Pierre Billaud               Juillet 2000


NOTE SUR LES INTERVALLES NATURELS


1. 
On désigne ainsi les intervalles les plus fréquents en mélodie tonale, l'octave, la sixte, la quinte, la quarte, la tierce majeure, la tierce mineure. On peut y ajouter le ton, et certains intervalles dépassant l'octave, par exemple la douzième (ou superquinte, ex. Do1-Sol2). En grégorien, on ne dépasse guère la quinte. Ces intervalles se caractérisent par des rapports de fréquence égaux à des nombres entiers, ou à des fractions entières d'ordre faible : 3,2,5/3,3/2,4/3,5/4,6/5.

On admet généralement que ces intervalles ont fondé les gammes les plus usitées, pentatonique, diatonique. Le sujet des gammes musicales nécessitant un grand développement, nous nous contenterons d'une conclusion essentielle : aucune gamme ne peut être parfaite, c'est-à-dire ne former que des rapports simples de fréquences.

2. 
Afin d'établir la justification physiologique des rapports simples des intervalles naturels, des expériences ont été entreprises par l'auteur, complétant les nombreux résultats déjà acquis dans le domaine de la perception des hauteurs musicales.

3. 
Les neurosciences établissent l'existence dans le cortex de zones auditives composées de neurones regroupés en nombreuses lamelles spécialisées chacune pour une fréquence auditive particulière, et empilées continûment du grave à l'aigu. Cette disposition est bien établie par des études sur le chat et le singe, et considérée comme valable aussi pour l'homme, avec des limites de fréquences différentes. Les signaux sonores perçus par l'oreille externe sont analysés en fréquence par la cochlée, qui excite les fibres du nerf auditif sensibles sélectivement aux différentes fréquences présentes. Ces excitations sont des décharges électriques respectant la périodicité des fréquences sonores. Elles sont conduites vers le cortex par le nerf auditif et différents organes intermédiaires et aboutissent aux lamelles de fréquences respectives concernées. Il a été prouvé que les signaux des deux oreilles convergeaient vers les aires auditives corticales.

4. 
Les hypothèses nouvelles émises par l'auteur, à partir de ses résultats d'étude, sont les suivantes :

  a.
Les neurones d'entrée des lamelles recevant les signaux de perception d'un signal sonore harmonique complexe retransmettent automatiquement les excitations aux niveaux inférieurs dont les fréquences propres sont dans des rapports entiers avec les fréquences incidentes : 1/2,1/3,1/4, etc... Ce modèle est dit "de retransmission sous-harmonique".

  b.
A certains niveaux inférieurs, des convergences neuronales se produisent, permettant notamment la perception consciente de la hauteur du son complexe. Par exemple, si le stimulus contient des harmoniques n° 4 et 5, de fréquences f4, f5, les retransmissions de f4 à 1/4 et de f5 à 1/5 convergeront au niveau fondamental f1, et créeront la conscience de hauteur pertinente, même si aucune composante réelle f1 n'existe dans le stimulus (le cas exemplaire de la perception des sons complexes à fondamentale absente a fait l'objet d'innombrables études en psychoacoustique). Cette hypothèse n'est pas totalement originale et fait partie de modèles d'autres chercheurs, avec des différences.

  c.
La formation des liaisons interniveaux aurait lieu in utero ou dans la prime enfance, à la suite des expériences auditives variées du sujet. En particulier l'auteur suggère le rôle dominant des propres cris du nourrisson, très riches en harmoniques et émis à des hauteurs quelconques, dans la création des contacts synaptiques entre les axones descendants et les neurones locaux de chaque lamelle fréquentielle. En effet, les signaux retransmis par les axones depuis les différents niveaux harmoniques d'un son complexe, se trouveront en coïncidence temporelle au niveau fondamental, et susciteront alors des synapses locales. Un seul axone pouvant se connecter à plusieurs niveaux inférieurs, cette structure reste très économique en organes nerveux.

  d.
Parfaites dans la prime enfance par construction, les liaisons sous-harmoniques peuvent se dégrader légèrement lors de la croissance jusqu'à l'âge adulte. D'autre part une imperfection de la réponse des deux cochlées aux fréquences incidentes apparaît, révélée par l'observation chez les sujets auditivement normaux du phénomène de diplacousie (légères différences de perception des fréquences entre les deux oreilles n'empêchant pas la perception d'une hauteur unique). Il en résulte que les rapports entiers initiaux ne seront plus rigoureusement respectés plus tard, en particulier à l'âge adulte. Cependant une éducation musicale ou l'écoute de musique tonale favorise probablement la conservation de bonnes performances musicales.

  e.
La production d'un intervalle mélodique donné se fait par la mise en coïncidence de niveaux gardés en mémoire après écoute des sons réels. Par exemple une quinte de rapport fréquentiel g/f sera le résultat de l'alignement mental d'un niveau g/3 avec un niveau f/2.

  f.
L'application du modèle à des accords de sons simultanés (harmonie) est immédiate, par la mise en convergence des niveaux sous-harmoniques pertinents. Dans le cas de l'accord parfait mineur, qui ne répond pas directement à ce schéma, il s'agit de trois convergences séparées, mais simultanées, entre les trois sons pris deux à deux.

5. 
Les expériences dans lesquelles des sujets à audition normale sont invités à former des intervalles mélodiques donnés, par exemple octaves, sont compatibles avec les hypothèses ci-dessus. Elles révèlent toutefois de petits écarts avec les valeurs théoriques, de l'ordre du pourcent, en général en excès, qui correspondent aux imperfections signalées ci-dessus (§4d). Ces résultats sont cohérents avec ceux d'autres chercheurs.

6. 
La gamme diatonique comportant le plus d'intervalles naturels est celle dite de Zarlin, qui se confond avec celle du grec ancien Aristoxène, ainsi qu'avec la gamme dite "scientifique". Mais il est probable que les compositeurs grégoriens des 5e siècles et suivants n'avaient aucune notion de gamme, se contentant de faire des intervalles naturels. Dans certaines pièces grégoriennes, on peut trouver des séquences mélodiques ne pouvant se fermer rigoureusement. Dans ces cas de figure, il est très probable que le chantre mémorise certaines hauteurs constituant une échelle fixe, sans s'obliger à respecter rigoureusement les intervalles théoriques. Les petits écarts enregistrés dans les expériences sont d'ailleurs compatibles avec l'élasticité désirable des intervalles. Le ton, en particulier, peut être à 9/8 ou 10/9, ou légèrement différent de ces valeurs, pour mieux ajuster les intervalles disjoints, les plus importants mélodiquement.