Note annexe n°4

Coupures neumatiques réelles ... et imaginaires.


Dom Cardine a imaginé une théorie, celle des "coupures neumatiques expressives". Selon lui, chaque fois que dans un mélisme un neume est séparé de son suivant, la dernière note du premier neume doit être soulignée (donc accentuée, ou allongée, en tout cas avantagée). Un cas indiscutable, mais très particulier, de cette disposition est ce que Dom Cardine appelle "coupure initiale". Par exemple de nombreux traits ou cantiques du 8e mode présentent au début la formule Sol Sol, La Si La Sol La, Sol. Dans le manuscrit de Saint-Gall le tractulus sur le deuxième Sol est nettement épisémé, jouant le rôle d'appui d'élan au torculus suivant.


Dans le 800, rien ne distingue le punctum du second Sol, si ce n'est qu'il est détaché de ses voisins. Les chorales qui ne connaissent que les instructions du 800, mettent naturellement l'ictus sur la première note du torculus, chantant : Sol Sol La Si La Sol La, Sol. Les chorales mieux informées repèrent l'isolement du tractulus et accentuent ce dernier en l'allongeant. C'est la règle du neume "décomposé" ou "désagrégé".
En fait, si l'on s'en tient au manuscrit sangallien, l'épisème sur le tractulus est l'élément déterminant du rythme, la distinction de cette note avec le groupe suivant étant indispensable à l'articulation désirée. Il n'y a donc pas "coupure" à proprement parler.
Ce cas bien particulier mis à part, les autres coupures sont les simples distinctions neumatiques correspondant à l'articulation du chant, celle-ci pouvant évidemment varier quelque peu d'un interprète à l'autre. Dom Cardine reconnaît qu'un long mélisme ne peut toujours être écrit d'un seul trait. Des subdivisions, des coupures sont alors nécessaires, inévitables..., et un peu plus loin, laisse percer un certain doute : Toutes les coupures auraient-elles donc alors le même rôle? Toute note précédant une coupure serait-elle à souligner? (Sémiologie grégorienne, page 51).
Il cite alors un exemple caractéristique de diversité de notation entre plusieurs manuscrits (exemple 149, page 52) :

 

Et il ne peut éviter de se poser des questions : Comment expliquer que les notateurs, unanimes dans les exemples précédents, soient maintenant aussi différents les uns des autres, coupant comme arbitrairement le même groupe neumatique? Ou bien il y a incertitude ou divergence dans l'interprétation de ce mélisme, ou bien alors les copistes ont pleine liberté de lier ou non les éléments neumatiques. Leur unanimité dans les exemples précédents permet d'hésiter à admettre ici une incertitude de leur part.
On pourrait voir là un cruel dilemme pour Dom Cardine. Car s'il n'y a pas de raison sérieuse d'incriminer les notateurs, c'est le dogme de l'invariance orale, si commode pour établir des équivalences (douteuses) de notations, qui s'effondre!
Mais Dom Cardine évitera de trancher. Il s'en tirera par une invention nouvelle, "les lois de la coupure", avec croquis apportant une touche scientifique de nature à impressionner les lecteurs crédules. L'échappatoire consiste à poser une règle complémentaire qui annule la signification rythmique de certaines coupures après note grave, ce qui est précisément le cas des coupures capricieuses de l'exemple 149.
Tout cela n'est pas sérieux! Le cas en question illustre parfaitement ce que nous avons déjà dit à maintes reprises, à savoir que si la séquence mélodique semblait très bien respectée d'un manuscrit à l'autre, en revanche le découpage neumatique pouvait varier, selon l'articulation adoptée par chaque interprète, qui n'avait aucune raison, ou même possibilité, de se conformer à un phrasé intangible.
On peut remarquer sur cet exemple que la rythmique proposée par Solesmes ne correspond à aucun des manuscrits cités. Pourtant la structure de ce groupe de dix notes est bien claire : torculus, clivis, clivis, torculus, qui peut se rythmer le plus simplement et le plus naturellement selon ce découpage, quitte à lier certains neumes consécutifs, comme l'ont fait B, G, et St-Gall.
Dom Cardine remarque aussi la distinction par tous les manuscrits du dernier torculus, et y voit une coupure expressive soulignant la note qui le précède. En réalité cette distinction est liée très probablement au fait que ce torculus commence sur Sol, tonique du mode, et par conséquent appelle un appui (ictus). Souligner le La qui précède donnerait un phrasé complètement arythmique, et n'est donc pas soutenable.
La signification rythmique des coupures dans les mélismes imaginée par Dom Cardine n'existe pas! Le rythme se détermine principalement par le découpage neumatique, et le plus simple est de supposer que, en l'absence d'indications matérielles nettes (épisèmes, lettres), les accents (ictus) se posent sur les premières notes des neumes. Le découpage pouvant varier, comme nous l'avons constaté, plusieurs rythmes sont possibles, selon le manuscrit considéré. Solesmes ayant fait un choix optimum parmi les différentes possibilités, le chanteur de grégorien peut se fier aux livres en usage. Mais il ne lui est pas interdit de consulter le Triplex et éventuellement de réviser le découpage et le rythme, si c'est pour l'améliorer.


Pierre Billaud, 10 novembre 2001