cas mais, bien souvent, l’ingénieur est supérieur au scientifique parce qu’il crée toutes sortes de nouveautés afin de construire l’appareil qui permettra au second de découvrir la lune (et parfois mieux).
Avec l’IRAM je termine l’examen des projets importants concernant l’astronomie, réalisés sous mon "pontificat". D'autres comme "Thémis", le "Very large télescope" furent mis en route mais non achevés avant mon départ. Il y eut aussi des interventions petites et banales qui ne méritent guère attention mais qui nous ont parfois pris du temps.

[12]

NOS REALISATIONS POUR LA GEOPHYSIQUE

Géophysique est un terme extrêmement général qui regroupe tout ce qui est en relation avec la terre et son environnement. En France les géophysiciens étaient nombreux, se connaissant très peu d’une spécialité à l’autre et restant volontiers secrets. Nous avions, théoriquement à faire avec tous sauf les géologues, spécialité ancienne, importante et indépendante.
Je commencerai par le grand projet international de sondeur ionosphérique en disant toutefois quelques mots de l’expérience française qui l’avait précédé.

Le sondeur ionosphérique pilote

J’ai déjà dit qu’en arrivant je trouvai un ingénieur, Vialle, chargé de faire construire un ensemble comprenant émetteur et récepteurs situés à Figeac, Montpazier et Mende. L’idée venait du CNET et les caractéristiques techniques avaient été définies par lui. Notre rôle était donc limité aux achats de terrains, à la commande des diverses antennes de Mende et Montpazier (l’installation de Figeac était faite) et d’assurer la mise en route de l’ensemble. Ce fut donc assez vite fait.

Le sondeur ionosphérique EISCAT

Pendant ce temps les scientifiques du CNET avaient pris contact avec les allemands qui se déclarèrent intéressés au point de suggérer la création d’une société internationale, groupant divers pays européens, afin d’étudier grâce à un sondeur ionosphérique de grande taille, la couche d’ozone située au dessus du pôle nord. La gestation fut longue et délicate car les anglais selon leur habitude mirent d’abord des bâtons dans les roues, puis demandèrent un rôle d’"observateur" dans la création de la société, avant d’y entrer pour de bon et de vouloir, alors, tout régenter. J’ai assisté à toutes les réunions de fondation, réunions qui avaient lieu en général à Munich ou à Paris et sans l’obstination du président de la MPG (Herr Doctor Schneider) qui voulait avoir l’Angleterre dans le groupe, la société eut été réduite à cinq membres. Elle en compta six : France, Allemagne, Angleterre, Norvège, Suède et Finlande. Les trois pays nordiques offraient des sites situés au delà du cercle arctique: Tromsoë, où devaient se trouver l’émetteur et un récepteur, Kiruna avec le siège social et un récepteur, Sodankyla ayant le troisième récepteur. Les trois grands pays prenaient en charge, pratiquement, tous les autres frais.
Un ensemble de six pays est obligé d’utiliser une langue principale. Creyssel fit admettre que le français aurait droit de cité, c’est à dire qu’un interprète anglais-français serait présent à toutes les réunions des divers comités ou conseils, mais fut obligé d’accepter l’anglais comme langue principale (surtout à cause des nordiques). Lors des séances du Conseil de la société il y eut toujours un interprète et trois des quatre français toujours présents : Creyssel, un membre du service des relations internationales (en général Madame Mirabel), le directeur de l'INAG (d’abord Delhaye puis Petit) et moi, n’ont jamais oublié de mettre leur casque; l’exception [13] étant Petit qui voulait démontrer qu’il partait bien anglais, ce qui d’ailleurs était vrai. La société baptisée EISCAT (European Ionosphéric SCATtering facility si je ne me trompe) fut dotée de trois conseils : le Conseil d’Administration se réunissant une ou deux fois par an, tour à tour dans chacun des six pays mais en pratique le plus souvent en France et en Allemagne et le Comité administratif et technique étudiant les propositions de la direction sous tous leurs aspects. Un Comité scientifique existait aussi, se réunissant rarement et dont le rôle fut certain au début afin de définir les caractéristiques désirées pour les instruments. Je faisais partie du premier de ces comités bien sûr et j’étais le seul ingénieur généraliste de la bande ce qui fait que mes collègues étrangers respectaient mes remarques techniques. En ce qui concerne la passation des marchés et les règlements administratifs usités internationalement j’étais aussi l’un des plus au courant (le CFH m’avait donné une certaine culture à ce sujet) mais en matière de comptabilité je ne servais pas à grand chose. De véritables clans se sont formés : pour la comptabilité je faisais confiance à l’allemand ainsi que le finlandais, en ce qui concerne la technique ces deux étrangers me faisaient confiance, les suédois et les norvégiens étaient plus indépendants. Les anglais, eux, se bornaient à soutenir ce qui paraissait bon et économique pour l’Angleterre. Ils avaient du reste réussi à occuper les postes de gestion auprès du directeur, lequel était un norvégien ayant travaillé aux Etats-Unis. Aucun français et aucun allemand n’avait voulu postuler, la résidence de Kiruna n’étant pas enthousiasmante et la solde (alignée sur les salaires suédois) trop faible pour justifier les difficultés inhérentes à l’expatriation et au retour au bercail. Par contre un chômage important sévissait alors au Royaume Uni et on trouvait tous les anglais que l’on voulait, pas toujours très compétents mais à bas prix.
Pratiquement ce sont les français et les allemands qui ont mené les opérations et toutes les premières expérimentations, ce qui s’est traduit pour nous à faire des déplacements fréquents vers Munich et les trois sites nordiques. Nous sommes allés beaucoup plus rarement en Angleterre où l’accueil était nettement de qualité inférieure et où les nordiques renâclaient de se rendre préférant de beaucoup Paris où la Bavière. Le comité technique et administratif se tenait souvent à Kiruna, siège officiel de la société, plus rarement à Tromsoë ou à Sodankyla, fréquemment aussi à Hambourg ou Munich ou Paris. Ce qui explique que j’eus une bonne connaissance des lignes aériennes et des aérogares de ces villes ainsi que mes habitudes dans un certain nombre d’hôtels. Je faisais des économies en Allemagne parce que nous déjeunions toujours dans les établissements de la MPG (porc, pommes de terre, yaourt et eau minérale) pour environ 10 francs de l’époque et que nous nous passions de dîner, préférant nous goinfrer au petit déjeuner dont le coût était inclus dans le prix de la chambre. A l’inverse et malgré notre bon vouloir nous étions forcément déficitaire dans les pays nordiques où les prix étaient exorbitants. L’Etat nous payait nos déplacements selon un barème figé par le ministère des Finances (aidé parait-il, mais j’en doute, par celui des Affaires Etrangères). J’ai longtemps protesté contre ce fait jusqu’au jour où le contrôleur financier du CNRS a décidé d’aller "vérifier" quelque chose (je ne sais plus quoi, et ce n’était qu'un prétexte pour satisfaire son désir de voyager). Il était parti de Paris avec le double environ de ce que l’Etat lui rembourserait et le surlendemain de son arrivée n’avait plus un sou. C’est moi qui pris ses dépenses en charge dans ces pays "estranges" et, revenu en France, le contrôleur, fort honnête, me dit qu’il ne m’avait pas cru auparavant mais qu’il fallait absolument changer les tarifs. Il se donna du mal au sein de son ministère et, après plusieurs mois d’efforts, obtint une augmentation pour la Suède et la Norvège.
J’eus aussi l’occasion de constater la totale ignorance de certains patrons des entreprises françaises en matière de soumissions dans un cadre international. Ils les traitaient avec désinvolture, se moquant des délais. Une fois, pour un gros marché que nous aurions dû obtenir et après deux rappels de ma part quinze jours auparavant, je constatai l’absence du dossier de présentation de la firme française. C’était à Kiruna et je réussis à faire prolonger le délai d’une journée en arguant d’une grève. Le lendemain le dossier n’était toujours pas là et L’Allemagne emporta le marché. Le directeur général français avait porté lui-même le dossier à Narvik (Suède), ville qu’il désirait visiter, la veille du jour limite, et il était furieux "car Narvik est tout près de Kiruna". Seulement l’un est en Norvège et l’autre en Suède de sorte que son offre est repartie de Narvik pour Oslo, avant d’aller à Stockholm, de passer la douane et de parvenir enfin à Kiruna. J’ai pu constater que les Allemands sont durs en affaires mais relativement "réguliers", les Suédois pensent qu’ils agissent très bien mais se "plantent" et sont maladroits, les Finlandais sont "honnêtes", les Anglais sont "comme d’habitude" certains d’être les meilleurs et les Norvégiens sont les plus filous de tous, faisant semblant d’ignorer les [14] règlements, ouvrant tout grand leurs yeux bleus et jouant l’innocence personnifiée. Nous avons fini par les appeler les "Grecs du nord". Entre parenthèses les américains sont également des gangsters. Certain marché avait été passé à une firme de Californie et à les entendre il s’agissait d’un matériel, certes délicat, mais qui ne leur poserait pas de problème. Comme ils avaient tout raté une première fois nous allâmes les voir sur place et nous avons eu droit à la plus ridicule des comédies, les motifs invoqués allant de la grippe d’un ingénieur à un enfant malade, . . . . L’Allemand était hors de lui, moi aussi et la séance s’est mal terminée. Ils échouèrent une seconde fois et nous dûmes annuler le marché et demander le remboursement des sommes déjà payées ce qui déclencha un procès, lequel dura trois ans.
Mes fonctions dans EISCAT m’ont donc amené à me déplacer souvent et dans des endroits paraissant bizarres : atterrir sur un aérodrome glacé, poireauter toute la nuit en hiver dans Tromsoë, cotoyer de vrais Lapons, trouver vingt heures de clarté durant la journée, se trouver à Munich pendant l’October Fest, voyager en Suède un dimanche dans un avion où tous les autochtones sont ivres (sauf l’équipage) et que sais-je encore.
Ma dernière visite fut celle provoquée par l’inauguration officielle d’EISCAT qui se passa à Kiruna sous la présidence du roi de Suède et en fin 1981. L’Angleterre avait envoyé son ministre de la Recherche, de même que les autres pays, sauf la France. Ledit ministre, Chevènement, était trop occupé sans doute à Paris où Mitterand fêtait sa victoire et celle de la "gauche". Il avait choisi comme représentant un petit jeune homme de son cabinet, tout content de lui, ne connaissant rien à rien et ne sachant même pas changer d’avion. C’est moi qui l’ai aidé à Copenhague. Arrivés à Kiruna nous étions honteux et inquiets au point que le Consul général de France me dit : que devons-nous faire pour les places au dîner officiel? Heureusement se trouvait aussi avec nous le nouveau Directeur général du CNRS, homme âgé et scientifique de valeur (dont j’oublie le nom au moment où j’écris). J’expliquai donc au directeur d’EISCAT qui se battait pour son plan de table que le DG du CNRS serait le plus haut en grade pour la France, puis le directeur de l'INAG, puis le Consul général et que le jeune représentant du ministère irait en bout de table avec les "et caetera. ". . . . Ce qui fut fait. A la fin du repas il y eut des discours dont un complètement stupide du ministre anglais, expliquant qu’un projet si "remarquable" n’avait pu voir le jour que grâce à la qualité des anglais travaillant sur EISCAT. Je demandai au norvégien,directeur de la société, ce qu’il en pensait (nous étions au voisinage l’un de l’autre) et il me répondit: "totalement stupide, ils sont toujours comme ça".
Dans les pays nordiques, nous, français, avions mauvaise réputation au point de vue administratif mais très bonne au point de vue scientifique et technique. Et nous étions relativement bien considérés en tant qu’hommes. Ce qui nous desservait c’était l’esprit "frondeur républicain", l’esprit "démocratie absolue" que les germains et les nordiques ignorent et l’un des suédois m’a dit un jour une phrase du genre : "j’ai étudié l’histoire de France par curiosité et je ne comprends pas pourquoi vous n’avez pas conservé la monarchie". Il croyait sans doute que j’allais bondir mais ce ne fut pas le cas.

Marées terrestres

Un beau jour un ou deux scientifiques se mirent en tête de mesurer le déplacement de la croûte superficielle terrestre sous l’influence du soleil et de la lune, c’est-à-dire les effets de marées ailleurs que sur les océans. Pour cela il fallait descendre des appareils dans des puits, les fixer rigidement au sol mais pas sur n’importe quel caillou, éviter les influences extérieures et assurer un fonctionnement automatique ne nécessitant pas trop d’interventions. Ce n’était pas compliqué, le choix de l’emplacement serait fait par les scientifiques intéressés et notre intervention se bornait donc à installer des échelles et des câbles au fond d’un trou. Le premier se trouva….. au pied du plateau de Caussols. L’intérêt pour nous était bien faible.

Anomalies magnétiques

J’en ai dit quelques mots au début. Les champs magnétiques terrestres sont capricieux et les courbes représentant leurs valeurs sont complexes et non sagement disposées comme beaucoup de gens le croient. Nous avons fait grâce à un avion de l’IGN (et son pilote) des relevés et des cartes sur une bonne partie de la France et même en mer (notamment la mer d’Alboran). A dire vrai il y eut deux séries de mesure faites pour des scientifiques différents avec des magnétomètres différents, mais pour nous, le travail était à peu près le même. J’avais deux ingénieurs puis trois qui embarquaient, installaient les appareils à [15] bord, faisaient les mesures en vol selon le programme du jour ou de la semaine, dépouillaient les résultats et les fournissaient aux scientifiques clients. Cela a bien marché dans l’ensemble. Il me souvient qu’un jour j’ai suggéré que l’on cherche à vendre nos cartes, notamment aux sociétés pétrolières, afin de garnir un peu nos caisses. Le scientifique pour lequel nous travaillions, a été horrifié et m’a dit : "mais alors, la Recherche ne serait pas pure !". Et tel était bien l’état d’esprit de la plupart des chercheurs des années 70. Leur mépris à l’égard de ceux qui fabriquaient, gagnaient de l’argent en vendant au public, n’avait d’égal que le refus de réaliser des œuvres de vulgarisation scientifique, parce qu’en les écrivant on est bien obligé de ne pas être toujours très exact (puisqu’il faut que tout le monde comprenne). Ceci a changé depuis et ce sont les astronomes qui ont, les premiers, rédigés des livres "grand public" et gagné de l’argent souvent pour leur laboratoire, en faisant une sorte de publicité.

Avion de recherches atmosphériques

Durant tout mon passage à l'INAG nous avons eu un avion en l’air pour effectuer des recherches dans l’atmosphère. Je les regroupe dans un même paragraphe bien que les scientifiques intéressés aient été différents, les appareils différents, les objectifs très divers. II s’agissait toujours de mesurer certains paramètres de l’atmosphère, parfois au voisinage ou dans les nuages. L'avion appartenait évidemment à l'IGN auquel je le louais ainsi que son pilote, deux ou trois de mes ingénieurs (souvent les mêmes qu’au paragraphe précédent) montaient à bord et réalisaient les mesures avant de les fournir, après mise en forme, aux demandeurs. Ce qui m’a donné le plus de souci dans l’exécution de ces vols c’est le problème de la sécurité. Certains vols se déroulaient, volontairement, dans un environnement aérien perturbé et les accidents sont alors possibles. Et mes gens n’étaient pas tellement bien assurés! Ces mesures continuent peut-être encore car, à mon avis, il y en a encore pour bien longtemps avant que l’homme acquière une connaissance sérieuse de l’atmosphère et de ce qui la perturbe.

Vol du Concorde

Un jour la lune eut la bonne idée de passer devant le soleil et les astronomes (ce paragraphe aurait dû se trouver au chapitre précédent au point de vue scientifique mais figure mieux dans celui-ci au sens de l’ingénieur) ne se sentirent plus de joie car le premier Concorde (001) était en fin d’existence et on pouvait le louer pour courir dans l’ombre provoquée par l’occultation du soleil par la lune. Courir pendant un certain temps seulement car le soleil allait plus vite mais le temps de séjour dans le cône d’ombre devait être suffisant pour faire des observations intéressantes. L’Inag retint un certain nombre de projets, demanda aux astronomes de fabriquer eux-mêmes leur matériel et, pour éviter la pagaille, chargea sa division technique d’assurer l’installation à bord. Je pensais que tout serait facile et n’avais mis qu’un ingénieur sur l’affaire. Il en fallut deux puis trois y compris celui que j’allais désigner comme mon adjoint. En effet les divers astronomes avaient fabriqué leurs appareillages comme s’ils devaient fonctionner dans un laboratoire, peu parmi eux avaient questionné l’avionneur et l’on se trouva avec des voltages divers, des fréquences de courant différentes, des demandes de trous d’observation dans le fuselage, de températures constantes. Bref une salade horrible et le jour J approchait. Mes gens ont fait tout ce qu’ils ont pu mais il me semble que deux ou trois cas furent désespérés et c’est mon futur adjoint, Ravaut, qui fit le vol pour assurer, si possible, un minimum de maintenance durant l’opération qui se déroula au dessus du Sahara.
A l’occasion de cette manipulation j’eus des histoires avec l’administration, laquelle mettait des mois (six ou sept par exemple) avant de nous rembourser nos frais de déplacement. Un jeune ingénieur pouvait difficilement payer un hôtel à Toulouse et sa nourriture durant un mois avec les frais normaux de sa vie à Paris et il arriva que l’un d’eux fut à sec. Delhaye et moi lui avançâmes de l’argent et notre protestation eut un demi-succès. Le délai fut un peu réduit. La stupidité de l’Administration de L’Etat en général et celle des ministères de l’Education nationale et des Finances en particulier est inénarrable. On rencontre de pâles imbéciles tout juste bons à recopier un règlement qui sont chefs de bureaux ou de service et en profitent pour ennuyer tout le monde ce qui leur donne de l’importance. Si je les avais eus sous mes ordres au CEA ou dans l’industrie ils auraient giclé dans les plus brefs délais.
Je ne sais pas si l’expérience a été véritablement utile. J’ai un certain doute car je n’ai pas [16] entendu les habituels chants de victoire et jamais vu de publication passionnante par la suite.

Chambres magmatiques

La question de l’énergie est primordiale dans le monde et en particulier en France parce que nous avons peu de charbon, difficilement exploitable, pas de pétrole ou de gaz (nous avons déjà épuisé la plus grande partie de ce que nous avions). Il nous reste heureusement l’uranium mais avec la soi-disant écologie actuelle (j’écris en 1999), l’arrêt du surgénérateur nous n’irons pas loin. Cependant, avec sagesse, nous n’avons pas dépensé notre uranium préférant l’acheter à l’étranger, notamment en Afrique noire. On a donc pensé à d’autres sources possibles d’énergie et j’en ai étudié pas mal, l’une d’elle consiste à chercher un endroit où le gradient géothermique est fort et où, en descendant par exempte à deux mille mètres, on trouverait des températures élevées permettant de porter l’eau à ébullition. Dès lors il suffirait d’injecter de l’eau dans le sous-sol par un tuyau, de la récupérer sous forme de vapeur grâce à un autre tuyau aboutissant au fond d’un sondage parallèle pas trop éloigné (de manière que la circulation puisse se faire entre les deux fonds de trous) et d’expédier cette vapeur dans une chaudière ou une turbine. Les américains avaient fait un essai dans le voisinage de Los Alamos et je m’y rendis avec un scientifique intéressé par la question. Je fus amusé en faisant ce voyage car je me rappelais que, quelques années plus tôt, j’aurais été interdit de séjour dans ce centre américain consacré aux recherches concernant les armes nucléaires.
En France nous avons eu des volcans il n’y a pas tellement longtemps et on pouvait donc espérer forer dans des zones où les chambres magmatiques ne seraient pas trop profondes. Il nous appartenait donc de trouver, en France, les endroits les plus adéquats et de faire les sondages d’approche en mesurant les gradients géothermiques. Nous fîmes donc exécuter ces sondages en des lieux qui nous semblaient prometteurs, dans le Massif Central évidemment. Je fis travailler plusieurs sociétés car il n’était pas question d’acheter les machines et d’embaucher le personnel spécialisé. Evidemment j’utilisai surtout les machines et le personnel du CEA. J’ai toujours eu un ingénieur sur place lors des opérations. En fait nous n’avons pas découvert de gradients aussi forts que nous l’avions espéré mais néanmoins plus élevés que la moyenne.

Energéroc

Le projet dont je viens de parler, celui de production d’énergie en utilisant la géothermie plut suffisamment pour que se montât une première expérimentation avec EdF, la Compagnie Française des pétroles et l’INAG. Il s’agissait de forer dans le granite un trou de grand diamètre à une profondeur significative de l’ordre de 800 à 1000 mètres, dans une zone où le gradient géothermique serait a priori acceptable (c’est-à-dire élevé). Nous étions maître d’œuvre officiel bien qu’en fait j’ai toujours considéré que la CFP était plus compétente que nous. Je fis appel au CEA pour réaliser les travaux. L’emplacement, choisi par les géologues théoriquement, le fut en fait par un directeur adjoint de l’Inag, Aubert, lequel était creusois et pensait que ce travail valoriserait son département. Je ne crois pas que le choix ait été bon. Chatelus-le-Marcheix était un petit bourg à la population pauvre et agricole, donc méfiante et si le maire et une partie de la population était favorable à l’expérimentation, l’autre partie se faisait monter la tète par les écologistes, menés par une femme passionnée et persuadée que le but véritable consistait en un forage destiné à "cacher des produits hautement contaminés". Combattre les "passionarias" est impossible quoi que l’on fasse. Il y eut des réunions sur place avec et sans préfet, des exposés, des discours (j’en ai fait deux) et nous commençâmes les travaux sous haute surveillance. Les résultats du travail furent satisfaisants en ce sens que le trou tut fait très vite, sans incident. Il prouva par contre que la température au fond n’aurait été suffisante qu’au delà de 2500 mètres et nous nous arrêtâmes là en attendant une décision concernant le lancement éventuel d’un essai en vrai grandeur.
Cette expérience m’a pris pas mal de temps pour bien peu de chose mais elle m’a confirmé la stupidité des "écologistes" qui n’étaient en réalité que des "antinucléaires", persuadés que tout le monde, sauf eux, est totalement abruti, menteur, égoïste et suppôt de l’enfer. J’ai surtout trouvé en eux des gens peu instruits, prétentieux, haineux et somme toute malfaisants.

Energie solaire

Le CNRS se penchait sur toutes les formes possibles d’énergie et le solaire [17] plaisait à beaucoup. Après le départ de Gregory ce fut Chabbal qui fut nommé Directeur général de la maison et il décida de lancer l’étude puis la construction d’une centrale électrique dont la chaleur serait produite par énergie solaire. Le principe était le suivant : de nombreux miroirs capteraient les rayons, les enverraient sur une chaudière à eau et la vapeur produite actionnerait des turbines couplées à des alternateurs. Le site serait méridional, quelque part du côté de la Crau et la puissance de l’ensemble serait de l’ordre de 200 mégawatts. Il fallait établir un projet d’ensemble et fixer le coût probable. Chabbal me convoqua et me demanda si j’étais capable de mener l’étude, en m’avertissant qu’il avait un tandem d’ingénieurs du CNRS qui se penchait déjà sur le problème. Je me demandais comment deux personnes pouvaient espérer se sortir d’une étude aussi complexe, posant de terribles problèmes techniques mais je répondis que l’INAG pouvait faire une première étude.
Nous avons beaucoup travaillé sur le sujet, j’ai personnellement imaginé un type d’antenne réceptrice particulier et tous mes ingénieurs ont mis leur grain de sel chacun selon sa spécialité. Lorsque, de nombreux mois après, j’allai trouver Chabbal avec le projet, il me fit remarquer que j’avais été plus long que les concurrents, puis une fois qu’il eut examiné ensemble, il me dit à peu près: "votre projet est très satisfaisant, complet et me plait beaucoup mais vous êtes sept fois plus cher que l’autre projet" et il ajouta : "divisez votre coût par 5 ou 6 et vous menez l’affaire". Naturellement je refusai et Chabbal débloqua des crédits pour commencer les travaux. Je crois me souvenir qu’il arrêta les frais (ou plutôt que son successeur les arrêta) alors que la dépense avait atteint le double de ce qui avait été prévu, que la première antenne fabriquée avait péri faute de résistance sous toutes les attitudes, et que les premiers faisceaux recueillis refusaient de se retrouver sur la chaudière. Chabbal était un scientifique du modèle qui méprise tout ce qui touche aux réalisations matérielles parce qu’il est totalement spécialisé.
J'ai entendu dire un tas d’âneries en ce qui concerne l’énergie solaire. S’il s’agit de fabriquer de l’eau chaude pour une maison, voire de la chauffer en entier sous certains climats, je suis d'accord, mais vouloir produire une grande énergie est je pense une utopie dangereuse. Contrairement à ce que l’on raconte la "centrale solaire" aura des effets néfastes sur l’environnement : refroidissement local grand, création de vents violents…., elle ne sera pas fiable et le kilowatt coûtera un prix exorbitant.
En définitive j’ai eu de la veine en n’ayant pas à traîner la construction de cette centrale à énergie solaire, construction dont je ne me serais peut-être pas sorti.

Volcanologie

L’éruption de la Soufrière

L’INAG ne s’était jamais occupé de volcanologie, considérée comme une science embryonnaire un peu à part. Diverses personnes s’en préoccupaient et, parmi elles, le déjà célèbre Haroun Tazieff. Les vulcanologues relevaient de diverses universités dont ils recevaient leurs subsides et, notamment, les îles de la Martinique et de la Guadeloupe étaient surveillées par un groupe dépendant de l'Institut de Physique du Globe (je crois que ma mémoire est fidèle à ce sujet) groupe mis sous la responsabilité de Tazieff qui, lui, était attaché au CNRS (toujours la merveilleuse organisation de l’Education nationale et de la Recherche !).
En 1976 le volcan de la Soufrière, en Guadeloupe, se mit à remuer : il y eut des secousses sismiques, des routes partiellement effondrées, des dégagements de gaz et de fumées. Le Préfet, à juste titre inquiet, demanda à l’organisme scientifique ce qu’il y avait lieu de faire : évacuer la population ou non? Tazieff qui était en France déclara qu’il n’y avait aucun risque d’explosion et partit pour l’Equateur, pays où il devait faire des conférences, des projections et vendre ses livres. Car c’était un personnage étrange. Etranger devenu Belge, il avait obtenu un diplôme d’ingénieur des Mines (en Belgique ou en Suisse, je ne m’en souviens plus), avait exercé son métier au Congo belge, était devenu un passionné de volcanologie après avoir été pris, par hasard, sous une petite éruption en Afrique, avait pris de superbes photographies de 5 volcans et fait toute une carrière secondaire qui l’avait amené en France. Naturalisé Français il gagnait beaucoup d’argent en faisant des conférences, en vendant ses films. C’était en fait un homme intelligent qui avait compris que pour avoir de l’argent (ce dont il raffolait) le mieux est de se concilier le "public". Excellent photographe, très courageux physiquement, doué pour la propagande, il avait bien réussi et conquis une réputation considérable. Il avait pu entrer au CNRS au bout d’un certain temps en raison de sa connaissance incontestable des divers volcans, ce qui lui permettait d’obtenir des subsides pour ses études et expéditions. Inutile de [18] dire qu’il n’était pas tellement bien vu par les autres volcanologues, sortis, eux, du moule universitaire et qui le considéraient comme un parvenu, un journaliste égaré dans leur milieu.
Le Ministre responsable de la Recherche était alors madame Saunier-Seïté qui chargea l‘INAG d’envoyer un scientifique capable d’aider le Préfet. Tazieff reçut l’ordre de se rendre en Guadeloupe et partit pour l’Equateur. L’Inag envoya alors Brousse, volcanologue ennemi de Tazieff, qui se rendit sur place, déclara qu’il y avait un risque notable et une partie de la population la plus exposée fut évacuée. Tazieff, furieux, fit savoir (depuis sa résidence américaine) que cette mesure était ridicule et que le risque était nul. Prié de rentrer à Paris il se rendit en Guadeloupe, s’engueula avec Brousse et suscita une visite sur les flancs du volcan, visite à laquelle participa Aubert qui me l’a racontée. Alors qu’ils redescendaient le volcan explosa partiellement, en ce sens que ce fut certainement une petite cheminée secondaire dont le bouchon gicla et les décombres retombèrent sur les membres du groupe. Tazieff, qui croyait certainement qu’aucun risque sérieux n’existait, fut surpris et reçut en outre un cailloux sur la tète. Il eut peur et perdit de sa présence d’esprit. Ses compagnons l’aidèrent à redescendre et le conduisirent à l’hôpital où l’on soigna sa blessure. A la sortie de l’hôpital il avait repris toute sa superbe, était hors de lui d’avoir eu un moment, pourtant compréhensible, de faiblesse et mena une campagne de presse immédiate contre tout ce qui avait été fait, oubliant qu’il était toujours en théorie le responsable de la volcanologie des îles. Tous ces faits et toutes les déclarations des uns ou des autres, répercutées de manière idiote, comme d’habitude, par les journalistes, avaient déclenché une psychose dangereuse en France et fin décembre 1976, Madame le Ministre déclara que dorénavant et jusqu’à nouvel ordre ce serait l’INAG qui aurait la responsabilité des opérations sur la Soufrière. Il devrait aussi déterminer la situation d’un observatoire du volcan, car celui qui avait été installé par Tazieff avait dû être abandonné (entre nous le nom d’observatoire était bien erroné car le nombre d’instruments était égal à probablement zéro puisque le seul qui s’y trouvait venait d’être prêté par les américains et que l’emplacement était aberrant).
Le résultat fut que je partis pour la Soufrière avec mon adjoint et un conducteur de travaux, dans les premiers jours de janvier. J’avais déjà vu des terrains volcaniques et même une éruption alors que je me trouvais à Hawaï, aussi ne fus-je pas étonné par le paysage. Par contre je fus sidéré en constatant que le représentant local permanent de Tazieff avait installé dans son "observatoire" un appareil qui ne pouvait rien mesurer car il n’existait aucune source d’énergie, et, en un autre endroit, un autre appareil (prêté) ne pouvant enregistrer les mouvements que dans une seule direction de l’espace pour une raison "qu’il ne s’expliquait pas". Ceci ne l’empêchait pas de donner son avis sur l’évolution probable du phénomène, tous les jours, à Monsieur le Préfet . J’en étais malade et lui ai dit que, si l’INAG conservait la responsabilité de la surveillance volcanique, il faudrait changer de rythme ou partir.
Nous avons aussi cherché et trouvé un emplacement plus correct pour l’installation d’un observatoire futur. En définitive on peut dire que le Préfet et Brousse ont eut raison de faire procéder à une évacuation partielle et, si le volcan n’a pas explosé totalement comme son homologue de la Montagne Pelée, il a quand même explosé partiellement ce qui aurait pu être des plus dangereux. Avant cet épisode j’aimais bien Tazieff et me souviens d’avoir assisté à plusieurs "commissions" à ses cotés et d’avoir écouté les relations de ses voyages avec plaisir pendant que le conférencier racontait ses états d’âme. Après ce fut différent : j’avais compris qu’il était essentiellement un photographe, un journaliste connaissant très bien tous les volcans du monde, mais incapable de diriger un organisme, de mener des recherches sérieuses.

La Fournaise

Instruits par L’expérience, dès que le volcan de la Fournaise, dans l’île de la Réunion, se mit à s’agiter, le Ministère et l’Institut de Physique du globe expédièrent sur place des volcanologues (mais pas Tazieff) et l’INAG afin de prendre des mesures immédiates si nécessaire et de construire au plus vite un observatoire du volcan. Le mot "observatoire" peut tromper. Il ne s’agit nullement de quelque chose de grandiose mais plutôt d’une cabane à lapins dotée de divers enregistreurs, recevant des données de capteurs dispersés dans la nature et capable de transférer plus ou moins d’indications à un site beaucoup plus éloigné. Bien entendu il doit se trouver en un lieu relativement proche de la source dangereuse mais suffisamment loin ou à l’abri (théoriquement du moins) pour ne pas être mis hors service tout de suite. J’aurais donc dû me rendre à la Réunion mais je devais être totalement débordé car j’envoyai mon adjoint à ma place avec le même conducteur de chantier que celui emmené à la Guadeloupe. Ce fut tout en ce qui concerne la volcanologie.

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AUTRES TRAVAUX AUTRES FONCTIONS

Il m’avait fallu à peu près trois ans pour créer vraiment un bureau d’études, généraliste, fonctionnant normalement et il commençait à être connu. Creysset, le Directeur administratif et financier du CNRS, s’en aperçut assez vite et, à cause de la place qu’il occupait dans la société internationale du télescope CFH, eut des relations de travail suivies avec moi. Au fur et à mesure du développement de nos affaires il finit par me considérer comme l’ingénieur en chef de toutes les affaires importantes et à me confier des interventions à l’intérieur du CNRS mais hors de l’INAG. Lorsque Grégory (Polytechnicien, ancien Directeur du CERN, alors que Creyssel était Enarque) devint Directeur général du CNRS, il lui parla sûrement de moi et de mon équipe car, très vite, Grégory se mit aussi à me confier de petites interventions un peu partout. Un jour, alors que nous étions en avion, Grégory me demanda si je croyais possible qu’il y eut une Direction technique pour l’ensemble du CNRS et comment je verrais l’organisation d’un tel organisme. Creyssel m’avait posé la même question environ un mois auparavant et j’avais donc réfléchi à la question. Je lui exposai mes idées et Grégory me dit qu’il m’en reparlerait. Un ou deux mois plus tard il était muté à la DGRST (Délégation générale à la recherche scientifique et technique) et il mourut peu de temps après. Je pense encore, avec fierté je l’avoue, que j’ai probablement failli devenir le premier Directeur technique de l’ensemble du CNRS. Ce poste n’a jamais été créé et c’est une erreur car l’efficacité de la maison eut été plus grande. Le successeur, Chabbal, n’était absolument pas prêt à accepter l’idée de la création d’un tel poste, étant donné surtout que pour lui, comme pour tant d’universitaires, l’ingénieur est un ennemi public. Je souhaite que cet état d’esprit, caractéristique du siècle, cesse le plus vite possible car il est préjudiciable au bon développement du pays et à la recherche pure ou appliquée.
Ce préambule a pour but d’expliquer certaines de mes interventions, hors des missions de l’INAG, parfois seul et le fait que j’abandonnai en 1977 la conduite journalière de la division technique à mon adjoint Ravaut, devenant un "Conseiller-Directeur technique" officiel pour l’INAG, officieux pour la direction du CNRS. J’ai toutefois gardé en propre les trois affaires internationales: CFH, ISCAT, IRAM, avec, notamment, la responsabilité des prévisions budgétaires.

INTERVENTIONS AU SEIN DU CNRS

Nançay

C’était la seule grande antenne permettant des études de Radioastronomie et elle était âgée et fatiguée. On me demanda d’aller faire un diagnostic sur le diagnostic des ingénieurs de Nançay et de donner mon opinion sur l’urgence des travaux. Je fis ce travail pratiquement seul car il était, politiquement, délicat.

Pluie artificielle

Pouvoir provoquer la pluie quand il en est besoin serait bien agréable et plusieurs chercheurs ont cogité dans le passé. Un laboratoire, situé dans le sud-ouest, avait fait des essais dont on ne savait trop s’ils étaient concluants ou non. L’histoire était un peu difficile car les premières tentatives dataient de l’époque du père du jeune chercheur de ce labo et le garçon semblait surtout désireux de rendre hommage à l’auteur de ses jours. L’idée de base était de répandre dans l’atmosphère, à l’endroit désiré, un iodure réduit à l’état de poussière très fine autour de laquelle la vapeur d’eau condenserait. Ce fut une enquête presque secrète que je menai et dont les résultats n’étaient destinés qu’au directeur général. Ma conclusion fut que le dispositif marchait mais que la commercialisation et l’usage fréquent étaient bien difficiles à envisager, voire impossibles.

Réparations à Marseille

J’allai à Marseille pour examiner le programme des réparations aux bâtiments du CNRS, programme établi par le chef de l’entretien et dont visiblement Paris se méfiait. Ce plan était dans l’ensemble très satisfaisant.

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Géothermie basse énergie

J’ai déjà dit qu’à mon époque on recherchait avec ardeur la création du chauffage grâce à des sources d’énergies nouvelles: soleil, vent, géothermie de surface, géothermie profonde, pompes à chaleur, marées, sont les plus connues. Je me suis sérieusement occupé du solaire et de géothermie profonde avec tous mes gens de l‘INAG. comme je l’ai raconté, pas du tout des éoliennes, un peu des marées comme je le dirai, en curieux des pompes à chaleur. Reste la géothermie basse énergie qui consiste à aller chercher de l’eau chaude dans le sous-sol à petite profondeur (pas plus de cinq cent mètres), à l’extraire et à lui faire échanger sa chaleur avec un autre fluide : l’eau en général. Naturellement il y a pas mal de difficultés à résoudre : la récupération des sels qui précipitent, la circulation en sous-sol entre les points de pompage et de réinjection, le transport de l’eau chaude en surface...
Le CNRS se voulant toujours à l’avant garde du progrès avait un établissement, celui de Strasbourg, situé sur un vaste terrain dans une zone où se trouvait une nappe d’eau souterraine à température élevée. L’idée vint de créer une opération de chauffage par géothermie pour le CNRS lui-même et aussi pour le gros bourg voisin. Pas mal de gens s’intéressaient à cette réalisation mais il fallait d’abord éclaircir 1’affaire. Le jeune directeur technico-administratif local était un garçon ardent et de valeur qui se passionnait pour cette aventure. Il demanda de l’aide à Paris et je fus envoyé, par Creyssel je pense, en qualité d’ingénieur-conseil. J’ai donc fait un certain nombre de déplacements à Strasbourg me fendant à chaque fois d’un rapport de situation des études ou travaux. Au point de vue relations avec les autres tout à bien fonctionné contrairement à ce que je craignais au début et je n’ai eu qu’à me féliciter de participer à ce projet. J’ai pu aider je crois par l’expérience que j’avais acquise auparavant et je me suis perfectionné grâce aux autres. Il y avait des risques non négligeables de se planter et la pérennité était douteuse à mon avis, mais l’expérience était intéressante à tenter. Je ne sais pas ce qu’il est advenu de la tentative et pense qu’elle a avorté car, à partir de 1981, les changements de direction sont intervenus partout et je me suis cantonné dans les affaires de l’INAG et, surtout, dans les internationales.

Grande bibliothèque

Un jour, en voyageant avec Creyssel (et je crois Grégory) la conversation roula sur la documentation et donc sur les bibliothèques qui donnent tant de soucis à tout le monde. Elles sont indispensables aux ingénieurs et chercheurs, fonctionnent bien quand elles sont petites avec des domaines d’activités limités, très mal si les domaines deviennent vastes et deviennent même inexploitables quand elles arrivent au gigantisme.Pourtant il faudrait y parvenir et, depuis que l’informatique existe ce devrait être réalisable. J’en vins à citer le travail entrepris à la DAM et les études faites pour savoir s’il serait pensable de créer une bibliothèque centrale destinée à la direction ou au CEA tout entier. Du coup je m’en sortis avec un pensum supplémentaire : reprendre l’examen en envisageant l’application au CNRS dans son ensemble. Il ne s’agissait pas, bien sûr, de faire une étude complète mais de dégrossir le problème. Je remis un papier à Creyssel, plusieurs mois plus tard avec, toujours, les mêmes doutes, les mêmes indéterminations : une " bibliothèque centrale" est désirable, probablement possible, mais sera sans doute monstrueuse et bien difficile à gérer. Quelques années plus tard Mitterrand décidait le lancement de la "Grande Bibliothèque" destinée à remplacer la Bibliothèque nationale et je me demande si ce n’est pas le CNRS qui en a lancé l’idée. Au moment où j’écris elle débute et fonctionne mal. Cela ne m’étonne pas mais j’espère qu’avec les progrès fulgurants de l’informatique elle sera un succès. Nous avons certainement été nombreux dans les divers grands établissements privés ou publics à nous pencher sur ce problème et, croyez moi, c’était intéressant, futuriste et incertain.
J’arrêterai ici la liste des interventions faites au sein du CNRS proprement dit, car ce furent les plus importantes et les autres ne furent en fait que des "incidents" dans la vie courante d’une grande maison.

INTERVENTIONS HORS CNRS

Au CNEXO (Centre national d’exploitation des océans)

Il se trouvait que mon ex-collègue du CEA : Brin, était devenu directeur scientifique de cet organisme et qu’il était saisi d’un avant-projet concernant la production d’énergie grâce au phénomène des marées. Ce n’était pas une idée nouvelle et l’usine marée-motrice de la [21] Rance existait déjà. Des esprits entreprenants avaient pensé que la création d’une usine similaire, mais de taille monstrueuse, était réalisable et poussaient le CNEXO à l’étudier. Il s’agissait de rien de moins que d’édifier un grand barrage, dans le golfe de Saint-Malo, laissant ce port à l’extérieur mais allant s’appuyer sur les îles Chausey et rejoignant Granville. Il parait que certains voulaient même faire un barrage plus au large. Dans ce barrage plusieurs coupures auraient permis l’installation de turbines productrices d’énergie. Brin n’avait pas les moyens de tout étudier. Il confia l’étude des conséquences sur le régime des marées et sur l’environnement à Neyrpic (Grenoble) et me demanda de me préoccuper de la partie construction de la digue. Ce fut fait et le travail enthousiasma deux de mes ingénieurs. Le barrage de protection le meilleur aurait été, selon nos conclusions, réalisé en tétraèdres de béton (préfabriqués à terre), le barrage proprement dit et les centrales en partie préfabriquées aussi et il aurait fallu mobiliser la totalité de la production française de ciment durant trois ans avant de songer à installer la première turbine. Bref mon rapport final n’était pas enthousiasmant et comme celui de Grenoble le fut encore moins l’affaire fut enterrée.

Francisation de mots américains

La mode commençait à venir de remplacer des mots français par des mots anglo-saxons, parfois sans aucune raison sinon celle de donner l’impression à certains scientifiques qu’ils devenaient de grands chefs à l’échelon international. Des commissions furent créées, par discipline, pour recommander des mots nouveaux, lorsque la langue ne possédait pas d’appellation préexistante. Je fis donc partie de l’une d’entre elles concernant à la fois l’astronomie et les transmissions et j’avoue que cela m’a intéressé. J’ai l’impression que nous avons proposé pas mal de termes valables (issus de la langue française et non de l’anglais) et quelques uns ont eu un accueil favorable. Officiellement ils devraient être utilisés mais j’en doute fort car l’anglais gagne de plus en plus et la stupidité de notre nation qui a perdu toute prétention et se vautre avec délices dans le misérabilisme ne permettra pas la survie de notre idiome national.

Stations marines

Je terminerai par une action importante : celle des stations marines relevant du CNRS ou des organismes reliés aux Universités. A cette époque les études concernant flore et faune du plateau continental étaient menées par des "stations marines" dirigées par des professeurs d’universités, dépendant de celles-ci ou d’autres organismes comme le Muséum de Paris par exemple. Elles étaient parfaitement misérables, sans moyens, faisant n’importe quoi, soumises au bon vouloir de leur patron (lequel passait sa vie à mendigoter à droite ou à gauche) et aux lubies des chercheurs arrivés par hasard sur les lieux. Ceci commençait à se savoir et c’était du reste l’une des raisons majeures de l’absence de crédits. Madame Saunier-Séité finit par être avertie et demanda à son conseiller pour la Recherche d’intervenir. Il se trouva que c’était Denisse, qui pria l’INAG et le CNRS de me mettre à la disposition du ministre pour effectuer (en sus de mes fonctions normales) une inspection générale des stations marines. Nous étions en 1977 et l’examen se poursuivit durant presque un an avant que je puisse faire mon rapport.
Je ne me penchai que sur les stations principales. Au nord il y avait Wimereux, assez bien menée, qui étudiait la seiche depuis des années et rien d’autre faute de moyens. Elle avait disposé d’un tout petit bateau lequel avait coulé deux ou trois ans auparavant. Néanmoins elle voulait s’agrandir avec l’aide du Conseil général.
Saint-Lo s’occupait d’un ou deux coquillages avec l’espoir de favoriser leur production destinée à la consommation. Attitude qui me plut. Malheureusement elle était tout aussi misérable que Wimereux n’ayant presque plus de locaux.
Dinard était une station chic, logée dans une ancienne villa mais elle ne m’a laissé qu’un souvenir vague et je n’ai pas bien compris ce qu’elle faisait.
Roscoff présentait bien. Une station sérieuse où beaucoup de travail se faisait, malgré de pauvres moyens, dirigée par un professeur parisien (exécutant de perpétuels allers et retours), dotée d’un bateau bien entretenu, n’hésitant pas à se faire de l’argent en faisant visiter un petit aquarium aux vacanciers. Au début ils ont pensé me faire avaler des couleuvres, n’imaginant pas que je savais ce qu’était un bateau et je me suis amusé à les faire trembler lorsqu’après leurs lamentations sur l’état du navire, je me mis à employer le langage maritime pour désigner les diverses parties à améliorer ou à conserver. En mars 1978 l’Amoco Cadiz se [22] mettait au sec au large de Roscoff et provoquait une très grave marée noire. Dès que je l’appris je filai sur place, examinai les dégâts avec le personnel, établissai un état des besoins et retournai à Paris. J’allai voir Denisse et lui dis qu’il me fallait deux millions immédiatement pour acheter du matériel : vêtements, bottes, pompes, tuyaux, surpresseurs, barrages.... Au ministère on n’avait jamais imaginé qu’un seul centime puisse être dépensé pour des choses aussi "vulgaires". Madame Saunier-Séité me donna les deux millions en huit jours. Retourné à Roscoff je fus accueilli comme le Messie et le directeur m’assura que je pourrai me présenter dans la station à tout moment et que j’y serais toujours bien accueilli. Il était un peu plus jeune que moi et, dans sa carrière, n’avait jamais vu un membre du ministère se déplacer en cas d’incident grave. Je lui fis remarquer que je n’étais ni administratif, ni chercheur mais ingénieur, ce qui expliquait la différence des mentalités.
Concarneau avait bien du mérite aussi mais vraiment il était difficile d’y travailler. Je ne les accablai pas du tout dans mon rapport mais fis la remarque que la survie nécessitait un gros effort de la part de l’organisme tuteur.
Arcachon, vu sa situation en un endroit dont on ne peut pas sortir en tout temps, même avec un bateau fait pour et du personnel expérimenté, ne m’enthousiasma guère mais au point de vue des espèces à étudier me parut intéressant.
Banyuls avec Roscoff m’apparut comme la station la plus sérieuse et la mieux menée, tant au point de vue des études qu’au point de vue matériel. Son navire principal était correct, bien adapté, son enseignement sur place valable. Je soutins leurs demandes comme celles de Roscoff.
Sète présentait un gros intérêt pour l’étude des moules et des huîtres mais ne s’occupait que des loups (bars en atlantique). La station les faisait naître, les élevait et se les faisait voler dès qu’ils atteignaient une taille honnête. Au même moment, chose curieuse, les restaurants de la ville servaient du loup à leurs clients. Passons: dans le midi il faut s’attendre à beaucoup de choses. Pour certaines études l’emplacement était favorable.
Endoume (Marseille) avait la réputation d’être une des plus importantes stations de France avec Villefranche-sur-mer, Roscoff et Banyuls. C'était vrai en un sens. Le directeur, fils d’un de mes professeurs de maths à Centrale, était capable mais eut des ennuis personnels graves. Il maintenait une activité sérieuse au détriment de l’équipement puéril et honnête d’un laboratoire. L’électricité notamment se trouvait dans un état tel que l’électrocution de membres du personnel me paraissait inévitable et que je mis la réfection des circuits en "urgence un" ce qui navra une partie des chercheurs.
Villefranche-sur-mer constituait une hérésie et un petit scandale car on ne pouvait absolument pas y travailler depuis juin jusqu’en septembre. Bien installés dans un beau bâtiment en bordure de plage et dans un autre, un peu moins beau, un peu en retrait de ladite plage, les membres du personnel pouvaient gagner une petite jetée adjacente où leur bateau s’amarrait. Seulement les touristes arrivaient, s’installaient sur la jetée, la plage, le jardin du bâtiment qu’ils envahissaient pour le visiter. L’autre maison devenait inaccessible aussi, la route se trouvant submergée par les automobiles. Une partie du personnel se transformait en "guides" et je suppose que certains acceptaient des pourboires! Une gabegie.
D’une manière générale je conclus qu’il était inutile de conserver Villefranche, que Dinard me paraissait peu justifié, que Roscoff et Banyuls devraient être prioritaires en ce qui concerne les crédits et que les autres petites installations ainsi qu’Endoume mériteraient de subsister. De toute manière la construction d’un ou deux navires me paraissait urgente. J’ajoutai que tous les crédits destinés aux stations marines devraient être rassemblés au sein d’un même organisme comme cela s’était fait pour l’astronomie à l’INAG. Et je dis à Denisse qu’il devrait rajouter l’océanographie dans le giron de l’INAG. Ceci ne s’est pas fait tout de suite mais, après mon départ, en 1984 ou 85 je crois, la dénomination INAG fut supprimée, remplacée par INSU (Institut National des Sciences de l’Univers) et mon successeur se vit chargé de la construction des navires et des installations des stations marines.
Avant cela cependant le CNRS me chargea de contrôler l’établissement des campagnes maritimes faites en son nom et je fis partie de "commissions" complémentaires, ce qui me valut un ennemi de plus : l’homme qui régnait jusqu’alors sur les affaires de la maison touchant à la mer et que j’ai toujours considéré comme une cloche. On m’a dit qu’il avait servi en qualité d’officier dans la marine mais je n’en crois rien : il n’en avait pas le "style".

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DERNIERS EFFORTS

En 1981 le grand télescope d’Hawaï était fini pour moi, Eiscat tirait à sa fin et l’Iram aussi, par contre mes activités au sein du CNRS augmentaient même si, comme je l’ai dit, la mort de Grégory avait annulé, au moins pour un temps, l’idée de prendre en mains la technique de l’ensemble de cette maison. De plus Denisse et Juillet tous deux conseillers du ministre Alice Saunier-Seïté me questionnaient souvent (sans parler des stations marines dont une certaine surveillance m’incombait progressivement). Toutes les affaires ordinaires de l’INAG continuaient à passer par mes mains mais à l’étage directionnel seulement, mon ancien adjoint tenant parfaitement sa place de chef de la division. Je voyais donc ma retraite approcher sans effroi lorsque la France se donna pour Président le nommé Mitterrand qui choisit pour premier ministre le socialiste Mauroy et le ministre de tutelle devint Chevènement. Du jour au lendemain je n’eus plus aucun lien avec le ministère, le patron du CNRS changea, Creyssel fut vidé, le directeur de l’INAG Petit, resta car il était plus ou moins socialiste. J’avais encore de quoi m’occuper mais l’atmosphère était très différente dans un contexte qui se politisait à outrance. Mon organisme était mal vu par les syndicalistes, plus que jamais actifs (n’oubliez pas que nous n’avions jamais fait grève dans les années précédentes), aucune directive importante ne me parvenait plus. Je me dis donc que je n’avais rien de mieux à faire que de m’en aller prendre du repos à la retraite le plus vite possible. Etant donné les lois en vigueur je pouvais partir sans perdre beaucoup de revenus ultérieurs à partir de 1982 ou 1983. C’est cette dernière date que je choisis et, avec l’accord de Petit, on fixa le moment à fin septembre 1983 quelques jours après mes 63 ans (pour la Sécurité sociale j’aurais déjà plus de 39 années de service). La ville de Lyon avait décidé de monter un grand congrès franco-canadien sur le thème des "grands projets", au mois de septembre justement. Juillet, qui avait conservé ses fonctions en région Rhône-Alpes, après avoir été exclu du nouveau ministère, demanda que je fisse partie du comité d’organisation. Tout le monde accepta et j’achevai donc ma carrière en recevant (avec d’autres) les canadiens, en assistant aux discours, en préparant l’intervention de Leprince-Ringuet (il n’avait pu être présent dès le premier jour et c’est moi qui avais reçu mission de le renseigner sur ce qui s’était passé), en discutant avec Curien, l’ancien Directeur général du CNRS lorsque j’y étais entré et qui m’apprit qu’il allait prendre sa retraite (quelques mois plus tard il devenait ministre à son grand étonnement), bref, je passai un dernier mois en réception dans la bonne ville de Lyon-la-brumeuse, me rappelant l’ancien élève du Lycée du Parc qui arpentait les rues en 1940.

Après tant d’années passées d’abord comme ingénieur "traîne-savates" dans les ateliers, comme ingénieur en chef puis directeur d’usine, membre d’un Etat-Major à la DAM, directeur adjoint d’un Centre de 800 personnes, chargé de cours et de formation du personnel, créateur d’une division technique responsable des grands projets internationaux et nationaux du CNRS, chargé de mission d’un ministre, j’allai planter mes choux dans un trou de province, loin des lumières de la ville, décidé à me faire oublier et à oublier moi-même les évènements tristes ou gais d’une profession souvent ingrate.

Antoine Schwerer, relecture mars-avril 2001.

Mise en forme pour Internet par Pierre Billaud, juillet 2001