Philippe GORDIEN         A propos de la première explosion atomique française. Ma mission aux USA

(Philippe Gordien, officier d'artillerie, a rejoint le Général Buchalet au CEA quelques années avant l'expérience de 1960, pour diriger le Bureau de Renseignement et d'Information Scientifique de la DAM).


Philippe Gordien

A propos de la 1ère explosion atomique française

Ma mission aux U.S.A.

J'étais à l'époque chef du BRIS* de la DAM. Fin 1959, le Général BUCHALET me demanda de rédiger un document, sorte de " Livre Blanc " destiné à la Presse française et étrangère et relatant l'essentiel (non classé, bien sûr) de l'effort de la DAM en matière de recherche et développement concernant la bombe A en préparation**.
Puis, la date d'échéance approchant, le Général Buchalet décida de m'envoyer aux USA afin de constater l'impact de la première explosion atomique française sur les milieux américains. Il prit soin de m'adjoindre un représentant de la DREX***, Monsieur FALQUET, en vue de me faciliter certains contacts sur place, discrets et utiles.
Nous voilà donc, Falquet et moi, partis pour New York quelques jours avant le 13 février 1960, avec en poche le fameux livre blanc et sa traduction anglaise réalisée par je ne sais plus quel organisme habilité au secret. Car il était important au plus haut chef de garder tout cela secret, tant que le doute pouvait encore planer sur la réussite de l'expérience : Quelles n'auraient pu être en effet les répercussions militaires et politiques d'un échec éventuel de cette tentative ?
Bien que notre venue ait été gardée de toute indiscrétion, même auprès du Quai d'Orsay, à peine étions-nous arrivés à New York qu'un bref entrefilet de presse signalait que deux " experts " du CEA venaient de débarquer aux USA, sans autre commentaire. Mais les jours suivants, toutes les hypothèses sur les buts de la venue de ces " experts " laissaient supposer l'imminence d'une explosion atomique au Sahara.
Dès le lendemain matin, Mr Falquet m'introduisit auprès de Monsieur VAURS, chef de l'antenne new-yorkaise de l'Ambassade, spécialement chargé des relations avec la presse. C'était un garçon jeune, dynamique, et qui régnait avec une poigne de fer sur son service. Je lui exposai en toute confiance le but exact de ma mission en lui recommandant bien sûr la plus grande discrétion non seulement vis-à-vis de la presse, mais aussi de l'Ambassade qui devaient rester dans l'ignorance de toute l'opération jusqu'à ce que la bombe explosât - ou non.
Je lui remis le Livre Blanc en français et dans sa traduction anglaise, mais il fut horrifié de la médiocre qualité de cette traduction, et il décida sur le champ de la faire entièrement refaire par ses services. Inutile d'ajouter qu'en ce qui me concernait, j'étais sur des charbons ardents à l'idée que ce document pouvait faire l'objet d'une indiscrétion de la part d'un traducteur. Mais, finalement, tout se passa bien ; traduction, frappe et tirage ne donnèrent lieu à aucun incident, grâce à la vigilance de Monsieur VAURS lui-même, et de la dame responsable du service de traduction.
Pendant les quelques jours qui suivirent, je ne quittai guère le local de l'Antenne, épiant chaque soir les téléscripteurs qui devaient annoncer l'explosion. Et enfin, dans la nuit du 13 février, parvenait le message tant attendu, annonçant que la France venait de faire exploser au Sahara un engin d'une puissance " analogue à celle de HIROSHIMA ". Dès le matin même, la presse américaine faisait paraître de longs articles louangeurs sur cet événement qui faisait entrer la France dans le " club atomique ".
A peine étais-je levé qu'un coup de fil me parvenait de mon correspondant parisien de la CIA qui, comme " par hasard " se trouvait à Washington ce jour-là. Il ne m'avait pas perdu de vue, et il m'invitait à venir au siège de son organisation pour y tenir une sorte de conférence de presse devant les principaux chefs de service. Je leur remis le Livre Blanc qui parut les intéresser. Ils ne me posèrent d'ailleurs aucune question indiscrète, notamment sur la quantité de plutonium utilisé dans la bombe, question à laquelle j'aurais été incapable de répondre, car je m'étais refusé, avant mon départ, à recueillir ce genre de donnée, de peur de la divulguer par mégarde.
Bien m'en avait pris, car à l'issue de cette conférence, mon correspondant parisien (appelons-le Mr B…) me prit à part pour m'inviter à dîner en tête à tête dans un des meilleurs restaurants de la capitale.
Et là, après les trois énormes "highballs" obligatoires avant tout entretien sérieux, on en vint à l'objet même de ce dîner.
  • "Félicitations, Philip', me dit Mr B…, savez-vous que votre engin n'était pas comme la bombe de Hiroshima, mais qu'il avait développé 70 kt. Combien de plutonium contenait-il ?"
  • Réponse " … "
  • Et il ajouta "L'avez-vous gonflé avec du tritium ?" (Did you boost it with Tritium ?).
Bien que j'en fusse au 3e highball j'eus encore assez de lucidité pour que l'importance de cette question ne m'échappât pas, et à mon retour, je la transmis aux responsables de la DAM.
Le reste du dîner fut consacré à l'attitude du Président Eisenhower vis-à-vis des relations avec la France. "N'espérez pas, me dit Mr B… que cette explosion, si réussie fût-elle, vous donnera accès aux secrets américains sur l'atome militaire".
Pendant ce temps, à New York, Mr VAURS avait convoqué la presse pour lui remettre le Livre Blanc, qui devait fournir aux journalistes mainte matière à exploiter.
Mais, pour en revenir à Washington, sur les conseils de Mr FALQUET, nous prîmes rendez-vous avec l'Ambassadeur, Monsieur Hervé ALPHAND, qui avait été tenu dans l'ignorance de toute cette aventure. Et là, nous trouvâmes l'Ambassadeur dans une fureur indescriptible, arpentant rageusement son immense bureau : " Comment moi, ambassadeur, a-t-on pu me laisser ignorer cet événement si important ? ! " Nous encaissâmes le choc, en essayant de calmer l'Ambassadeur, et en lui expliquant la nécessité de garder l'opération dans le plus grand secret, compte tenu des aléas qu'elle présentait. Une fois apaisé, Mr ALPHAND, ayant recouvré son sang-froid, nous congédia fort courtoisement, et nous reprîmes l'avion pour Paris le soir même.
Voilà donc le récit aussi fidèle que possible, tel que ma mémoire a pu le reconstituer au bout de 40 ans, de ma mission aux USA, liée à l'explosion de la 1ère bombe atomique française au Sahara.

Philippe GORDIEN (Paris, le 26 janvier 1999)


Notes ajoutées par P.B. :
*     : BRIS = Bureau de Renseignement et d'Information Scientifique
**   : Ce " Livre Blanc " semble introuvable aujourd'hui.
*** : DREX = Direction des Relations EXtérieures du CEA.