Antoine SCHWERER         AUPRES DE MA BOMBE


Note de présentation de Pierre Billaud.
Pour présenter Antoine Schwerer et son rôle éminent à la DAM, je ne peux mieux faire que de reproduire ci-après l'essentiel de l'allocution que Jacques Robert, Directeur des Applications Militaires, a prononcée le 20 mars 1970, avant de décorer Schwerer de l'Ordre National du Mérite:
"(.....)Tôt après votre sortie de l' ECOLE CENTRALE vous entrez dans l' industrie à la Compagnie Générale d ' Electro- Céramique. Je ne sais que peu de choses sur ce que vous avez fait alors mais le peu que je sais m' a largement suffi : en à peine plus de dix ans vous êtes ingénieur débutant, ingénieur, ingénieur en chef, directeur d' usine; carrière particulièrement rapide qui montre bien que tout jeune vous aviez déjà l' étoffe d' un chef.
Je me souviens fort bien de nos premiers contacts fin 1958. C' est bien d' ailleurs la constatation de cette fulgurante ascension aux postes de responsabilités qui m' a conduit à vous demander de venir travailler avec moi. C' était l'époque où nous étions environ huit cent à la DAM. Les connaissances déjà acquises permettaient d' envisager la réalisation d' une première bombe atomique mais il fallait passer à un stade industriel. J'ai pensé que votre expérience serait précieuse. Je crois pouvoir dire que la suite a bien montré que je ne m'étais pas trompé.
Depuis 1959 les différents aspects de vos compétences ont été durement mises à l'épreuve et vos talents ont rendu les plus grands services à la DAM. :
  • d' abord auprès de moi ou il fallait faire un peu de tout. Aucun travail ne vous rebutait et sans mission bien précise vous aviez à m'aider, ce que vous avez fait avec un grand sens du devoir et un partait esprit de discipline
  • puis comme chef du service administratif et financier. A cette époque difficile la DAM se créait, elle doublait tous les ans en effectifs et en crédits. Vous avez montré votre esprit de méthode et de rigueur.
  • puis Adjoint au Directeur de Lirneil. Ceux qui ne vous ont pas vu à l'oeuvre ne savent sans doute pas votre contribution non seulement aux systèmes d' armes à fission mais aux recherches des armes H. Il fallait que les scientifiques du CEL ( y compris son Directeur) soient déchargés de tout autre souci et puissent travailler en toute quiétude. Ils ont pu le faire, et Mr. BILLAUD ne me contredira pas, parce qu'effectivement vous vous êtes occupé de tout le reste avec un parfait esprit d'abnégation et un sens profond du travail en équipe.
  • enfin vous êtes revenu au siège où vous avez fait tellement de choses que je renonce à les énumérer pour n' en retenir qu'une.
Responsable de la formation professionnelle à la DAM qu'y faites vous ? Dans le détail je ne le sais pas, mais ce que je sais c'est que vous le faites remarquablement bien. Tellement bien que, en ce qui concerne l' informatique, il vous a été demandé d'étendre à l' ensemble du CEA le travail que vous aviez démarré pour le seul compte de la DAM. Vous prenez des initiatives là où il faut et quand il le faut. Vous travaillez bien, parce que vous ne considérez pas votre action comme une fin en soi, mais comme un travail qui s'inscrit dans le contexte des problèmes de la DAM et du CEA :
  • vous cherchez d' abord à identifier, à "sentir" nos besoins propres
  • puis vous trouvez les moyens de les satisfaire en faisant appel à tous ( à l'intérieur du CEA comme à l'extérieur)
  • vous avez le souci du personnel, de sa promotion, de l'épanouissement des plus méritants vous allez même jusqu' à leur trouver des débouchés à l'extérieur
  • et tout ceci de façon réfléchie, mesurée, raisonnée, restant sensible à l' aspect social de votre tâche, mais sachant exclure toute démagogie.

Mon cher SCHWERER, de tout ceci je tiens à vous féliciter et à vous remercier et je suis d' autant plus heureux de le faire aujourd'hui, en cette occasion officielle, que votre modestie naturelle fait que vos qualités ne sont véritablement bien connues que de ceux qui, comme moi, vous voient travailler de près.
Oui, mon cher ami, c' est un rare privilège que de vous bien connaitre.

Antoine SCHWERER

au nom du Président de ta République
nous vous faisons Chevalier de l' Ordre National du Mérite...."



AUPRES DE MA BOMBE



Mars 1990
A. SCHWERER

Note de P.Billaud : Matériellement, la mise du livre sur Internet a nécessité quelques aménagements textuels. La table des matières est donnée en tête après le bref avant-propos d'A.S., et a été connectée par liens sur les numéros de pages aux différents chapitres correspondants. Les numéros de pages ont été insérés dans le texte sous forme de nombres en couleur et entre parenthèses. Pour le reste on s'est attaché au maximum à respecter la présentation et la typographie originales.



AUPRES DE MA BOMBE

Ce petit livre est un recueil d'historiettes qui font partie du folklore de la Direction des Applications Militaires du Commissariat à l'Energie Atomique (dite DAM.).
La DAM chargée de réaliser l'armement nucléaire de la France était composée de 90% de civils : ingénieurs, techniciens, ouvriers, employés et de 10% de militaires ou ingénieurs militaires "détachés hors cadre".
Il n'a pas paru possible de raconter les faits les plus importants ni, naturellement, de donner des détails restant secrets, mais on a relaté un certain nombre d'anecdotes très anciennes, montrant un aspect particulier de l'existence du personnel de la DAM à ses débuts.
Bien que la plus grande partie de l'activité se soit déroulée en France, on a choisi de privilégier l'aspect "vie saharienne" et l'on peut garantir l'authenticité de tous les récits.
Dans le manuscrit les noms avaient été mis en clair; finalement, pour ne vexer personne, il a paru préférable de conserver l'anonymat pour tous. Les intéressés, ou les anciens agents de la DAM, s'ils lisent ce livre, se reconnaîtront aisément ou mettront facilement les noms corrects aux bons endroits.
Il s'agit en résumé d'anecdotes à peine romancées, portant sur le travail des agents de la DAM et, ce, en des temps très éloignés, aux alentours et pendant la première explosion nucléaire de 1960.
A.S.



TABLE DES MATIERES

I. Les joies des voyages page: 1
      Les voyages normaux   1
      Nos avions militaires   5
       
II. A travers le Hoggar   10
      En route pour In Ecker   10
      Distractions   16
      L'Assekrem   19
      La discipline de route   27
       
III. Les joies des voyages (suite)   29
      Nos avions civils   29
      Nos hélicoptères   34
      Les voyages du Médecin-chef   36
       
IV. Au Tanezrouft   40
      Camping à Reggan   40
      Petites histoires   46
       
V. Populations laborieuses   66
       
VI. Explosions dans le Hoggar   70
       
VII. En métropole   81
       
VIII. La nuit du 12 au 13   97
       
Annexes   106
  1. La création de la DAM   106
  2. Aperçu sur le développement initial des activités   112
  3. Le personnel qui a créé la DAM   115



(1)

I

LES JOIES DES VOYAGES

Les voyages normaux

En 1958 et 1959, l'Armée de l'Air, chargée d'assurer tous les transports de personnel jusqu'à Reggan, avait mobilisé à cet effet l'escadre d'Orléans composée de Nord-Atlas 2500, et tous les Bréguet deux-ponts dont elle disposait.

Les Nord-Atlas étaient de bons avions à deux moteurs, mais d'un confort très discutable. Non insonorisés, le bruit y était tellement fort que les passagers en sortaient complètement sourds et, du reste, les vieux habitués ne s'aventuraient jamais sans mettre des boules dans leurs oreilles. Il n'y avait pas de fauteuils, mais, de chaque côté, le long des parois, une banquette amovible en toile offrait aux passagers un support plutôt dur. Ces avions avançaient en se tortillant, c'est-à-dire qu'ils passaient leur temps à osciller de droite à gauche de leur cap. Enfin la climatisation y était excellente, mais, en général, elle ne fonctionnait pas, ce qui permettait à tout le monde de grelotter car il fait froid à 2 500-3 000 mètres d'altitude.
Le grand étonnement des épouses était de voir leurs maris partir pour le Sahara en emportant un pull-over, un gros manteau et un énorme cache-nez !
Lorsque la climatisation du Nord-Atlas fonctionnait, l'atmosphère devenait suffoquante et l'on était obligé de supplier le chef de bord pour qu'il l'arrête.

(2)
Les Bréguet avaient deux ponts et le pont supérieur était garni de fauteuils. Sur le premier né de la série, il y avait même des sièges assez confortables dans le genre de ceux que connaissent les passagers des lignes civiles. Sur les autres, les sièges dits "de parachutistes" étaient en toile mais assez convenables tout compte fait (Note : Les journalistes "scientifiques" invités à aller à Reggan firent le trajet sur un Bréguet et aux meilleures places. Ce fut un tollé ! Ces Messieurs n'admettant pas de voyager dans des conditions aussi "dégoûtantes". Pourtant, nous, nous faisions souvent le trajet en Nord ou dans la cale. Il est vrai que nous n'étions qu'agrégés, docteurs ès-sciences, polytechniciens, centraliens... et non journalistes "scientifiques". Ce n'est pas le même monde).

L'étage inférieur, normalement destiné aux bagages, était muni de banquettes amovibles analogues à celles des Nord-Atlas.
A l'étage supérieur le bruit, les vibrations, la température étaient acceptables ; mais à l'étage inférieur il en allait différemment et l'on ne se sentait pas beaucoup mieux qu'en Nord-Atlas.
Dotés de quatre moteurs, ils étaient un peu plus rapides que les Nord-Atlas, mais pas beaucoup plus.

L'embarquement se faisait de la façon suivante :
A 6 heures du matin, un grand rassemblement d'hommes et de matériel se produisait place Balard au poste de transit militaire. Tous les agents de la DAM, s'étant levés avant l'aube, y arrivaient, qui en taxi, qui par le métro, en traînant derrière eux leur matériel. Il ne faut pas croire que les automobiles du CEA servaient au ramassage à domicile. Seul, quelques privilégiés de haut grade pouvaient disposer d'un véhicule et l'on a vu des banlieusards venir coucher à Paris pour pouvoir être à l'heure le lendemain matin.
Après enregistrement des bagages, distribution des ordres de mission et contrôle éventuel d'identités, tout ce petit monde était chargé à bord d'autocars militaires et ralliait le Bourget vers 7 heures et demie.

Arrivé la veille au soir d'Orléans, l'avion les attendait. Ce qui fait que, lorsque tout allait bien, après avoir subi un nouvel appel dans le hall et attendu dans la salle de départ, les passagers se trouvaient au pied (3) de l'échelle vers 8 heures et demie et le dernier appel d'embarquement avait alors lieu. Selon les règlements militaires de l'Armée de l'Air, on appelait d'abord les femmes dans l'ordre décroissant des grades des maris. Ensuite les officiers, en commençant par les généraux pour finir par les sous-lieutenants. Puis les adjudants, sergents-chefs et sergents. Venait alors le tour de tous les civils, c'est-à-dire de tout le personnel du CEA, dans un ordre indifférent. Les caporaux-chefs, caporaux et soldats fermaient la marche.
Il s'ensuivait que nous avions le plus souvent droit à la cale du Bréguet ou au Nord-Atlas lorsqu'un avion de chaque type partait le même jour.
Dans cette cale, confortable ! on trouvait donc des directeurs, ingénieurs en chef, agents techniques ou manœuvres, des hommes de 50 ans ou de 25, des colonels détachés au CEA et des stagiaires du contingent. Heureux mélange qui prenait son mal en patience pendant les quatre ou cinq heures que durait le voyage jusqu'à Alger, selon le sens du vent et l'humeur de l'avion.
L'escale d'Alger était accueillie avec soulagement par tous, d'autant plus qu'il était loisible d'y déjeuner dans la cantine militaire. Impossible, évidemment, de rejoindre l'aéroport civil, la sortie du terrain militaire étant faisable mais non la rentrée.
Ceci lorsque l'avion était effectivement parti vers 8 heures 30. A vrai dire, le décollage se faisait entre 8 heures 30 et 11 heures. Après 11 heures, le départ était remis au lendemain avec le même cérémonial. Le repas du midi sautait donc assez souvent, ce qui explique pourquoi les sacs des agents de la DAM étaient toujours garnis de sandwiches et de boissons.
Après une "escale technique" d'une heure à Alger, l'avion repartait, au mieux vers 15 heures 30. Et c'était le survol de l'Algérie et du Nord-Ouest Saharien pendant trois ou quatre heures, avant l'arrivée à Reggan qui avait presque toujours lieu la nuit. Comme les pistes où les voitures pouvaient circuler, changeaient fréquemment (on construisait Reggan à cette époque et les caniveaux, tuyaux, bâtiments, chantiers, étaient toujours en perpétuelle évolution), nul ne savait où aller, ni comment y aller.

(4)
Les agents de la DAM s'organisèrent : à toutes les arrivées d'avion, les véhicules disponibles étaient là et un ingénieur se trouvait devant chaque volant. On embarquait les camarades et, ayant reçu le numéro de sa chambre et du bâtiment, l'intéressé gagnait ses pénates. Parfois, on couchait (tout au moins au début) au bordj de Reggan à 10 km environ, parfois à Hammoudia à 45 km. Toutes les combinaisons étaient pensables. Heureusement la DAM mit assez vite sur pied un "service hôtelier" qui allait mendier des chambres aux militaires et... faisait pour le mieux.
En 1960, lors de l'explosion de la première bombe, la DAM disposait d'un grand bâtiment pour elle seule et de quelques baraques à Hammoudia.
En gros, l'on était couché vers 23 heures après avoir dîné légèrement... si l'avion était arrivé avant 20 heures. Sinon, on attendait le lendemain matin pour se sustenter.

Le retour de Reggan était très semblable : lever 5 heures, décollage 7 heures 30, escale "technique" à Alger et atterrissage au Bourget à une heure variable entre 16 heures 30 et 22 heures, en général.

(5)

Nos avions militaires

On ne dira jamais assez le travail surhumain accompli par les aviateurs. Volant sans arrêt d'Orléans à Reggan, puis retour, avec le temps strictement nécessaire pour l'entretien courant et prenant leur sommeil où ils pouvaient, les aviateurs furent bientôt à bout et leurs avions aussi. On peut dire que l'escadre d'Orléans tout entière fut mise sur les "boulets".

Le Bréguet Papa/alpha avait quatre moteurs ; du moins au décollage, car peu d'agents de la DAM peuvent certifier avoir atterri avec ce même nombre. Le plus souvent c'était le chiffre trois qui était valable. Le voyage type de cet avion était le suivant :
  • Décollage du Bourget à 9 heures
  • Atterrissage sur trois moteurs à Istres ou Marignane
  • Redécollage sur quatre moteurs
  • Atterrissage à Alger puis décollage et arrivée à Reggan.

Au retour, tout allait bien jusqu'à Alger. Puis l'une des hélices s'arrêtait et l'on se posait au Bourget sur trois pattes.
Célèbre, le Papa/alpha termina sa carrière à Reggan : Un jour en atterrissant, il quitta la piste et fut hors d'usage, à la suite, je crois me le rappeler, d'une rupture de train d'atterrissage. Il resta là, longtemps, ses débris servant de magasin de pièces de rechange pour les autres Bréguet.

Les Nord-Atlas étaient robustes mais... fatigués. Un jour, un dimanche pour être précis, nous attendions le départ d'un Nord-Atlas vers Paris. Il était 6 heures. Parmi nous,"Kléber", chef d'un important service de Paris, et "Sylvain" de l'Etat-Major de Robert, le Directeur Adjoint de la DAM. Aux alentours de 7 heures 30, l'adjudant de service faisait savoir que l'avion était en panne et ne pouvait décoller :
  • "Qu'à cela ne tienne, nous dit cet homme éminent, nous attendons un Nord qui vient d'Alger et repartira aussitôt".
"Aussitôt" égale 10 heures 30, pensâmes-nous, mais nous nous trompions car l'avion éclata un pneu à l'atterrissage et Reggan n'en avait pas de rechange. Il fallait en faire venir un de France.

(6)
  • "Qu'à cela ne tienne, nous dit l'adjudant, un autre Nord est attendu pour 10 heures 30 et repartira aussitôt".
  • "Aussitôt égale 12 heures 30 s'écrièrent tous les passagers ; où allons-nous déjeuner ?" (souci bien français).
C'est qu'il n'était pas question, à cette époque, de se procurer des sandwiches, du moins sans "combine" hautement secrète...

L'avion se posa impeccablement, mais refusa d'embarquer le moindre passager car il n'était pas doté "d'équipement "saharien", c'est-à-dire qu'il ne possédait pas les réserves d'eau, de vivres et de couvertures réglementaires. Ces sages précautions devaient permettre la survie en cas d'atterrissage forcé et étant donné l'état du matériel...
  • "Qu'à cela ne tienne, décida l'adjudant, un autre Nord Atlas arrivera vers 12 heures 30 et repartira aussitôt".
Du coup, ce fut une envolée vers la salle de restaurant car le repas commençait (pour la DAM) à 12 heures 30. En étant dans les premiers et en faisant vite, on pouvait espérer ne pas manquer le décollage.

Vers 13.h 30 après nous être fait copieusement enguirlander pour avoir quitté l'aérodrome, nous étions autorisés à passer dans le "parc d'attente". C'était une enceinte de bois permettant de séparer les "élus" (les partants) du reste du vulgum pecus (les spectateurs). Ce parc remplaçait la traditionnelle salle d'embarquement, de même qu'une tente remplaçait les bureaux (par la suite une véritable petite gare aérienne fut organisée).

C'est à 15 heures 30 que nous décollâmes, l'équipage ayant, à juste titre, pris le temps nécessaire pour se sustenter.
Aussitôt partis, et dans l'euphorie du retour, mon voisin me dit : "Si tout va bien, nous serons à Alger pour dîner et vers 1 heure du matin à Paris. A moins que l'équipage ne décide de coucher dans la métropole française d'Afrique".
Les paris s'étaient engagés là-dessus lorsqu'au bout de 45 minutes de vol, l'un des deux moteurs jugea qu'il en avait fait suffisamment. Nous avions eu à peine le temps de nous en apercevoir que le chef de bord faisait irruption dans la cabine et nous intimait l'ordre formel de ne pas nous déplacer et d'attacher nos ceintures. Bien que nous n'ayons rien senti, nous (7) pouvions constater d'après la position du soleil que nous retournions à Reggan.
Une demi-heure plus tard, fatigués d'avoir scruté le sol en nous demandant mutuellement si nous ne perdions pas d'altitude, nous nous posions sur le terrain de Reggan, sur un seul moteur avec une douceur extraordinaire. Incapable de reprendre de l'altitude s'il ratait son terrain, incapable de freiner avec ses moteurs, et par suite forcé d'atterrir lentement, le pilote avait pris toutes les précautions possibles et fait preuve d'une adresse dont nous le félicitâmes.
Il était dans les 16 heures 30.

  • "Qu'à cela ne tienne, nous dit l'adjudant, le Bréguet Papa/alpha arrivera demain matin à 7 heures 30 (car il est en panne à Alger). Il repartira aussitôt".
En effet, le Lundi soir, vers minuit, le bon vieil avion nous déposait triomphalement au Bourget. Sur trois moteurs seulement, comme d'habitude.

Un autre voyage de retour, resté célèbre, concerne un personnel fort intéressant : les secrétaires de la DAM. Dans le chargement, on pouvait voir en effet quelques-unes de ces dames et demoiselles, et des "huiles", dont Valéry lui-même, lequel devait faire ensuite une carrière éminente. De Reggan à Alger, tout s'était bien passé. Toutefois, la longueur de l'escale avait été de mauvais augure et il était de toute évidence que les moteurs donnaient du souci au mécanicien.

C'est en plein milieu de la Méditerranée que l'un des moulins s'arrêta et comme, de plus, il faisait très mauvais temps, nous n'en menions pas large. L'officier, chef de bord, fit prendre les mesures de sécurité que tout le monde connaît. Parmi elles, comme vous le savez, figure le rite de retrait des chaussures.
  • "J'ai horriblement froid aux doigts de pied" rouspétait une secrétaire, tandis qu'une autre gémissait sur le sort de ses bas.
  • "Je ne sais pas nager" murmurait une des filles avec un sourire (extrêmement jaune).

(8)
Cependant à Paris, des parents, femmes et maris attendaient. Comme d'habitude, ils étaient arrivés au Bourget à 16 heures (l'avion serait peut-être en avance, n'est-ce pas ?) et s'ennuyaient.
A l'heure du dîner, ils apprenaient que l'avion avait été en panne à Alger ou qu'il y était peut-être encore. Le tuyau venait d'un jeune sergent au cœur tendre qui avait eu connaissance du fait et pris sur lui de renseigner tous ces braves gens.
A 22 heures, on sut que l'avion était reparti d'Alger mais... qu'il y avait des ennuis. Un peu plus tard, le jeune sergent murmura, confidentiellement, qu'un Nord était "en difficulté" au-dessus de la Méditerranée. Mais n'était-ce pas un autre avion ? Surtout, pas d'inquiétude ni d'affolement.
C'est à 2 heures du matin que parvint la nouvelle de l'atterrissage de l'avion : "Probablement à Marignane Messieurs-Dames". Mais était-il reparti ? Nul n'en savait rien. C'est pourquoi les parents, maris et femmes s'installèrent sur tous les sièges qu'ils purent trouver et achevèrent la nuit dans l'aéroport parisien.
Le record de durée de vol Paris-Reggan appartient à un Nord-Atlas dans lequel un des directeurs de la DAM avait pris place : Bernard.
Le Lundi..., après un superbe départ, à l'heure pour une fois, l'avion alla se poser... à Orléans. En effet, le mécanicien avait repéré un échauffement d'huile anormal dès l'envol et, après tout, Orléans était la base de l'escadre et fort bien outillé.
C'était exact cette histoire de bon outillage et, après une escale (un peu prolongée pour pouvoir déjeuner), le vol fut repris : "Pour Alger ou Oran selon le temps qu'indiquera la météo". Mais ce fut à Toulouse que l'avion se posa car l'un des moteurs avait un petit quelque chose... Une bonne nuit dans l'aérodrome permit à nos voyageurs d'être en forme à l'aube le lendemain. Direction Oran ou Reggan.
C'est à Colomb-Béchar qu'ils passèrent la seconde nuit car le vent de sable empêchait de se poser à Reggan. Présents dès 7 heures dans l'aérodrome de Béchar le lendemain mercredi, ils attendirent, ils attendirent... Ils attendirent que la Météo donnât l'autorisation d'envol pour Reggan. Probablement parce qu'il eut pitié des pauvres voyageurs, ou voulut les distraire, l'officier de la Météo permit ce décollage au début de l'après-midi.

(9)
Comme de juste le vent de sable était toujours aussi fort et l'avion revint à Colomb-Béchar.
  • "Cette fois, j'en ai assez, dit le pilote, je ne repartirai que lorsque je saurai qu'un autre avion se sera posé sur le terrain".
A 19 heures 30 le Papa/alpha, parti le matin de Paris atterrissait sans encombre à Reggan. Le temps que la nouvelle se propage, que l'équipage se décide, que tout le monde embarque... et c'est à 23 heures 30 que Bernard et sa troupe foulait le sol du désert.

Ils n'avaient mis que 63 heures pour relier Paris à Reggan.

Table des matières



(10)

II

A TRAVERS LE HOGGAR

En route pour In Ecker

Assez rapidement le gouvernement Français décida de ne plus faire exploser d'engins atomiques à l'air libre dans le Sahara.

On rechercha alors le moyen de les expérimenter sous la surface du sol et pour cela, une montagne de granit, le Tan Afella, située dans le massif du Hoggar, fut choisie. Le principe était simple :
Creuser des galeries horizontales profondes, disposer la bombe au bout, la faire éclater et s'arranger pour que la galerie s'obture au moment de l'explosion afin d'éviter toute sortie de produits radioactifs.
La réalisation était évidemment assez complexe, d'autant plus qu'il fallait pouvoir opérer de nombreuses mesures sans les résultats desquels l'essai n'aurait pas eu d'intérêt.

Avant que les bases du Hoggar ne fussent construites, il fallut travailler.

Le CEA s'installa donc au pied du Ten Afella, à 175 km au Nord du Tamanrasset, non loin de la piste impériale n°3. D'abord sous la tente, puis dans des baraques (les mineurs du CEA arrivèrent les premiers), renouvelant ainsi sur une petite échelle les actes des militaires qui "créèrent" le Sahara, le personnel devait tout transporter, ou presque, depuis Tamanrasset. L'eau seule était approvisionnée à une trentaine de kilomètres de là. Tout en creusant des galeries, on construisait une base : logements, restaurant, laboratoires ; on l'appela : OASIS I.(voir ci-contre une porte de bureau avec bougainvillier)

(11)
L'Armée, elle, s'installait un peu plus au Sud, près d'In Amguel, élaborant un aérodrome, des puits et des routes goudronnées pour relier la base aérienne, In Amguel et Oasis I. De plus une grande ville appelée "base-vie" destinée aux militaires et pour partie au CEA se monta à In Amguel situé à 140 km au Nord de Tamanrasset.
Le colonel, comme ses soldats, logeait au début sous la tente et venait parfois prendre le frais à Oasis I dans la baraque climatisée munie de cette merveilleuse invention qu'est le réfrigérateur (totalement réservé à la boisson).
Le Génie militaire commençait à agrandir la piste impériale T 3 qui relie Alger à Zinder en passant par Guardaïa, El Goléa, In Salah, In Ecker, In Amguel, Tamanrasset (dit Tam) et Agadès.

La DAM avait aussitôt loué à TAM un vieil entrepôt désaffecté, possédant un hangar, et y avait installé un "poste de transit" ; il était occupé en général par une personne, parfois par zéro. Ceci jusqu'à ce qu'un garçon, Gabriel Oreste, se sentant probablement la vocation de désert, acceptât d'y vivre à plein temps. Seigneur de ces lieux, libre comme l'air, il se chargeait de réceptionner hommes et bagages dans un sens ou dans l'autre.
Nous avions aussi à Alger une base "solide" (au moins cinq personnes !). Avec Reggan, cela constituait un petit ensemble familial, dont les éléments étaient séparés par des centaines, voire un bon millier de kilomètres, et qui conversaient à heures fixes par TSF.
La DAM eut très vite de bons émetteurs-récepteurs, de sorte que "Soleil" et "Junon" pouvaient se transmettre aisément les nouvelles.
Pour aller de Paris à In Ecker, au début, c'était très simple. On commençait par quitter Paris pour Alger en caravelle Air-France (à l'époque l'Algérie était Française) et, après un voyage charmant, on débarquait au début de l'après-midi dans l'ancienne El Djézaïr. On allait visiter la ville, tout au moins les premières fois, puis se reposer dans un hôtel. Par la suite, nous avons disposé d'un appartement loué et équipé par nous. Il y avait une cuisine et quatre chambres, ce qui permettait d'héberger six personnes en même temps. Ce logement était surtout apprécié des vieillards (40 ans environ) ayant épuisé les joies de la débauche et conscients de leurs responsabilités familiales.

(12)
Réveil avant l'aube, départ pour l'aérodrome militaire une demi-heure plus tard, décollage dans un confortable Nord-Atlas (toujours eux!) et, par bon vent, on se posait cinq heures après sur la piste en terre battue de Tamanrasset.

La particularité de ce voyage était due au fait que l'avion servait essentiellement au transport des vivres frais (légumes) pour Oasis I et In Amguel. Par suite, il était bourré de caisses garnissant la totalité de la carlingue et on ne laissait subsister que le nombre de banquettes correspondant au nombre des passagers. Le dos à la paroi de l'avion, les fesses sur la toile et les pieds sous le siège car les caisses empêchaient d'étendre les jambes, nous passions cinq heures délicieuses, engoncés dans nos manteaux et cache-nez.
Pour se reposer, on se mettait debout ou à genoux sur la banquette en regardant le paysage par le hublot. Un bien joli paysage d'ailleurs. Après le survol de l'Algérie fertile construite par les Français, où le vert dominait c'est un terrain plus montagneux et passablement pelé qui s'offrait à nos yeux, de teinte grisâtre, parsemé de lacs, en général salés ou à sec. Puis le début du désert encore rocailleux. Ensuite le désert proprement dit ou plutôt les différentes sortes de désert : dunes de sable fin, en général gris ; passages de terrains argileux où le rouge rutile, puis vastes étendues caillouteuses mornes et sauvages avec, de très loin en très loin, les Oasis : petits îlots aux vertes formes géométriques montrant leur piste d'atterrissage et leur nom écrit en immenses lettres blanches cependant que l'avion battait des ailes au passage.

Et quelle récompense en approchant du but lorsque le Hoggar gris, noir, violet, aux pics acérés, aux énormes blocs de granit, aux montagnes posées sur le plateau comme des bateaux sur la mer commençait à défiler au-dessous de nous.

Tamanrasset. Des pics curieux, un aérodrome miteux, mais un bon accueil par un personnel restreint dont notre arrivée était la distraction principale. L'une des deux 403 commerciales du CEA (peintes en jaune vif, avec une grande bande verte sur le toit) nous emmenait à Tam pour déjeuner tandis qu'un camion militaire s'occupait des colis.

(13)
Le seul hôtel, à cette époque, était celui dit "de l'Aménokal". Les chambres étaient à moitié propres, l'eau fonctionnait à peu près mais il n'y avait pas de courant électrique durant la nuit car on arrêtait le groupe électrogène. Quelques années plus tard, après l'abandon du Sahara, l'intelligente gestion des Arabes faisait qu'il n'y avait plus du tout d'eau, moins d'électricité, pas de clefs aux serrures et... des draps de l'avant-veille. Mais la salle-à-manger n'avait pas changé.

Imaginez une salle assez basse, longue, en forme de L, munie de tables pour quatre que l'on mettait souvent bout à bout pour constituer une ou deux tables d'hôtes. Toutes étaient recouvertes d'une toile cirée déjà en service sous "Vercingétorix", donc éraillée, écaillée, éculée, montrant sa toile jaunie, et d'une teinte parfaitement indéfinissable. C'est là-dessus qu'on venait vous apporter votre repas (en général, il n'y avait pas de choix possible) non sans que la main diligente du garçon Harratine (Note : Les Harratines sont des métis de Touaregs et de noirs, ces derniers ayant servi longtemps d'esclaves) n'ait passé une éponge spontex pour nettoyer les reliefs des précédents convives. Il faisait cela d'un geste élégant et large, répandant la moitié des déchets par terre, puis essuyait les chaises, avec le même chiffon toute la semaine. J'oubliais de préciser que l'éponge avait vu le jour sous Louis XIV et qu'elle avait fait un long usage depuis !

Telle quelle, cette salle était fort sympathique au temps des Français. La bonne humeur y régnait. L'apéritif, ou le café, pris dehors sur la terrasse offrait l'occasion de voir le pittoresque spectacle de la grande rue de Tamanrasset. Rue poussiéreuse, au sol plus ou moins rougeâtre, parcourue par des ânes, des chameaux, des autos (ayant parfois du mal à se frayer un passage parmi les populations peu pressées), où les touaregs vêtus en noir ou indigo étalaient leurs superbes armes blanches.

Depuis...

La présence d'Algériens du Nord, avec col dur, veston et cravate, parlant à haute voix d'un air prétentieux tandis que les "officiers (14) algériens" traînent leur costume verdâtre, qu'un revolver vient battre à chaque pas, a gâché toute l'harmonie du décor. Seul les Touaregs sont encore acceptables.

Quoi qu'il en soit, après ce confortable déjeuner, nous reprenions la route pour traverser Tam et nous rendre au dépôt. On annonçait notre bonne arrivée dans tous les azimuts et, vers le milieu de l'après-midi, on s'élançait vers le Nord.

Les 403 ont fait merveille. L'une d'elles vivait encore après 195 000 kilomètres. Il ne restait plus beaucoup de pièces d'origine. Mais quels kilomètres ! Sur toutes les pistes de la région, le sable, le caillou, la "tôle", dans les montées si raides qu'il fallait aider le moteur en poussant la voiture et gagner mètre par mètre, les descentes abruptes où les freins ne suffisaient plus, quittant parfois la piste pour percuter dans les cailloux ou s'enliser dans le sable, ces automobiles ont accompli une tâche phénoménale jusqu'à la création des routes par le Génie saharien. Par la suite, les 2 CV, les Land-Rover vinrent les aider ; mais, au début, elles furent deux, et deux seulement.

Le Règlement exigeait qu'il y eût deux personnes à bord : un chauffeur et un convoyeur. Il s'agissait en général de jeunes de 20 ans qui passaient là un an avant de partir au service militaire. C'est assez dire que la conduite "sportive" ne leur faisait pas peur. Un bon 100 à l'heure en général, sous prétexte qu'à cette vitesse on sent moins la "tôle" de la piste. L'arrière était encombré d'outils divers et de roues de rechange, sage précaution car on crevait très fréquemment. Je certifie avoir effectué les 175 km en trois heures malgré l'arrêt traditionnel au franchissement du Tropique du Cancer, matérialisé, sur la route, par un panneau de bois. Le premier voyage a toujours laissé une impression très forte, surtout à cette époque.

Il y eut évidemment quelques accidents dont certains graves. Mais nous avons constamment été protégés par Allah car, sans cela, c'est par centaines qu'on aurait compté nos dépouilles.
Presque toujours, on passait au vieux bordj d'In Ecker vers 19 heures et là... on se perdait, on s'enlisait, bref il fallait encore un quart (15) d'heure à une demi-heure d'efforts pour terminer la route et arriver "chez nous".
Moulus, sales à faire peur, rôtis par le soleil, abrutis par l'avion, effarés par Tam, la perle du Hoggar, et combien satisfaits d'en avoir fini avec cette course sportive, nous allions goûter un repos mérité en pensant, par-devers nous : "et dire qu'il faudra bientôt refaire le même trajet en sens inverse".
Le retour en France comportait un trajet vers Tam, cinq heures de Nord-Atlas dans un avion quasi vide, et une arrivée tardive à Alger. Un coucher hâtif en ville, un lever à l'aube et... un merveilleux vol en Caravelle dans un véhicule silencieux et frais avec une charmante hôtesse pour vous servir.
Certaines d'entre elles avaient un véritable flair pour découvrir que nous revenions du désert et, en général, étaient alors aux petits soins pour les individus crasseux et las que nous étions devenus.

(16)

Distractions

A cette époque on avait somme toute des loisirs le matériel n'était pas arrivé, les instructions manquaient... alors on s'occupait.
On avait le choix entre: chercher des gravures rupestres, faire le tour de la montagne Tan Afella, aller jusqu'à la montagne voisine du Tan Ataram à travers le reg et en faire le tour (la journée en tout), exécuter une bonne virée de deux jours jusqu'à l'ermitage d'été du Père de Foucault, nommé l'Assekrem, et Tamanrasset en variant les itinéraires : une fois par Hirrafok, une fois par le pic Ilhamane.
Je parlerai plus tard de l'Assekrem.
Pour trouver des gravures rupestres, le mieux est de visiter tous les imposants débris de rochers ayant, plus ou moins, la forme d'une grotte éboulée ; c'est plutôt là que se "dénichent" les dessins. On en découvrit notamment tout près du Tan Afella, juste derrière par rapport à Oasis I.
Il faut aussi se méfier des gravures... récentes. En 1961, passant sur la piste impériale T3, nous nous sommes reposés sous un bel éboulis presque en bordure du chemin et nous ne vîmes rien de sensationnel. En 1962, un de mes collègues me tarabustant pour me montrer de superbes gravures près de l'aérodrome de Tam, me conduisit... au même endroit. Effectivement, gravés sur le rocher, tous les animaux de la création se livraient à une sarabande effrénée : éléphants, lions, chevaux... ; le tout dans un état de conservation suspect, trop parfait !
Sans pouvoir en être certain, j'ai toujours soupçonné Gérard, un français établi à Tam et dont je connaissais le talent de dessinateur, d'être à l'origine de ces gravures. Il avait servi longtemps de guide pour le voyage organisé d'une grande entreprise française de tourisme ("Le Hoggar en huit jours ; visitez l'inoubliable Tamanrasset où plane l'ombre du Père (17) de Foucault ; séjour dans le célèbre hôtel de l'Aménokal, le chef des Touaregs (Note : L'Aménokal est bien, en effet, le chef des Touaregs, mais il n'a rien à voir dans la gestion de l'hôtel. A l'origine, il touchait, je crois, un faible pourcentage des recettes) ; voyez l'ermitage du Père à l'Assekrem ; les célèbres gueltas et la perle de Djanet ; prix: xxx xxx francs ; guide professionnel assuré...).
Cet homme était loin d'être sot. Comme on lit partout qu'il y a des peintures rupestres dans le Hoggar, ses "ouailles" l'ennuyaient presque à chaque tournée en lui demandant d'en voir. Or il y a peu de gravures valables. L'ancienne grotte effondrée en bordure de route, non loin de la piste permettant de monter à l'Assekrem par l'Ilhamane (c'est-à-dire sur son circuit touristique) a pu lui paraître un lieu idéal. Pourquoi imposer aux voyageurs une fatigue inutile ?
Ce serait une raison pour la subite apparition de ce superbe ensemble animalier au lieu de la halte pique-nique sur la T3. Les véritables gravures sont rares. Les plus belles sont un peu au Nord d'In Ecker, du côté du Garett el Djénoun, la montagne maudite habitée par de mauvais génies et dont les autochtones n'approchent pas sans crainte.

Le tour du Tan Afella ou du Tan Ataram consistait à essayer de trouver un chemin pour la voiture à travers le reg, les énormes blocs de rocher, le sable et les ravins, petits ou grands. Jeu de patience où il apparaît que certains hommes ont un véritable sixième sens tandis que d'autres, aussi intelligents et ayant meilleure vue, sont condamnés à tourner en rond, à revenir sur leurs pas et, en définitive, à faire peu de chemin.
L'intérêt résidait surtout en la découverte des oiseaux, le plus souvent très petits, d'un lièvre des sables s'enfuyant affolé, voire d'un mouflon vous regardant avec curiosité, perché sur un rocher inaccessible, cent ou deux cents mètres au-dessus. Il y avait des mouflons au Tan Afella ; il n'y en a plus, les pauvres bêtes ayant eu les jambes cassées par les vibrations du sol lors des explosions nucléaires ou ayant été précipitées par le choc au bas des rochers. C'est notre grand regret.

D'Avril à Septembre, le soleil se tient presque à la verticale aux alentours de midi, de sorte qu'il n'est pas possible de trouver de l'ombre (18) pour déjeuner. Il faut développer des trésors d'astuce et découvrir un abri sous les gros rochers, abri où la chaleur est étouffante et où l'on ingurgite à la hâte le contenu d'une boîte de sardines, du pain totalement desséché, un verre d'eau tiède et un peu de vin (ce qui n'est pas tellement recommandé). Le seul endroit où l'on puisse vivre est la voiture, lorsqu'elle roule, car on y est à l'ombre et le courant d'air artificiel rafraîchit. En définitive on revient de ces promenades éreintés et quasiment rôtis.

L'Appel du Hoggar existe certainement de même que l'appel du désert, mais la plupart des européens n'ont pas les oreilles qu'il faut pour l'entendre.
Traverser et admirer les paysages étranges du Hoggar ou du Tanezrouft est intéressant, voire amusant, y demeurer pour travailler plus de trois semaines est éprouvant, sinon démoralisant.

(19)

L'Assekrem

A quatre-vingt-deux kilomètres au Nord-Est de Tamanrasset et à environ cent trente kilomètres d'Oasis I, perché aux alentours de 2 700 m d'altitude, se trouve l'ermitage d'été du Père de Foucault.
C'est vers 1955 qu'un religieux, le Père Jean-Marie, de la confrérie des "Petits frères du Père de Foucault" décida de remonter l'ermitage et de s'y installer. Il eut bientôt avec lui le Frère Marcel et pendant longtemps (jusqu'en fin 1965) ils furent seuls. Ayant rafistolé l'ermitage, ils bâtirent une autre maisonnette de pierres sèches, un peu en contre-bas et s'y logèrent, voulant conserver à l'ermitage initial son caractère de relique.
"Du haut de l'Assekrem on a la plus belle vue qui soit au monde" a écrit le Père de Foucault, et c'est vraisemblable. Les montagnes que l'on voit au Sud sont dantesques, les couleurs changent d'un moment à l'autre : violettes le matin, noires à midi, brunes le soir. C'est surtout le matin, par temps légèrement brumeux que le paysage est splendide.

De son vrai nom C..., le Père Jean-Marie est un ancien officier de marine de famille toulonnaise et il retrouva au CEA un ou deux de ses anciens camarades. Nous rendions souvent visite à cet homme religieux et instruit, droit comme un I malgré une vie rude et une cinquantaine bien passée.

La promenade classique consistait à partir de Tam vers 5 heures du matin et à s'arrêter aux grandes gueltas après avoir longé le pic Laperrine, pain de sucre bizarrement posé sur le plateau. Une guelta n'est rien d'autre qu'un endroit où il y a toujours de l'eau. Il s'agit de vasques, creusées dans le rocher par le courant des torrents, parfois superposées lorsque, comme dans le cas présent, ce sont d'anciennes chutes. Les grandes gueltas n'ont rien de bien extraordinaire mais, dans ce pays, tout ce qui touche à l'eau, présente un énorme intérêt. Depuis les grandes gueltas, la piste (créée par la France), jusqu'alors relativement plate, se met à grimper sèchement, traverse le ruisseau, toujours à sec, qui a façonné les gueltas et (20) continue à monter de plateau en plateau, serpentant entre les montagnes. L'arrêt suivant se faisait près de l'Akar-Akar, montagne trapue, noire, d'aspect maléfique, afin de la voir dans l'éclairage de l'aube. L'impression de désolation ressentie à ce moment est peut-être une des plus fortes qui puisse exister.
Un petit détour menait ensuite aux gueltas Afilale, beaucoup plus importantes en étendue et en volume que les précédentes. Ce sont des trous d'eau, parfois très profonds, qui se succèdent pour former le lit d'un étroit torrent qui ne coule vraiment qu'à de rares périodes de l'année. Nous y avons pêché le "poisson du Hoggar" mais n'y avons jamais pris que de très petits animaux au sujet desquels les ichtyologistes se passionnent paraît-il.
Un peu plus loin, le long de la piste de plus en plus tourmentée, c'était la halte à ce que nous avions appelé la "dune rouge", passage de sable argileux d'une teinte vive, puis l'arrêt aux orgues basaltiques et, enfin, l'arrivée à l'Assekrem.

Tous, tant que nous sommes, avons ramené en France des fleurs ou des végétaux du Hoggar. Le transport s'effectuait le plus souvent dans des boîtes d'eau d'Evian et je vous laisse à penser comme il était facile de se trimballer avec ça d'In Ecker à Paris. J'ai possédé une plante surnommée "hoggar" qui avait tout du brin d'herbe de dix centimètres de long. Au bout d'un an, elle était devenue trop grande pour le pot de fleurs qui l'hébergeait à Paris et il fallut la transporter en pleine terre à la campagne. L'année suivante, elle prenait des allures d'un arbuste, chose impensable dans son pays d'origine, mais, hélas, elle qui avait affronté le froid des montagnes du désert, ne survécut pas à quelques flocons de neige.

La route de l'Assekrem s'arrête, en fait, au sommet d'un col, bien au-dessous de l'ermitage et, de là, il y a encore une gentille grimpette à faire à pied. Grimpette passablement raide que certains ne pouvaient exécuter aisément, à cause de l'altitude sans doute.

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Les agents du CEA sont de braves gens. Voyant le total dénuement du Père Jean-Marie et du Frère Marcel, ils eurent vite fait d'organiser le ravitaillement. Pas une voiture ne quitta Oasis I sans emporter, à l'arrière, de l'eau, du vin, du pain et une caisse de vivres pour nos compatriotes. Avec la complicité de l'administration de la DAM, tout ceci fut astucieusement comptabilisé de façon que l'on n'y voit rien. Au demeurant que représentaient ces dons par rapport à la dépense totale de l'entreprise ? A peu près une goutte d'eau par rapport à l'océan Pacifique !
Au début on chargeait le tout sur ses épaules et l'on grimpait mais le Père Jean-Marie nous dit ensuite de laisser le lot au col, dans une cabane de deux pièces, en pierres sèches, construite pour abriter les touristes. Un refuge si vous voulez.
Plus tard, lorsque le personnel militaire et civil fut important, le Père Jean-Marie fut parfois submergé sous les vivres. Nous l'avons toujours soupçonné d'en faire don aux Touaregs ou aux Harratines soit lui-même soit par l'intermédiaire des "petites sœurs du Père de Foucault" lorsqu'elles passaient par là.
  • "Grâce à vous tous notre vie a été allégée" me dit un jour le Père.
Et une autre fois :
  • Dieu a ainsi permis que nous nous occupions d'autres choses.
  • Mais quand nous serons partis, mon Père ?
  • Dieu y pourvoira.
Et bien plus tard encore, lorsque je lui fis mes adieux :
  • La Providence s'est aperçue qu'elle nous avait trop gâtés. Des épreuves nous sont maintenant nécessaires mais je vous remercie pour tout.

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Il est certain que le Père Jean-Marie n'était nullement ennuyeux. Il faisait visiter l'ermitage avec joie.
Imaginez une toute petite maison dans le genre d'une cabane de berger mais munie d'une porte, un couloir étroit donnant sur une pièce qui fut la chapelle du Père de Foucault et transformée en musée ; dans cette pièce un cahier servant de livre d'or sur lequel les voyageurs écrivaient leur nom et leurs réflexions.

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Nous nous souvenons de notre embarras lorsque le Père nous pria d'inscrire notre patronyme la première (et la dernière) fois. De belles pensées s'étalaient, parfois des déclarations d'une foi profonde. Nous, nous n'étions que de pauvres ingénieurs passablement pécheurs et pas très portés sur la philosophie.
Le Père lisait nos quelques phrases gauches et maladroites et refermait précieusement le cahier, ce petit cahier bien peu garni en 1961. En 1966, le cinquième était rempli.

La chapelle actuelle, située à gauche du couloir, un peu après la porte, est en fait l'ancienne chambre du Père de Foucault et elle est toute petite.
Sous les rayons du soleil, les pierres et le bois de la porte d'entrée prennent des teintes variées, irisées, tandis que, le plus souvent, souffle un vent frais particulièrement agréable.

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Un jour que je lui demandais s'il faisait beaucoup de conversions, Jean-Marie me répondit :
  • Pas une seule évidemment. Je n'en ferai sans doute jamais car l'Islam est fortement implanté. Du reste je n'essaye pas ; je suis ici pour Témoigner de Sa Présence.
  • Et vous n'avez jamais eu d'ennuis avec les Touaregs ?
  • Jamais. Ce peuple est très religieux, c'est-à-dire qu'il croit vraiment et, par suite, admet et respecte les croyances des autres. Ils ne sont pas fanatiques mais religieux, ce qui est tout-à-fait différent.

Je pensais à part moi à la différence essentielle qui existe entre l'arabe Nord-Africain et le Touareg. Le premier se livre à des manifestations de fanatisme effréné, du moins en public. Il se martyrise lors du Ramadan tant qu'on le voit, mais, s'il peut se cacher dans une voiture ou une maison européenne, il boit abondamment pendant la même période ainsi que je l'ai vu faire plus d'une fois au Maroc et en Algérie. Le premier lapidera avec hystérie son coréligionnaire surpris à fauter. Le second en fera peut-être autant mais, lui, au moins, n'aura pas enfreint à la loi de Mahomet. Le (23) premier est tout de façade, soumis à toutes ses passions. Les berbères diffèrent dont la race se rapproche de la race européenne. Les chleus aussi qui sont leurs cousins éloignés de même que les Touaregs, probablement du même groupe ethnique et qui présentent en sus la particularité de détester les algériens.

Le Père Jean-Marie n'avait qu'un dada, bien naturel pour un prêtre : sa messe du Dimanche et il était alors redoutable. Levé bien avant le soleil, il commençait par s'assurer qu'aucun véhicule arrivé tardivement ne stationnait au col.
Dans l'affirmative, il descendait de son aire comme un aigle sur sa proie, attendait le premier signe d'éveil et venait dire bonjour. Au cours de la conversation, il suggérait :
  • "Ma Messe sera dite vers 10 heures, j'espère que vous y assisterez ?"
  • "Impossible mon Père, c'est trop tard. Nous devons partir à 9 heures dernier délai car il faut être à Idèles pour le début de l'après-midi".
  • "Alors, très exceptionnellement, je dirai ma messe à 8 heures. Ou mieux, je vais la dire toute de suite. Disons 7 heures, voulez-vous ?"
Puis le Père Jean-Marie montait la garde, guettant l'arrivée des voitures parties le matin de Tam et parvenant au but vers 9 heures et demie, 10 heures.
  • "Bonjour chers amis, c'est gentil de venir me voir un Dimanche"! Que diriez-vous d'assister à ma messe vers midi ?"
  • "Impossible mon Père ! A 11 heures, au plus tard, je dois repartir car mon horaire m'impose d'être de retour à Oasis I avant 17 heures et nous passons par l'Ilhamane".
  • "C'est bien ennuyeux car, à dire vrai, j'ai déjà eu ma messe et la règle m'interdit de biner à intervalle trop rapproché. Vraiment vous ne pouvez pas attendre ?"
  • "Non mon Père. Croyez que nous en sommes navrés".
  • "Alors tant pis ! Je dirai ma messe pour vous à 10 heures et le Bon Dieu me pardonnera".

Que voulez-vous faire ? Je connais des incroyants qui assistèrent à la messe du Père Jean-Marie. A l'un d'eux, violemment anti-clérical, qui lui déclarait :
  • "Mon Père, moi, par principe, je n'assiste jamais à la messe"
(24) le Père répondit :
  • "Quel dommage ! De quelle joie vous vous privez !"
avec une telle foi et une telle certitude dans le ton que je crus au miracle : mon athée de collègue faiblissait. Il se retint tout juste, beaucoup plus par orgueil que par désir je pense et, tout compte fait, assez sottement.

Il me souvient qu'une fois nous étions quatre entre 35 et 50 ans.
  • "L'un de vous veut-il me servir à la messe ?" nous dit Jean-marie
Nous étions installés dans la toute petite chapelle de l'ermitage où l'on peut tenir à dix en se serrant passablement. Cela faisait 20 ans que le plus jeune d'entre nous avait abandonné la tenue d'enfant de choeur et ce fut le plus âgé qui pris la sonnette.
  • "Introibo ad altare Dei".
  • "Ad Deum qui laetificat juventutem meam".
Le Père n'avait pas proposé de livres de messe et nous n'en avions pas. Néanmoins, nos souvenirs nous revenant, nous répondions de notre mieux en latin (Note : Si des jeunes lisent ces lignes, ils seront étonnés d'apprendre que nous savions un peu le latin. Le moins âgé d'entre nous était né en 1920. A cette époque, 95% des élèves issus des grandes écoles avaient fait six années de latin. Et si ces mêmes jeunes regardent autour d'eux avec attention, ils constateront qu'en ce moment même la majorité des "taupins" a également étudié cette langue morte). Sur quatre, il y en avait toujours un en panne, le plus souvent deux, parfois trois et toute la messe fut récitée dans le langue de Virgile, y compris les passages pleins de traîtrise comme le Gloria in excelsis Deo, Le nombre de voix était variable mais l'une d'elle tenait le coup et le changement des intonations et des timbres ne paraissait pas choquant.

A la fin le père nous dit :
  • "Il m'arrive, bien sûr, de recevoir des prêtres séculiers ou des religieux qui me servent la messe et répondent, mais ce n'est pas, pour moi, aussi agréable que lorsqu'il s'agit d'hommes comme vous, choisis par le Seigneur, pour lutter et vivre dans les embûches journalières du monde. Depuis des années, je n'avais eu l'occasion de célébrer un service aussi beau et aussi rempli de signification. Merci à vous quatre".

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Et, de notre côté, c'est probablement l'office auquel nous aurons assisté de meilleur cœur, en raison de l'atmosphère étonnante de ce lieu et de la joie visible de ce religieux.

*
*      *
  • "Je vais relever mes bandes météo, m'avait dit Jean-Marie (les Pères de l'Assekrem travaillaient pour la météorologie nationale). Il y a des "petites soeurs" dans le coin, mais n'allez pas les déranger inutilement. Si vous en voyez une, en descendant sur Tam, dites-lui de venir me trouver sans tarder car j'ai quelque chose d'important à lui remettre et un papier à lui faire rédiger.
Je n'avais encore jamais rencontré de sœur dans ce pays de cailloux où de rares nomades subsistent avec peine. En décrivant les lacets de la piste, un peu avant la dune rouge, nous vîmes soudain, marchant en dehors de la piste, une silhouette que nous supposâmes, tout d'abord, être celle d'un Touareg. La route tourne et retourne et notre Touareg, lui, avançait tout droit, prenant en quelque sorte à travers champs : le hasard voulut que la silhouette coupât la piste juste devant nous.
  • "C'est une femme, hurla un de mes collègues, c'est une des sœurs dont parlait Jean-Marie".
La voiture s'arrêta promptement et nous bondîmes tous quatre au dehors.
  • "Ma sœur, ma sœur, on a une commission pour vous".
La sœur s'arrêta, se retourna et regarda d'un air amusé les quatre statues pétrifiées que nous étions devenus.
Quatre français, trois en nus-pieds avec des ongles presque propres, le quatrième en chaussures de toile ; trois pantalons kaki et un short ; quatre chemises kaki ; trois chèches enroulées autour du cou et croisés par devant ; un chandail sur le dos et les manches nouées sous le manton ; quatre paires de lunettes de soleil ; trois têtes nues et un chapeau. Bref, quatre ingénieurs français au désert, mais aussi quatre hommes sidérés, bouches ouvertes et jambes écartées. Nous devions être, en effet, particulièrement mignons à voir.

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Imaginez une française de trente ans environ, au teint parfaitement blanc, blonde et positivement ravissante. Un prix de beauté, caché sous la houppelande sombre des femmes Touaregs.
La Sœur nous demanda, d'une voix qui nous parut céleste :
  • "Bonjour, Messieurs du CEA, quelle est cette commission ?"
Je m'armai de courage et lui transmis le message.
  • "Ma sœur, si j'osais, on pourrait vous conduire. Je pense que vous allez au douar, derrière l'Afilale ; c'est encore loin et, nous, on n'est pas pressé" (ce qui était archi faux du reste).
  • "Merci, Monsieur, mais c'est inutile. J'aime marcher et je suis presque rendue car je vais à un campement, maintenant très proche".
  • "N'êtes-vous pas assoiffée, dit l'un de mes collègues, voulez-vous qu'on vous donne notre bidon de réserve ? Ou des vivres ?"
  • "Mais non, merci Messieurs, je n'ai besoin de rien. Mes amitiés à Paris lorsque vous le reverrez et vous, le breton du Morbihan, dit-elle à un camarade que son accent avait trahi, bonjour à la Bretagne".
Et elle s'en fût.
Nous étions désolés. Ces filles ont une grande instruction et sont souvent médecins car leur ordre les oblige à suivre des cours en faculté. Elles s'occupent des populations autochtones en faisant du service social, soignant, écrivant, arbitrant, nourrissant, en quêtant ailleurs.
C'est bien, soit !

Mais pourquoi ne pas exercer le même genre d'apostolat en France ?
  • "Et puis d'abord, le gouvernement devrait interdire cette gabegie !"
C'était, exprimée à haute voix, notre commune opinion.

(27)

La discipline de route

Lorsqu'on est dans le désert, il faut être prudent. Bien sûr il y a toujours des gens plus malins que les autres, mais il y en eut assez peu à la DAM.

Les déplacements à courte distance étaient libres tandis que tout voyage un peu éloigné donnait lieu à un véritable cérémonial. D'abord il fallait l'autorisation des supérieurs, puis celle du "Diram ", c'est-à-dire le chef du camp. Ensuite il était nécessaire d'exposer l'itinéraire choisi et l'horaire prévu.

Cela donnait, à peu près, ce genre de dialogue :
  • "Je pars à 6 heures pour l'Assekrem par Hirrafok ; je déjeune là-haut et je redescends sur Tam pour 19 heures".
  • "Pas d'accord. Vous y serez à 18 heures au plus tard. La vacation a lieu, vous le savez, à cette heure-là et je tiens à être averti de votre arrivée".
  • "O.K.".
Ou bien :
  • "Je pars sur Tam à 7 heures, déjeune là-bas, monte à l'Assekrem et rentre de nuit par..."
  • "Exclu. Vous coucherez à Tam, si vous voulez, en partant ce soir. Départ pour l'Assekrem le matin et la vacation matinale m'en avertira. Retour à Oasis I pour 18 heures au plus tard. Combien de véhicules ?"
  • Bien , Monsieur. Deux véhicules".
De la sorte, si nous tombions en panne, les recherches étaient déclenchées par l'Armée qui utilisait alors des hélicoptères et la connaissance du trajet limitait le périmètre de surveillance.
Les consignes étaient simples : quoi qu'il arrive, ne pas quitter la voiture, sauf de nuit à courte distance d'une piste fréquentée par nos propres véhicules (en pratique la seule T3) ou de nos installations. Attendre (28) en se mettant à l'ombre et en utilisant des couvertures pour diminuer la déshydratation ; boire peu dans la journée, davantage au coucher du soleil.

Bien entendu le gars expérimenté du CEA avait toujours un barda épouvantable dans sa voiture : pelle, pioche, levier, planche solide, matériel de rechange, eau pour le moteur, eau pour boire...
Ce système a certainement permis d'éviter des accidents mais il y eut quelques anicroches.
Un jour, un ingénieur (intelligent !) modifia son itinéraire et tomba en panne. L'équipage fut récupéré de justesse : il avait achevé de boire l'eau du radiateur, ce qui est extrêmement malsain. L'ingénieur fut naturellement prié de quitter la DAM dans les délais les plus brefs.
Dans le désert, être malin c'est bien, mais être bêtement discipliné est beaucoup mieux.

Table des matières



(29)

III

LES JOIES DES VOYAGES
(suite)

Nos avions civils

Les choses devinrent plus agréables pour nous lorsque les Armées, n'ayant plus d'avion en état à Orléans (ou du moins plus assez), décidèrent d'affréter un avion à Air-France pour assurer le transport des passagers. Cela ne se produisit pas durant les campagnes de Reggan, mais assez vite après la construction de l'aérodrome d'In Amguel, lorsque les tirs nucléaires se firent sous terre dans le massif du Hoggar.

C'est un "Super G", c'est-à-dire un super constellation qui nous fut affecté. Cet avion est remarquable. Il possède une autonomie de vol étonnante (ce sont ces appareils qui relièrent longtemps l'Amérique à l'Europe), a quatre bons moteurs et peut voler avec deux, se pose sur des terrains relativement courts (comme celui d'In Amguel) et, mon Dieu, est confortable.
Les Agents de la DAM, se rappelant les équipées en Nord, se considéraient comme des coqs en pâte : "Paris-In Amguel en six heures seulement avec repas servi à bord (mais sans apéritif, ni alcool, ni thé, ni... hôtesse) ; vous vous rendez compte ?"
Finis les cache-col et les gros manteaux, finis les sandwiches et la bière chaude ! Seule, la lampe électrique (indispensable à l'arrivée) pouvait paraître étrange dans le bagage standard.

Les horaires furent modifiés. L'avion, appartenant à Air-France, ne pouvait décoller d'un autre aéroport qu'Orly après les révisions normales. Mais l'Armée n'ayant un centre de transit et de chargement qu'au Bourget, on résolut le problème en faisant partir l'appareil à 8 heures d'Orly pour... Le Bourget.
Après chargement des colis et des passagers (plus de convocations à 6 heures place Balard, 10 heures au Bourget était l'heure fixée), le Super G prenait son essor et, d'un coup d'aile ou avec escale à Alger pour prendre du carburant, allait jusqu'à In Amguel.

(30)
Lorsque l'Algérie cessa d'être française, l'avion fit toujours le trajet sans escale et c'est vers 18 heures qu'il se posait sur le plateau du Hoggar.

Rapide, cet avion l'était. Et cependant... !
Cependant, un certain jour, il décolla à 11 heures précises du Bourget. Tout le monde avait voulu prouver au Général Thiry (du corps de l'Air), Directeur de l'ensemble combiné Armée-CEA pour l'explosion du surlendemain, que tout allait très bien. Il y avait à bord beaucoup de "beau monde" : Patrice et Valéry qui ne quittèrent pas Thiry et le flanquèrent, l'un à droite et l'autre à gauche, durant la totalité du voyage, sauf à bord où l'un occupait le siège voisin et l'autre celui de derrière. Heureusement pour le Général, il n'y avait pas trois sièges côte à côte dans l'arrière de l'appareil. Une douzaine d'individus moins huppés étaient là également : Baptiste, Camille, Sylvain... plus quelques secrétaires dont Michelle, fille d'un général et, depuis l'origine de la DAM, secrétaire en chef des Essais. Enfin, on avait complété le chargement avec du tout-venant, dont une quarantaine de mineurs du CEA qui retournaient percer des galeries dans la montagne.

Le voyage fut rapide et impeccable jusqu'aux gorges d'Arak et un peu au-delà. A ce moment les passagers sentirent l'avion s'incliner et constatèrent que le soleil était passé de leur droite à leur gauche. Au même moment le régime des moteurs changea complètement cependant que le sol devenait de moins en moins perceptible.
  • "Zut ! s'écria une voix, on a fait demi-tour".
  • "C'est le vent de sable" ajouta un vieux routier.
Le Général se leva très dignement et se rendit dans le poste de pilotage. A son retour, il apprit à ses voisins qu'en raison d'un vent de sable sur In Amguel, l'atterrissage était impossible. Le point de destination était devenu Blida, encore occupé par la France. Mais petit à petit, le temps se détériorait. Blida fut interdit, puis Reggan, puis Colomb-Béchar. Seul Alger resta ouvert!

Le Général fit trois ou quatre fois la navette entre sa place et le poste de pilotage et le commandant de bord accepta de ne pas se poser à Alger. En effet, les Algériens auraient été enchantés de "barboter", non (31) l'avion, mais les passagers... et leurs papiers. Les moteurs au régime le plus économique, la route du Nord fut conservée. Les vivres ayant été consommés à midi, il ne restait plus grand chose à manger ! mais, Dieu soit loué, un peu à boire. Les chahuteurs réclamaient une escale à Palma de Majorque, mais c'est Marseille que choisit le commandant de bord.
A 21 heures 35, soit après 10 heures 35 de vol ininterrompu, l'avion se posa à Marignane. Ce record de durée Paris-Marseille sans escale n'est pas prêt d'être battu.

L'accueil reçu à Marignane fut touchant. L'avion appartenant à Air-France, et non aux Armées, sa course pouvait être suivie ; mais, à Marseille, les nouvelles se déforment. Les voyageurs de l'aéroport surent qu'un avion était "en difficulté" au-dessus du Sahara, puis "en détresse" au-dessus de la Méditerranée, et à court d'essence, tout juste assez "pécaïre" pour regagner la rive. En réalité l'appareil pouvait retourner jusqu'à Paris et les moteurs fonctionnaient comme des horloges.

Accueillie à bras ouverts, conduite au restaurant où les autres dîneurs se déplacèrent pour permettre un service plus rapide aux "rescapés", la population DAM de l'avion était enchantée d'avoir battu un record. Puis, en autocars spéciaux, elle fut conduite à Marseille dans un hôtel qui maintient des chambres libres pour héberger éventuellement des passagers retardés d'un avion d'Air-France. "Deux cents chambres et deux cents salles de bain" disait le prospectus.
Dès l'arrêt du car, les ingénieurs débrouillards et les secrétaires filèrent comme l'éclair vers la réception pour avoir de bonnes chambres. Ils eurent les numéros 1 à 17 ; puis le Général et son escorte obtinrent des chambres dans les 200 ; enfin les divers autres dont les mineurs furent logés dans les 300 et 400... Or, les chambres 1 à 17 étant celles que l'hôtel réserve normalement aux femmes de chambre ou chauffeurs des voyageurs argentés, étaient les seules à ne pas avoir de salle de bain !

Le lendemain, réveillée avant l'aube, la bande se retrouva dans le Hall, assise sur ses valises. Les malins des chambres 1 à 17 se congratulaient de leur grandeur d'âme, assurant avoir agi délibérément : "il était logique que nous, ingénieurs, haut placés, pas encore riches, mais pouvant le devenir, nous laissions les plus belles chambres et le luxe aux membres (32) du personnel moins favorisés dans l'existence". A 11 heures, il devint patent qu'on ne partirait plus ce jour-là et rendez-vous fut pris pour le lendemain 6 heures.
Dans l'après-midi les 17, ayant réquisitionné les deux voitures du CEA à Marseille (la DAM avait alors sur place un petit bureau de transit), effectuaient une visite touristique, précédés par la voiture personnelle du chef de poste marseillais. Ils dépassèrent ou croisèrent à plusieurs reprises le Général (toujours flanqué de Patrice et Valéry) arpentant mélancoliquement et à pied, le pavé de Massilia.
Le lendemain, après un réveil matinal et une attente, normale en aviation, de quelques 8 heures, le voyage s'acheva heureusement le soir sur l'aérodrome d'In Amguel. Le trajet n'avait au total duré que 55 heures 30.

Je vous disais que le Super G est un avion remarquable et vais vous en donner un exemple : Un jour qu'il faisait très chaud et au tout début de l'après-midi, un avion de ce type, chargé de 96 passagers, plus les bagages, s'élançait sur la piste d'In Amguel, piste située à 1 000 m d'altitude.
Les agents du CEA restés dans l'aérogare voyaient l'avion courir face à un vent nul. Le tiers, la moitié de la distance "il ne va pas tarder à décoller". Les deux tiers, les trois quarts et toujours rien. Les moteurs rugissaient, mais l'appareil ne s'envolait pas. En bout de piste recommence le reg. Un reg garni de blocs de rochers sur lesquels tout avion se fracasse immanquablement.
  • "Nom de Dieu" (Note : Authentique, hélas !) murmura un responsable de la DAM en sentant un froid subit le parcourir.
C'est juste au bout de la piste que le pilote enleva son avion. Pendant un temps qui parut infini, il resta à quelques mètres du sol. Puis, lourdement, il gagna quelques dizaines de mètres et s'en fut, toujours bas, vers le Nord. Très inquiets, les agents de la DAM demeurèrent pendant une demi-heure encore sur l'aérodrome.

(33)
En fait, le pilote avait son appareil bien en main. Sentant sa peine à décoller, il avait attendu le dernier moment puis évité de faire donner toute la puissance pour grimper afin de ne pas échauffer l'huile exagérément.

De ce jour-là datait le règlement, non officiel, disant qu'en cas de décollage au début de l'après-midi et en raison de l'altitude comme de la température, l'avion ne serait chargé qu'aux deux tiers.

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Nos hélicoptères

L'hélicoptère fut très vite utilisé à In Ecker.

La montagne du Tan Afella, dans laquelle on faisait éclater les engins atomiques, domine le plateau (altitude 1 000 m) de 1300 m environ. C'est un énorme chapeau de gendarme, en granit, dont les parois sont presque à pic, tout au moins sur une de ses faces. Noir ou gris selon l'éclairage, parsemé d'énormes rocs éclatés par la chaleur, il est assez impressionnant.

En divers points de la montagne existaient des camps volants pouvant abriter trois ou quatre personnes. Chacun était muni d'une sondeuse, le but étant de percer des trous verticaux pour des raisons techniques qui n'ont rien à faire dans ce récit. Il fallait tout monter: les hommes, le carburant, le matériel, les vivres, l'eau pour la machine, l'eau pour les hommes. Ce sont les hélicoptères qui firent ce travail invraisemblable. Invraisemblable et acrobatique.
Le long de la paroi, très chaude passé dix heures, les courants d'air changent brusquement de sens et de force. L'appareil s'avance, vent debout vers la toute petite plate-forme (dégagée à la main) et avec un courant ascendant nul. Au moment où il arrive pour se poser, le courant ascendant se manifeste brusquement et le vent vient de l'arrière.
Ce n'est pas sans une certaine appréhension que les gens de la DAM prirent fréquemment leurs ascenseurs. Il n'y a pas eu un seul tué parmi les passagers tant que ce cirque dura, mais les militaires, eux, payèrent un lourd tribut.
Peut-être fût-ce un peu de leur faute car ils aimaient fort les acrobaties. C'est ainsi que leur grand plaisir consistait à faire une peur effroyable aux agents du CEA, surtout à ceux qui ne venaient pas fréquemment.
La chose se passait lors de la descente. Une fois les "civils" assis dans l'hélicoptère (non attachés), certains à même le plancher, l'appareil décollait la porte grande ouverte, amorçait une rotation ou deux et, se redressant (35), se laissait tomber comme un caillou vers le sol. Cramponnés et ruisselants de sueur, les "civils" souffraient des oreilles... et des entrailles jusqu'à ce qu'un rugissement du rotor vint freiner cette dégringolade. Glissant en souplesse, l'appareil faisait une seconde petite descente, frôlait le toit du hangar à carburant et se posait sèchement sur l'aire du départ.
C'est en général une demi-douzaine d'individus verdâtres et dégoûtés de ce mode de locomotion qui prenait rapidement pied sur le sol.

Bien entendu, à ce régime, il y eut quelques incidents : roue cassée, hangar légèrement heurté, pale de rotor faussée.
Mais les aviateurs n'ont accidenté mortellement aucun agent de la DAM, se contentant de dégoûter la plupart d'entre eux, et, à tout jamais, du transport en libellule.

(36)

Les Voyages du Médecin-Chef

Les médecins semblent avoir un certain chic pour se mettre dans le pétrin.
Apprenez, bonnes gens, comment se passèrent leurs premiers voyages à Reggan et In Ecker.

Le Médecin-Chef de la DAM, nommé Daniel, décida, début 1959, qu'il était de son devoir de se rendre à Reggan pour "examiner" les conditions de vie du personnel du CEA. C'était un Médecin-Commandant, détaché de l'Armée au CEA et le personnel, qui avait pour lui une grande amitié, lui doit certainement beaucoup.

Il partit bravement du Bourget en Nord-Atlas comme tout le monde, dut, selon l'habitude, attendre avant le décollage, puis se poser à Istres pour réparer une bricole quelconque de sorte que c'est seulement en fin d'après-midi qu'il se trouva à Alger.

Après un dîner léger mais apprécié, le commandant de bord se jugeant fatigué, décida qu'on coucherait à Alger et qu'on repartirait le lendemain de très bonne heure. Mais coucher à Alger s'entendait à l'intérieur de l'enceinte de l'aérodrome militaire. Pour les aviateurs, un certain nombre de chambres existait, pas somptueuses ni même très propres, mais subissant un semblant d'entretien.

Et pour les passagers ?

Eh bien, il y avait quelques chambrées, munies de châlits et de paillasses sur lesquels les voyageurs pouvaient goûter les douceurs du repos ! Le docteur en entrant eut un haut le cœur et examinant les lieux avec soin, décida (et il avait certainement raison) que les puces, et autres bestioles, avaient frauduleusement élu domicile en ces lits de fortune.

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Il refusa tout net de se coucher et revint au mess pour faire du scandale. La séance commença aux alentours de 9 heures du soir :
  • "Moi, Médecin-Chef de la DAM, Médecin-Commandant de l'Armée, je juge inadmissible des conditions de logement semblables. J'exige une chambre décente, non seulement pour moi mais pour tout le personnel dont j'ai la charge, médicalement parlant".

Se trouvaient notamment en présence : le responsable de l'escale ne disposant pas d'assez de locaux, le chef de bord très ennuyé et... le Docteur Daniel. Une heure plus tard, au terme d'une explication orageuse au cours de laquelle l'un menaça de faire appel à la police aérienne, l'autre des foudres d'un ministre, ce fut le chef de bord qui trouva la solution :
  • "Puisque c'est ainsi, et afin d'en sortir, partons tout de suite pour Reggan et fichez-moi la paix".

On rechargea donc l'avion et, à 2 heures 30 du matin, il se posait à Reggan où personne ne l'attendait, les services de l'aéroport cessant toute activité à partir de 22 heures à l'exception naturellement de l'écoute radio et du soldat chargé du balisage en cas d'atterrissage inattendu.

Perdu dans le noir d'encre de Reggan, sans lampe électrique ni personne pour le guider, le Docteur Daniel se dirigea grosso modo dans la direction indiquée par le soldat de service. Quelques chutes dans des trous de chantier, quelques détours pour éviter de gros obstacles dont la nature apparaissait mal et il arriva dans le bon bâtiment grâce à l'obligeance de soldats revenant, probablement, d'une escapade nocturne et frauduleuse à Reggan-Ville (ainsi appelée parce qu'il s'y trouve un douar arabe).

En pénétrant dans le bâtiment, ne sachant où aller, il fit du bruit et Kléber, le chef des Essais, se réveilla.

Daniel raconta son aventure et Kléber le mena jusqu'à la chambre en attente :
  • "Et maintenant, Docteur, recevez encore toutes mes excuses pour ce contre-temps et je vous souhaite bonne nuit".
  • "Merci, mon cher, mais auparavant, j'aimerais me rendre aux commodités".
  • "C'est facile, suivez-moi. C'est sur le même palier à trois pas de là".

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Grâce à sa torche électrique, Kléber montra le chemin et dit aimablement :
  • "Je vais vous laisser ma lampe électrique".
  • "Que non pas, mon cher ! Vous pourriez en avoir besoin ! Un vieux militaire comme moi ne se perd jamais dans l'obscurité. Bonsoir et merci".

Daniel entra dans le lieu réservé et, comme il faisait noir, écarta les deux bras pour s'appuyer sur les cloisons. Sous ses paumes, il sentit des surfaces gluantes et poussa un rugissement.

Kléber avait oublié que l'endroit venait juste de recevoir sa couche de peinture !

Ayant récupéré le docteur, Kléber, fort ennuyé, le rassura :
  • "Je vais chercher du savon et un torchon, et je reviens".

Ce qu'il fit mais il avait oublié que l'eau était coupée par mesure d'économie.
Le docteur se contenta du torchon et alla se coucher. Le lendemain, il commença son rapport :
  • "De ce que j'ai vu, tant au cours du voyage qu'à l'arrivée, il ressort qu'à aucun prix, le personnel féminin ne doit être envoyé à Reggan..."
Au reçu de ce rapport, le général Buchalet dit tranquillement (il était détaché au CEA et directeur de la DAM) :
  • "Il a certainement bien raison mais c'est trop tard. Les deux premières sont parties ce matin".

Instruit par l'expérience, le Docteur Daniel décida qu'il s'occuperait d'In Ecker dès le début. Lors de sa première visite, il existait un "Point Nord" à l'emplacement de ce gui devait devenir la base "Oasis I" où se trouvaient deux baraques pour dormir, une pour manger, une réservée aux mineurs du CEA et... deux feuillées situées réglementairement à 80 m des locaux.
Le jeune ingénieur de Centrale, au nom prédestiné, tout seul ou presque, qui commençait à bâtir la base était heureux de recevoir le docteur et de lui montrer son domaine. Il envoya chercher à Tamanrasset les deux les médecins chefs (du CEA et du CEA/DAM). Ceux-ci se montrèrent enchantés des plans et des prémisses :
  • (39) "Ce sera nettement mieux qu'à Reggan ! Combien plus sain et mieux conçu!" disaient-ils doctement.
La nuit fut agréable, parce que fraîche. Et, après un solide petit déjeuner (le personnel fut toujours très bien nourri à In Ecker), les deux médecins sentirent le besoin d'aller... à 80 m des locaux,
  • "C'est très simple, expliqua l'ingénieur. Allez dans la petite cahutte en lattis-roseaux. Là, vous verrez un grand trou et de solides madriers pour poser les pieds. Tomber dedans est, vous le constaterez, pratiquement impossible".

C'était vrai mais les médecins furent ennuyés de constater la présence de mouches d'une espèce inconnue dont la longueur atteignait bien deux centimètres avec des ailes en proportion.
Un cri strident fit sursauter l'ingénieur, maître des lieux.
  • "Sont-ils tombés ?", s'inquiéta-t-il.
Il fonça et se trouva en présence du Médecin-Chef Victor, furieux, se tenant énergiquement une fesse et du Docteur Daniel très ennuyé.
  • "J'ai été abominablement piqué par un de ces horribles insectes, rugit le premier. Peut-être sont-ils venimeux ou porteurs de germes ?"
Personne ne le sachant, son confrère lui fit aussitôt une piqûre et une désinfection énergique et profonde.

Un rapport, tôt établi, exposa que, sous peine d'y risques les plus graves, tant au point de vue moral que physique, aucune secrétaire de la DAM ne saurait, pour le moment, se rendre à In Ecker.
  • "C'est ennuyeux, dit le nouveau Chef des Essais après en avoir terminé la lecture. C'est ennuyeux car j'ai d'ores et déjà décidé d'envoyer mes "filles" là-bas dès la semaine prochaine.

Table des matières



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IV

AU TANEZROUFT

Camping à Reggan

Il existait l'ancien Reggan, dit Reggan-Ville, avec le Bordj Estienne, le palais des Affaires Sahariennes, le Douar arabe, la palmeraie et le nouveau Reggan, dit Reggan-plateau, construit à une dizaine de kilomètres sur le sommet d'un plateau et muni d'un aérodrome, de bâtiments, de souterrains creusés à flanc de colline. C'est en ce dernier endroit que militaires et civils s'installèrent petit à petit.

En débarquant à Reggan "l'homo vulgus DAM" se voyait gratifié de papiers supplémentaires. En 1960 il devait porter sur lui :
  • Une plaque CEA numérotée
  • Un laissez-passer CEA
  • Un laissez-passer militaire divisé en petits carrés numérotés (lorsqu'un trou perforait un carré, l'agent ne pouvait se rendre dans une certaine zone)
  • Un film-témoin anti-radiations du service de santé des Armées
  • Un film dito CEA vu que ces Messieurs de la protection n'avaient aucune confiance dans le matériel du voisin
  • Une casquette bariolée indiquant le service auquel il appartenait... et j'en passe.

Ce barda encombrait les poches, ornait le cou ou la poitrine et le scoubidou fut un temps à la mode pour le port de toutes ces breloques.

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Mis à part le tout début des opérations, la DAM put utiliser des chambres dans l'un des grands immeubles à trois étages construits par les Armées et en 1960 elle eut même la totalité du bâtiment D à sa disposition (voir photo P.B.ci-contre).
La zone des souterrains lui appartenait en propre et, là, des hangars et des baraques servaient de laboratoires, bureaux, magasins... Evidemment les souterrains abritaient les laboratoires et matériels "sensibles" ; les explosifs étaient un peu à l'écart et le plutonium avait sa petite installation personnelle.

A 45 km de là, au bout d'une route qui fut construite et goudronnée par le Génie Saharien, s'élève le plateau d'Hammoudia sur lequel on avait installé des baraques servant d'entrepôts., de bureaux, de laboratoires ou de logements. Là aussi se trouvait le P.C.P. (Poste de Commandement Principal), divisé en deux parties par une cloison. Dans l'une, des installations de commande du CEA et notamment toute la programmation des appareils ; dans l'autre... pas grand chose : c'était la partie réservée aux militaires de haut grade.

Quinze kilomètres séparaient Hammoudia du "point zéro" où était érigée la tour Z1 portant à son faîte la cabine dans laquelle serait placé le premier engin français. Cette tour, haute de plus de cent mètres, fut pratiquement construite de nuit, à la lueur des projecteurs, car la température atteinte dans la journée par la ferraille interdisait qu'on la touchât (nous avons mesuré plus de 70°C).
Enterré à un kilomètre et demi, le P.C.A. abritait les appareils de mesure et de contrôle rapprochés, entièrement automatiques naturellement.

Un peu partout, dans le désert, des blockhaus enterrés, appartenant au CEA et permettant de faire d'autres mesures ou expériences. Ailleurs encore du matériel militaire, chaque Arme s'étant donné pour mission d'étudier les effets de l'explosion sur ses outils de travail et ce n'était pas la moindre des surprises que de voir, en plein désert, des mâts et tourelles de navires ou d'apercevoir des avions, des autos, des chars, sans parler des réceptacles destinés à des vêtements, rats...
Des kilomètres de câbles parcouraient le sable en tous sens ainsi qu'un pipe-line d'eau ; les faisceaux hertziens n'étaient pas omis et un (42) aérodrome, à Hammoudia, permettait l'atterrissage des Nord-Atlas ou des hélicoptères.

La répartition des tâches était la suivante :

A l'armée : Le commandement général
  • La construction de la base, des routes...
  • Les transports par air ou par route
  • Les véhicules et leurs chauffeurs
  • Le ravitaillement en vivres et en eau
  • Les restaurants
  • La météorologie
  • Le contrôle sanitaire du personnel
  • La sécurité et la police
  • Les essais sur le matériel militaire

Au CEA/DAM : La construction de la tour
  • La conception, la construction et la mise en œuvre de l'engin nucléaire
  • Les organes de commande technique
  • Les appareils de contrôle ou mesures scientifiques et leur installation
  • Les laboratoires
  • Le "conseil" en matière de radio-protection

Pour tout ceci, la DAM eut, lors de la première explosion de 1960, un maximum de deux cents agents présents auxquels il faut ajouter cent soixante techniciens ou ouvriers d'entreprises travaillant pour elle.
Ne voulant pas paraître méchant, je ne dirai pas le chiffre des militaires et d'ailleurs je les estime et les aime bien mais ils auraient pu retirer le cinquième de leur effectif sans changer un iota au résultat de leurs opérations. Et ce cinquième était d'un tout autre ordre de grandeur que le nombre de trois cent soixante tant critiqué par le Général A.
Il fallut même que le Général L. lui intime de Paris l'ordre de recevoir à Reggan les derniers échelons de la DAM pour que le chiffre de deux cents fut atteint : "... au besoin vous renverrez en France les membres, en nombre pléthorique, de votre Etat-Major" (citation approximative).

(43)
Nanti de son billet de logement, l'agent du CEA allait se mettre en tenue saharienne et rangeait soigneusement ses effets civils sur les cintres qu'il avait prudemment apportés de Paris. Après quoi, il se pointait au bureau du Diram (chef de l'hébergement et de la discipline) et tâchait de trouver un véhicule, ou un camarade pourvu du susdit pour... aller boire un "pot" au Bordj Estienne ou à Reggan-Ville.
Le Bordj possédait de jolis murs blancs, un jardin, une salle de restaurant agréable, un fumoir, quelques chambres et, par derrière, quelques logements. Bien rapidement, hélas, le personnel de la DAM ne fut plus autorisé à y demeurer et seuls les "pots" restèrent chose faisable.
Le Palais des Affaires Sahariennes, construit non loin de là, était en argile rouge du plus bel effet et possédait un superbe jardin qui nous apparaissait comme un paradis. Nous manquions rarement les "fiestas" ou "dégagements " qui s'y déroulaient ; à condition d'avoir reçu une invitation naturellement.
Cet ensemble constituait la base initiale de Reggan construite par la Légion au début du siècle. Les militaires s'y installèrent jusqu'à ce que la nouvelle grande base de Reggan-plateau fut montée.
Le village indigène de Reggan offrait des merveilles à nos yeux concupiscents :
  • Œufs d'autruche importés du Niger
  • Roses des sables en provenance du Nord-Sahara
  • Croix d'Agadès venant... d'Agadès ou de Paris

et tous produits de pacotille arrivant du Sénégal, du Soudan, du Maroc et aussi d'Asnières et de Belleville.
Seuls manquaient les produits du pays pour l'excellente raison qu'il n'y en a pas. Le Tanezrouft est le plus horrible des déserts et la misère de ses habitants incroyable : le revenu annuel, d'après une estimation de l'évêché en 1958, était de 6 000 F (de l'époque) par habitant. Je reviendrai là-dessus.

Les repas se prirent ultérieurement (à partir de fin 1959) dans l'une des deux cantines militaires du plateau, cantines installées dans les bâtiments C et D.
Celle du D était réservée aux officiers supérieurs, celle du C aux officiers subalternes et à toute la DAM. Seul, Robert, le Directeur Adjoint (44) avait été invité par le Général A. mais il avait décliné l'offre, estimant devoir rester avec son personnel.
C'est pourquoi, vers midi et demi et 19 heures 30, une queue de philosophes se formait, qui partait des comptoirs du self-service, serpentait dans le restaurant, sortait à l'extérieur et s'étendait le long des murs Ouest et Sud du bâtiment. On comptait parfois trois quarts d'heures de queue et, pourtant, le repas était vite avalé. Le plateau en inox, découpé en alvéoles, était rempli par des soldats de l'Armée de l'Air (c'est toujours cette Arme qui gère les cantines militaires. Pourquoi ?) puis, muni d'une boîte métallique d'eau d'Evian (cent francs 1959 pièce, on s'installait à une table, l'on faisait passer le tout à l'aide du vin de l'intendance et, pour les intestins à toute épreuve, de l'eau du pays baptisée "reggannette". Après une sieste plus ou moins longue selon les tempéraments, on repartait au travail.
Cette organisation eut une influence excellente sur le rendement des agents de la DAM. Partant vers 7 heures pour se taper 50-60 kilomètres de route et de piste, et parfois davantage, ils n'éprouvaient guère le désir de revenir déjeuner pour repartir ensuite, aussi le restaurant d'Hammoudia (toujours tenu par l'Armée de l'Air) fut extrêmement fréquenté. Bientôt du reste, l'habitude se prit d'emporter sur le lieu de travail la boisson sous forme d'eau, bière, jus de fruit et un casse-croûte fourni cette fois par la DAM et constitué de conserves diverses.
Il s'ensuit que la durée du travail fut, en moyenne, très élevée. On travaillait jusqu'à la nuit et même toute la nuit si le planning était mal suivi, de sorte que le retour s'effectuait à des heures très diverses et, pratiquement jusqu'à minuit, on entendait des bruits de pas dans les bâtiments. Bien sûr, il y avait des périodes plus calmes et même trop calmes mais, au début, elles furent rares.

Le soir, si l'on ne travaillait pas, on allait attendre les camarades à l'aérodrome, ou bien on filait à Reggan-Ville, ou encore, accoudé à la balustrade qui entourait le bâtiment, on regardait le lever des étoiles, la tombée de la nuit sur l'ocre du Tanezrouft, le scintillement de nos installations, tandis que le ruisseau artificiel créé par le "tout-à-l'égout" du plateau et baptisé "oued merdâh", serpentait paresseusement au-dessous de nous et allait se perdre non loin d'une vieille palmeraie ensablée.

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Lorsqu'on avait du temps, le Dimanche par exemple, on montait des expéditions. C'était simple et il y avait peu de choix :
  • La grande piste T2 jusqu'à Adrar, visite d'Adrar et retour
  • La piste des palmeraies vers Adrar avec collecte de petits cailloux multicolores et de débris de bois silicifié (voir les photos ci-dessous de P.Billaud)
  • La piste d'Aoulef aussi loin que possible
  • La balade dans les palmeraies de Reggan et Taourirt

 
Une palmeraie au nord de Reggane
vue de l’extérieur.
  La même palmeraie au nord de Reggane
vue de l’intérieur.
Les palmiers paraissaient décharnés par
un passage récent de sauterelles

Et puis c'est tout. Tous les agents de la DAM possèdent chez eux des porte-couteaux en bois silicifié, tous en ont soupé des palmeraies et de leur soi-disant charme : rien ne vaut un bon bois de chez nous et la couleur de l'herbe.
Il semble d 'ailleurs que cette absence de la couleur verte dans la nature tape sur le système nerveux de certains hommes car il en est qui, après 48 heures, doivent être rapatriés. C'est rare mais cela arrive ; auquel cas, c'est un individu un peu honteux de lui-même qui débarque en France, ayant retrouvé ses esprits dans l'avion. D'autres ne tiennent le coup que quinze jours ; passé ce délai, tout se dégrade mais le retour à Alger ou, mieux, en France, est l'événement salvateur.
La DAM s'est toujours efforcée de ne pas maintenir son personnel plus de quatre à six semaines consécutives dans le Sahara et la plupart des agents opéraient par campagnes d'à peu près trois semaines, moyennant quoi le moral restait bon.
Les militaires étaient beaucoup moins bien lotis, restant six mois-un an sans quitter les lieux. Il faut avoir une très grande admiration pour les officiers et les hommes de troupe qui ont mené cette vie-là.
Le soir, pas tous les soirs évidemment, il y avait des endroits où l'on dansait. Les femmes étaient rares et nos secrétaires revenaient en France en ayant fait de très gros progrès dans l'art de Terpsychore.
Enfin, avant de s'endormir, il fallait prendre bien soin de couper la climatisation sans quoi le lendemain on avait une bonne angine, ou un effroyable torticolis, ou les deux.

Région pourrie où le sable argileux alterne avec le caillou, palmeraies ensablées, population qui, depuis des siècles, végète dans une misère effroyable, impossibilité des cultures, pas d'eau ou trop peu, une température torride, le Tanezrouft, bien plus que le Hoggar est l'abomination de la désolation.

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Petites histoires sur Reggan

Le lion de Nuremberg - Le Plutonium est une matière dangereuse (47) - Le Professeur à Hammoudia (48) - L'utilisation rationnelle des secrétaires(49) - Ravitaillement en vivres (50) - Le contrôle des conducteurs (53) - Floraison de cercueils (55) - Occupation des grands chefs (57) - L'oublié du P.C.A. (59) - La blessure de Baptiste (61) - Un bien beau rêve (63)- Le ventilateur sauveur (65).

Le lion de Nuremberg

Dans la queue du restaurant, des agents de la DAM passaient le temps, des officiers devant, des officiers derrière.
  • "Tu ne sais pas, déclara l'un des "civils", je vais te raconter l'histoire du lion de Nuremberg. Dans cette bonne vieille ville, il y avait une armée allemande fort nombreuse et puis, aussi, un lion qui s'ennuyait.
  • Un jour il réussit à sortir de sa cage et s'en fut par la ville. Vers le soir, comme il avait très faim, il s'embusqua dans un coin sombre, sauta sur le premier passant et le dévora. C'était un colonel. Le lion fut ennuyé : "passe encore si c'était un simple soldat mais un colonel! Je vais me faire salement repérer, gémit-il.
  • Mais le lendemain, à nouveau affamé, il s'offrit un second repas: c'était encore un colonel !
  • La malchance s'acharnant sur lui, il ne mangea que du colonel dans les jours qui suivirent et, cependant, il fallut trois semaines avant que l'attention fut éveillée et que l'on s'aperçut de l'existence du lion.
  • Eh bien! mon cher, depuis que je suis à Reggan, j'ai l'impression de me trouver à Nuremberg !"

Dans la queue, un lieutenant avait tout entendu et, indigné, s'adressa à un agent de la DAM qu'il connaissait bien.
  • "Vous avez de drôles de cocos, anti-militaires et tout dans votre boutique! Je viens d'entendre une histoire inadmissible. Tiens, c'est le gars qui est là, âgé et un peu rougeaud".
  • "Lui? répondit le civil. C'est Joseph, un colonel d'active qui a fait de la physique et se retrouve détaché au CEA !"

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Le Plutonium est une matière dangereuse

Le plutonium est une denrée qui effraye tout le monde et le premier "cœur", c'est-à-dire la partie centrale de la bombe, était conservé dans des salles spéciales, sous double ou triple enceinte.
On le manipulait délicatement avec des gants de caoutchouc et on le transportait en containers spéciaux.
Il séjournait en un lieu climatisé, sous atmosphère d'argon, on prenait sa température toutes les heures (ça occupait les métallurgistes) et on ne rentrait dans le sanctuaire qu'après avoir revêtu des vêtements propres, dépoussiérés, et chaussé de savates particulières.
De leur côté les méchants explosifs étaient exilés dans d'autres souterrains à 2 ou 300 mètres. Moins bien traités, ils étaient néanmoins l'objet d'une surveillance constante de la part des ingénieurs qui les avaient fabriqués.
Pour qu'une bombe marche, il faut faire un assemblage très précis du cœur et de l'explosif et les usinages avaient été vérifiés en France, mais aucun assemblage réel n'avait eu lieu. Il devait se réaliser automatiquement dans la tour et au dernier moment.

Une rumeur alarmante secoua brutalement les métallurgistes : on venait de constater une légère déformation de l'explosif (c'était faux). Peut-être l'assemblage serait-il imparfait et on ne le saurait que trop tard, ou pas du tout!
Après un conseil de guerre, les deux troupes d'ingénieurs conclurent que le seul moyen d'éviter tout souci était d'appliquer la méthode expérimentale.
  • "Faisons un assemblage réel", décidèrent ces seigneurs.

Mais comment? Le transport d'une des parties vers l'autre était strictement interdit et le dispositif automatique d'assemblage se trouvait au sommet de la tour à 60 kilomètres de là.
Avertir les grands chefs? C'était risqué.
Voici la méthode qui fut employée :
Dûment enroulé dans une serviette de toilette recouverte d'un pull-over, le cœur fut extrait de sa cache et placé sous le bras d'un ingénieur.
En sifflotant et se donnant l'air de faire une visite aux camarades, il gagna les silos à explosifs et fut accueilli à grands coups de tapes dans le dos.
Sitôt hors de vue, le cœur déballé fut essayé, à la main, dans les explosifs puis regagna son domicile par le même chemin.
N'oubliez pas, Messieurs, que l'air, la température, la moindre poussière, peuvent entraîner des catastrophes avec le plutonium. C'est un agent de la DAM qui vous le dit.

(48)

Le professeur à Hammoudia

Le professeur Louis est un normalien, agrégé de physique et travaillait pour la DAM.
Dieu sait si les gens qui se croient des "scientifiques" ou des "chercheurs" sont prétentieux, exigeants, tatillons et embêtants. Le professeur donna toujours l'exemple de la simplicité, fut le moins difficile de tous à satisfaire. Que son exemple serve de leçon!
Longtemps avant l'explosion, il déterminait la date de son départ, par rapport au jour J prévu. Soit J-n.
Pour cette date, il demandait un avion spécial réservé à tout son personnel et à son matériel : le premier embarquait le second et l'appareil partait pour Hammoudia... direct.
Là, la troupe opérait le déchargement et occupait une baraque. Empilés sur deux rangs, en hauteur, les agents coulaient des jours heureux et le professeur répartissait les tâches scientifiques et aussi les travaux moins nobles : par exemple, c'est lui-même qui, tous les matins, balayait la "carrée ".
Le retour à Paris s'effectuait de façon analogue et tout était dit.

Si seulement cette bonne volonté avait été répandue !

(49)

L'utilisation rationnelle des secrétaires

Au tout début de Reggan, nos secrétaires eurent des rôles très importants à jouer. Parmi ceux-ci, il en est un que je vais décrire et qui put se dérouler parce que certaines d'entre elles étaient filles d'officiers et même d'officiers de très haut grade.
Voici, par exemple, la conversation d'un certain matin de 1960 entre Sylvain et Michelle :
  • "Miss, c'est épouvantable ! Raoul a besoin d'urgence d'un camion et de manœuvres pour transporter trente lits de camp au bâtiment D. Du monde arrive ce soir et il faut bien le coucher quelque part".
  • "Mais, Monsieur, le bâtiment est plein !"
  • "Non. Dans les chambres prévues pour trois lits, Raoul en mettra cinq ; dans les chambres à deux lits, malgré tout son désir, il ne pourra en mettre que trois et dans les chambres à un lit, il y en aura deux".
  • "Et ma chambre alors ?"
  • "Rassurez-vous, les secrétaires, toujours pistonnées, ne seront pas touchées par cette mesure".
  • "Et mon patron ? Le pauvre a l'air tout crevé".
  • "Les cinq personnages que je vous cite, R., K., V., B., L., seront également protégés".
  • "Ah bon ! Et ce camion?"
  • "Raoul n'a pu l'obtenir. Depuis deux heures d'horloge, il se traîne aux genoux des militaires mais en vain. Pourtant il y a une armada de camions disponibles mais ce n'est pas leur "jour" de circulation.
N'avez-vous pas dansé hier soir à "l'escale" avec le lieutenant Z. des transports?"
  • "Si".
  • "Alors expliquez-lui le drame, de grâce!".
  • "C'est entendu. Je vais essayer, Monsieur".
Et Michelle de décrocher son téléphone.
  • "Allo ? Le lieutenant Z. ? Ici, c'est Michelle X. Vous êtes bien rentré hier au soir ?"
  • "Bonjour mademoiselle. Je suis rentré en pleine forme. Merci. Mais pourquoi nous avez-vous quittés si vite? Ce n'est pas gentil!"
(50)
  • "Je trouvais que la température de la salle montait trop et je n'aime pas les ambiances surchauffées."
  • "On vous verra demain soir ?"
  • "Où ça ?"
  • "Au bordj. Il y aura un simili bal."
  • "J'irai sûrement. Dites, lieutenant, soyez chic et sauvez la vie à un pauvre chef de service de la DAM."
  • "Volontiers".
  • "Il s'agit de Monsieur Raoul, le chef de l'Administration. Il est désolé car il a trente lits à transporter à lui seul. Et il est si vieux! Passez-lui donc un de ces gros camions sur lesquels vous veillez, avec... disons quatre hommes pour charger".
  • "C'est irrégulier et mes camions en service ne seront de retour qu'à 17 heures. Enfin ! Je ferai une exception ; envoyez-moi votre Monsieur Raoul au bureau".
  • "Merci lieutenant et à bientôt"
  • "Et voilà. Allez le chercher votre camion !"
  • "Pas encore. Maintenant on a le camion mais pas les trente lits. Le capitaine Y., ce sale grincheux, ne veut en donner que quinze. Il me semble que vous avez dîné avec lui et votre parent de colonel avant-hier ?"
  • "C'est exact. Quelle abomination d'être ainsi surveillée !"
  • "Oui Miss. Oui, c'est abominable mais il nous faut les trente lits".
  • "Allo ? Je voudrais parler au capitaine Y. Oh, c'est vous capitaine! Je n'avais pas reconnu votre voix dans ce mauvais téléphone".
  • "Bonjour, Mademoiselle. Que me vaut l'honneur ?"
  • "Je viens vous avertir d'une demande qui va vous être faite et vous expliquer en quoi elle consiste. J'avais même mission de le faire dès l'aube mais j'ai été écrasée de travail, pauvre de moi !"
  • "Et de quoi s'agit-il ?"
  • "Voilà. Ce soir débarquent trente vieillards tout chenus, des hommes à barbe blanche, à moitié cacochymes. Mes patrons pour tout dire. Comme qui dirait une partie de l'Etat-Major de la DAM. Il faut les coucher et les dorloter ces braves gens et on n'a pas de lits".
  • "Je suis déjà au courant. Votre Monsieur... Raoul, je crois, est venu me voir. Il aura quinze lits et pas un de plus.
  • "Oh comme ça va être amusant ! On les mettra tête-bêche et ils se chatouilleront mutuellement les moustaches. Il va bien en mourir la moitié".
(51)
  • "Vous exagérez, Mademoiselle. Ils verront bien ce que c'est que la dure".
  • "Pauvres Chers. L'ennuyeux, c'est qu'il y en a, parmi eux, qui sont au mieux avec le Ministre. Avec d'autres, je ne dis pas, mais dans le cas présent..."
  • "Vous en êtes certaine ?"
  • "Que oui, capitaine ! Mais moi, je trouverais assez drôle la position tête-bêche !"
  • "Farceuse ! Envoyez-moi votre Monsieur Raoul. Il les aura ses trente lits"
  • "Merci pour lui, Capitaine, et à un de ces jours".
  • "Et voilà, vous pouvez faire prendre les lits, monsieur".

  • "Miss, vous êtes admirable. Si cela devait vous faire plaisir je vous proposerais au prochain avancement, mais je sais que vous vous contentez du sentiment du devoir accompli, en bonne fille d'officier-général que vous êtes!"
  • "Traître ! C'est faux, je veux aussi un avancement".
  • "Vous l'aurez... peut-être. Songez que vous êtes très payée. Je n'ai pas dit "trop" notez-le bien".
  • "Et vous alors ! Que faites-vous pour gagner votre solde ? Vous devez avoir recours à moi comme vous venez de le faire".
  • "Justement ! Pour que tout aille bien ici, je suis amené à m'adresser à Miss Michèle dans certains cas, à Miss Martine dans d'autres cas ou encore à Miss Laurence, au Colonel Claude, voire au patron. Je dois tout savoir de tous et il importe que je ne me trompe pas. C'est un art difficile et qui se paye !"

A titre indicatif, il est parfaitement exact que nous empilâmes notre monde lors de la première explosion. Par la suite, ce fut inutile, les locaux étant plus nombreux et le personnel miliaire moindre. Afin de couper court aux rouspétances, cinq des cadres les plus élevés de la DAM, Tibère, Joseph, Bernard, Claude et Bertrand, décidèrent de se mettre tous dans une chambre prévue pour trois lits. L'accès aux lits du fond ne pouvait être trouvé qu'en marchant sur les autres. On baptisa cette pièce sur le champ "la piaule des colonels". Grâce à cet exemple, il n'y eut pas de réclamations.

(52)

Ravitaillement en vivres

Au poste radio, Sylvain s'excitait :
  • "Allo ? Alger ? Répondez donc , tonnerrre de Dieu ! Ah c'est vous. Dites donc, il se produit une catastrophe : nous allons manquer de boissons".
  • "Mais non ! Pas de l'eau du pays. D'ailleurs elle est imbuvable. Non, de boissons honnêtes : eau minérale, bière... Nos stocks s'effondrent ; pour peu que la météo reste mauvaise, toute la DAM dessèche".
  • "Que vous y fassiez ? Mais tout ! Ecoutez-moi. Les militaires sont à peine mieux lotis que nous. J'ai raflé hier un camion complet aux économats, en payant cash naturellement, profitant de ce que le gérant n'était pas là. Qu'est-ce que j'ai pris ensuite comme engueulade ! De plus, la porte m'en est désormais condamnée. On s'en fout du reste : ils n'ont presque plus rien".
  • "Alors ? Eh bien, c'est fort simple. Vous avez de la place de fret, tous les jours, sur un Nord-Atlas. Chargez-le à bloc avec de quoi boire et recommencez demain. Evidemment, je veux de belles étiquettes sur les caisses : DAM en grosses lettres et pendant que vous y êtes, ajoutez "Electronique. Fragile". Si vous avez le temps, emballez le tout dans des caisses "Dirmili" comme cela les aviateurs, soldats et civils n'y verront que du feu et je déballerai moi-même les arrivages de ces prochains jours".
  • ...
  • "Où ? Dans le hangar, andouille !"
  • "Alors vous chargez ce soir ?"
  • ...
  • "Demain, c'est trop tard, mon vieux. Filez à l'aérodrome, achetez le nécessaire sur le trajet".
  • ...
  • "Un peu ce soir et beaucoup demain ? OK mais alors un chouîa après-demain"
  • ...
  • "Merci mon vieux. Au revoir et à bientôt".

(53)

Le contrôle des conducteurs

Le Général A. avait, à l'origine, interdit la présence de véhicules "civils" sur l'ensemble du site de Reggan ; toutes les voitures étaient donc militaires.
Après quelques mois d'efforts, la DAM obtint l'autorisation de posséder une douzaine d'autos personnelles et acheta des 2 CV Citroën. Il apparut assez vite que la 2 CV rendait autant de services, circulait plus facilement et était plus économique que les Jeeps, 4/4, 6/6, et autres GMC de l'Armée. Celle-ci s'équipa donc, aussi, en 2CV et la DAM fit un usage intensif de ce genre de moyen de transport.
Les règlements étaient tels qu'aucun civil n'avait le droit de conduire un véhicule militaire, ce qui se comprend très bien en France mais plus difficilement lorsqu'on se trouve en opérations comme nous l'étions, civils ou militaires, à Reggan.
Le Général A. fut draconien à ce sujet, interdisant formellement l'usage des voitures à cocarde sans chauffeur en uniforme, ce qui diminuait d'une unité la capacité de transport puisque le malheureux soldat du contingent était incapable d'aider les ingénieurs et agents techniques dans leurs travaux.
De plus les militaires devaient manger dans certains locaux et à certaines heures, être rentrés au plus tard à... (sauf avertissement préalable). Bref, ces règlements appliqués trop strictement ne favorisèrent pas l'entreprise de la DAM.

Un jour, le Général A. (en tenue de combat) fit arrêter sa 403 entre Reggan et Hammoudia et se planta au milieu de la route car il avait entrepris de contrôler la circulation et de vérifier le respect des règles.
Survint une 2 CV, assez poussive du reste, transportant à l'avant deux personnes que rien ne distinguait l'une de l'autre : même chemise kaki, même chèche, mêmes lunettes de soleil.
  • "Tes papiers ?" demanda le Général au chauffeur après avoir arrêté la voiture
  • "Voilà mon Général" répondit l'individu en tendant... son laissez-passer CEA".

(54)
  • "Comment ! Un civil conduisant une de mes voitures ! Malgré mes interdictions formelles ! Descends tout de suite. Appelez la gendarmerie par radio. En tôle et en vitesse, tu retourneras à Paris par le premier avion".
  • "Mais, mon Général..."
  • "Il n'y a pas de mais, c'est trop fort !"
  • "Mais, mon Général..."
  • "Tais-toi. Et l'autre enflé dans la voiture ? Qui est-ce ?"
  • "Le chauffeur, mon Général. Il est malade".
  • "8 jours de prison au chauffeur pour abandon de poste".
  • "Mais il est malade, mon Général. C'est pour cela que j'ai pris le volant, afin de le ramener à l'infirmerie".
  • "Un soldat doit surmonter ses fatigues. Et s'il était hors d'état, vous n'aviez qu'à faire prévenir la gendarmerie. Elle serait venue chercher le véhicule et l'homme".
  • "J'ai pensé que la gendarmerie avait mieux à faire".
  • "Vous n'aviez pas à penser mais à obéir. Je materai tous ces civils indisciplinés ! Conduisez Monsieur à son domicile du plateau. Je change d'avis. Pas de prison mais qu'il prenne ses affaires et se fasse embarquer par le premier avion".

Nous étions à quelques jours de l'explosion, quatre ou cinq s'il m'en souvient bien, et l'homme ainsi renvoyé, était l'artificier de la DAM. C'est lui qui devait mettre en place les détonateurs peu de temps avant la mise à feu. Il devait quitter la tour le dernier et sa présence était absolument indispensable.
De retour au plateau, le malheureux artificier fit connaître ses malheurs au bureau principal, en dépêchant un camarade afin de ne pas courir le risque d'être à nouveau arrêté.
Le bureau, plein d'émoi, avertit Camille, qui prévint Kléber par téléphone. Bondissant dans une voiture, Kléber rejoignit Robert, lequel se lança à la recherche du Général A.
L'entrevue fut tumultueuse, Robert plaida d'abord calmement. A. resta inflexible. Robert fit appel aux nécessités de l'heure. Le général ne voulut rien entendre. Le ton monta d'un cran, puis de deux. Finalement, exaspéré, Robert remonta en auto en déclarant :
  • "Mon Général, je rentre au plateau. En ma double qualité d'Ingénieur en Chef du Génie Maritime et de Directeur Adjoint de la DAM, je vais faire savoir à Paris, à mon chef, le Général Buchalet, qui ne manquera pas d'en avertir le Général de Gaulle, que l'explosion n'aura pas lieu. Et je dirai pourquoi.
Le soir, une seconde explication eut lieu entre les deux hommes. Robert tint bon et refusa tout autre solution : transport d'un autre artificier depuis Paris, utilisation de militaires... En définitive, A. capitula et ce fut l'une des rares fois.
L'explosion eut lieu avec l'artificier prévu bien qu'il eut été, plus ou moins, aux arrêts.

(55)

Floraison de cercueils

L'Etat-Major du Général A. était fort ennuyé car un avion devait arriver dans la journée avec un chargement de... 70 cercueils.
Et pour quoi faire ? direz-vous.
Pour le cas où il y aurait des décès, évidemment. Et c'était tout à fait logique. La population de Reggan était celle d'un gros bourg de France, la circulation routière intense et parfois acrobatique, le travail délicat, voire dangereux... Bref, il était normal de s'attendre à des décès. Mais où mettre ces cercueils ?
Aucun chef d'unité ne se sentait disposé à accueillir le précieux chargement. L'effet sur la troupe serait catastrophique, il y aurait des bavardages, la population indigène de Reggan pouvait s'émouvoir. Naturellement tout le monde se croirait déjà "atomisé" et l'on risquait de saboter l'excellente tenue intellectuelle des gens.

Une seule solution était apparue : l'hôpital-infirmerie militaire.
C'est alors que la catastrophe survint. Le Médecin-Colonel refusa tout net de transformer son hôpital en futur dépôt mortuaire : - "Ce n'est pas une morgue. Je ne veux pas que tous mes malades se croient défunts. Les cas de folie passagère seront alors inévitables et les simples (56) chocs nerveux aussi. Je considère comme de mon devoir de médecin de m'opposer à une chose pareille !
Le raisonnement, les prières, les ordres, rien n'y fit.
Le toubib sortit le code de déontologie et, à l'abri de cette arme maîtresse de la médecine française, il ne pouvait qu'avoir gain de cause.

C'est alors que quelqu'un eut une idée lumineuse :
  • "Et si on demandait à la DAM de s'en charger ?"
Cette proposition recueillit aussitôt tous les suffrages et le Médecin-Chef de la DAM, ainsi que l'une de ses autorités, furent convoqués.
On leur expliqua le devoir qui incombait au CEA : mettant en œuvre des matières dangereuses, ses agents ne devaient pas être effrayés par si peu ; connaissant l'absence de risques nucléaires, ils ne se feraient pas d'idées fausses. De plus ils constituaient une troupe cohérente (hum !), forte, disciplinée (hum, hum !) et qui faisait l'admiration des militaires... Les gens du CEA buvaient du petit lait, et, tout fier, le Docteur Daniel déclara :
  • "Nos agents sont solides moralement. Je les ai d'ailleurs tous testés moi-même à l'embauche. D'accord, nous prendrons les cercueils en charge".

Mais le débarquement, effectué par quelques agents DAM bien choisis, eut cependant lieu de façon discrète. Le transport fut vite effectué sous bâches et les "objets" déposés, sous enveloppe, au plus profond d'un souterrain.
On ne sait jamais !

(57)

Occupation de grands chefs

Dans les jours qui précédèrent l'explosion (la première), la météo ne fut pas fameuse et il y eut aussi quelques ennuis techniques, de sorte que la DAM écrivait au tableau, l'équation :
  • (J-1) + 1 = J-2,
J étant le jour prévu pour l'explosion
  • Equation qui peut paraître surprenante aux élèves de nos classes secondaires mais non à des scientifiques évolués.
  • La préparation d'une telle expérience est longue, fait appel à un planning précis. Une série de contrôles, tests, gestes divers doit s'effectuer depuis le jour J-2 jusqu'au jour J.
  • Si, à J-1, "il se passe quelque chose", on n'a plus qu'à tout recommencer.

Inutile de vous dire qu'à partir de J-2, les horaires de travail, déplacements... étaient plutôt bizarres, quoique très réglés. Certains travaillaient de nuit, d'autres à midi. Bref, l'un des problèmes consistait à alimenter le personnel en véhicules, essence et casse-croûte.
Il fallait avoir assez de pain relativement frais à l'heure voulue, le nombre nécessaire de sandwiches ainsi que les casiers de bouteilles...
Pour réaliser cette fonction "restauration", deux cadres de la DAM furent désignés. Le premier acte de travail (recommencé plusieurs fois à cause de l'équation ci-dessus) consistait à aller mendier ! Mendier du pain pour certaines heures, des boîtes de conserve, des boissons et des véhicules pour tout transporter. Le tout rassemblé, il fallait trouver du personnel afin de fabriquer les paquets car, même en travaillant vite, ils n'auraient pu s'en sortir seuls.
Le moyen employé fut le suivant :
  • Raoul faisait la tournée des bureaux et laboratoires en demandant si par hasard... il n'y aurait pas quelqu'un d'un peu disponible. Sébastien montait au plateau et faisait la tournée des bâtiments en cherchant des volontaires.
Bien entendu, la plupart des employés, ingénieurs, agents techniques étaient indispensables. Mais les grands chefs ! Ayant pour mission essentielle (58) de surveiller et de contrôler, ils n'étaient pas, à proprement parler, indispensables !

C'est à l'honneur de la DAM, je le pense, de dire que l'on put voir de graves personnalités, d'un rang hiérarchique élevé, assis sur des caisses, en train d'ouvrir des boîtes de conserve, de couper du pain, de tartiner, de déboucher, de compter, d'empaqueter, de livrer... durant les moments libres dont ils disposaient.
  • "Et songe bien, disait Tibère à l'un de ses subordonnés, que la boustifaille que je te donne, a été préparée par la main des grâces que tu vois ici rassemblées. Si tu ne pètes pas le feu jusqu'à demain, je te fous à la porte en rentrant à Paris".

Notre personnel ne mourut ni de faim ni de soif.

(59)

L'oublié du P.C.A.

Le P.C.A., blockhaus de béton enterré à 1,5 km de la tour Z1, était doté d'une série de grosses portes métalliques. Ces portes énormes, blindées, étanches, étaient très semblables à celles que l'on trouve sur les docks flottants et se fermaient, de l'extérieur, à l'aide de volants commandant de gros verrous.

Pendant la nuit précédant l'explosion, fixée à 7 heures 04, le personnel s'affairait pour accomplir les gestes d'ultimes contrôles et mises en place d'appareils. Gestes cent fois répétés, appris par cœur, minutés, répertoriés sur une liste.

Aux premières heures du matin, tout devait être achevé et le fut avec quelques minutes d'avance.
  • "Evacuation" ordonna Léon, chef d'équipe. Il attendit le temps prévu, gagna la sortie, les portes furent fermées les unes après les autres et, dans la nuit, à la lueur de leurs lampes électriques, les agents se rassemblèrent à l'extérieur.
  • "Aux voitures ! René, vous fermez la marche."

René était un ingénieur qui commandait en second. Piétinant dans le sable, ils gagnèrent les véhicules qui se mirent en route, un par un, formant un convoi en direction d'Hammoudia.
René, avec sa tranquillité habituelle, comptait les agents s'embarquant "1, 2, 3, 4... ; mais il m'en manque un", dit-il avec son accent méridional. Ennuyé, il hésita un peu.
  • "Je suis sûr qu'il en manque un ! Ce corniaud doit être encore dans le P.C.A. !"
Il retourna donc sur ses pas et commença la manœuvre d'ouverture des portes.

(58)
Cependant, dans le P.C.A., l'agent technique de la société chargée d'installer la climatisation s'affolait. L'ordre d'évacuation lui était parvenu mais il avait tardé à l'exécuter.
Arrivé devant la première des grandes portes, il la trouva fermée et aucun moyen n'existait pour ouvrir de l'intérieur.
  • "Je suis foutu, je vais être pulvérisé, ou à tout le moins irradié !"
Non ! car il y avait le téléphone qui le reliait au P.C.P. d'Hammoudia à 15 km. Il se rua dessus, appela, expliqua et, pas du tout rassuré, raccrocha et rejoignit la porte close.
Il avait déclenché un beau Ramdam. Au P.C.P. l'on s'interrogeait. Arrêter l'expérimentation et repartir à J-2 ? Ou escompter que l'homme serait parfaitement protégé ? Non ! On n'avait pas le droit de risquer un accident corporel !
  • "J'y vais !" s'écria Baptiste qui, se faisant à lui-même une autorisation de circuler, bondit à son volant et fonça vers le P.C.A.
  • "Je serai de retour dans 30 minutes au plus tard !"

En bon chef, Léon rangea sa 2CV sur le bas côté et fit signe à ses troupes de le dépasser. Il comptait ses voitures "1, 2, 3... Nom de Dieu ! Il m'en manque une !"
Faisant immédiatement demi-tour, il s'élança, lui aussi, vers le P.C.A.
Délivré par René, l'agent technique, tout ému, grimpa dans l'automobile qui s'ébranla. Ils avaient fait peu de chemin lorsque Léon arriva, accélérateur au plancher.
  • "Que se passe-t-il, René ?"
  • "On avait oublié celui-là à l'intérieur. Je l'ai fait sortir et j'ai refermé".
  • "Quel abruti ! C'est inadmissible et il va m'entendre ! En route !"

Un peu plus loin, ils croisèrent Baptiste et, l'ayant arrêté par des jeux de phares, lui expliquèrent l'heureux dénouement de l'incident.

Tout le monde rentra au bercail en temps utile et l'explosion eut lieu mais l'agent technique fit, le lendemain, une jaunisse carabinée et dut être évacué sur Paris.

(61)

La blessure de Baptiste

Pendant de longs jours le service de santé militaire avait fignolé son plan d'intervention en cas de blessure, contamination, irradiation, le jour où l'explosion se produirait. Les ambulances étaient prêtes ainsi que l'hélicoptère, les liaisons radio établies, les médecins, chirurgiens, infirmières à leur poste, le matériel en place et chaque homme savait ce qu'il aurait à faire. Toute la nuit, le Médecin-Chef avait récapitulé avec ses gens, ils se sentaient confiants, en forme et attendaient.

  • Sitôt après l'explosion, c'est avec anxiété qu'ils se rapprochèrent des moyens de transmission pour savoir où il se serait produit quelque chose.
  • A 7 heures 10, rien. A 7 heures 30, rien. "C'est trop tôt sans doute" dit le Médecin-Chef.
  • A 8 heures, il fallut se rendre à l'évidence : il ne s'était rien passé. Avouez que c'était rageant!

Mais vers 9 heures, le téléphone sonna. Un membre du service de santé avait découvert que le chef d'une section du CEA portait un petit morceau de leucoplast au doigt !
  • "Que vous êtes-vous fait, cher Monsieur ?"
  • "Ca ? Oh, ce n'est rien ! Je me suis égratigné hier sur un morceau de ferraille !"
  • "Et vous êtes allé dans la zone contaminée depuis ?"
  • "Ben... oui !"
  • "Malheureux ! Et le risque de contamination interne ? Je vous évacue tout de suite sur l'hôpital !"

Baptiste eut beau rager, tempêter, rouspéter (et il le faisait très bien), rien n'y fit. Il dut s'allonger sur la civière de l'ambulance en compagnie d'un médecin et d'un infirmier. Précédée par des gendarmes qui ouvraient la route (parfaitement dégagée du reste), la voiture fit le trajet à une allure record. A l'hôpital, il fut placé sur la table d'opération ; médecins et chirurgiens s'occupèrent de lui avec diligence, nettoyèrent, lavèrent, puis relavèrent, prirent des prélèvements de sang et d'urine, de sorte qu'une heure après, Baptiste fut autorisé à quitter l'infirmerie avec un superbe pansement au bout du doigt.

On dit que les médecins ne se consolèrent jamais de n'avoir constaté aucune contamination sur le seul cobaye qui leur soit passé entre les mains ce matin-là.

(63)

Un bien beau Rêve

Le surlendemain de l'explosion, Théophile, du service des Essais de la DAM me dit : "cette nuit, j'ai fait un rêve et un bien beau rêve".
  • "Ah ! Et lequel ?"
  • "Vous savez que toutes les opérations étaient télécommandées à partir de 6 heures 30 par ce que nous appelons la "séquence de tir" ?"
  • "Oui, naturellement !"

Les tests de circuits, ouverture des hublots, mise en route des caméras, assemblage de l'engin... tout cela se déroulait automatiquement. L'ordre des opérations était programmé et la machine s'occupait du reste. Une anicroche était aussitôt signalée et, dans certains cas, le tir était automatiquement "interdit", c'est-à-dire que tout s'arrêtait. Le système avait été testé soigneusement et pour mettre au point l'ensemble de ces appareils, répartis sur une trentaine de kilomètres, c'est 300 fois que le programme fut mis en route. D'aucuns disent 299 fois mais je crois qu'ils se trompent.

Dans les faits, le programme a bien souvent été interrompu avant la fin par un incident quelque part, de sorte que, mis en route 300 fois, il n'a pas fonctionné jusqu'au bout plus d'une cinquantaine de fois. Même la veille de l'explosion, il se produisit une "interdiction de tir" à moins 1 seconde.

Ce matériel de programmation, sous responsabilité DAM, se trouvait au P.C.P. d'Hammoudia et, pour le mettre en route, il existait une clef, et une seule. En la tournant entre 6 heures 29 et 6 heures 30, on déclenchait la mise en route du programme à 6 heures 30 pile et il se déroulait jusqu'à 7 heures 04.

La clef d'initialisation avait été placée au P.C.P. dans le local des militaires, le Général A... voulant se réserver l'honneur de lancer l'ultime mécanisme qui allait susciter l'explosion.

  • (64) "Or, vous savez que nos relations avec A. sont plutôt tendues. Après tout, c'est nous qui avons la responsabilité de l'engin et le faisons claquer. Pourquoi se réserve-t-il le geste honorifique ? Donc, dans mon rêve, un ingénieur de la DAM avait décidé de retirer au Général toute influence de fait".

Pour cela, il déconnecta les fils venant de la clef et aboutissant au pupitre de commande, sis (de l'autre côté de la cloison) dans le domaine de la DAM. Ces fils furent branchés sur une ampoule électrique de sorte que, lorsque le Général appuya, cela n'entraîna comme conséquence que l'allumage de l'ampoule. Alors, et seulement alors, notre collègue a appuyé, lui, sur le contact de mise en route du pupitre. Il aurait pu d'ailleurs appuyer avant sans aucun inconvénient. Si, à la dernière seconde, le Général avait changé d'avis et décidé de ne pas tirer, il aurait été facile d'arrêter le déroulement en suscitant une petite panne !

Ainsi, tout le monde aurait été content :
A. parce qu'il aurait tourné solennellement sa clef (comme il l'a fait lors de la prise de vue du mois dernier dans le film destiné aux foules admiratives), la DAM parce qu'elle aurait vraiment gardé l'initiative de ses réalisations.
  • "C'était bien un beau rêve, n'est-ce pas ?"

Consolons-nous en disant que la réalité, parfois, coïncide avec les rêves.

(65)

Le ventilateur sauveur

Peu avant le moment de l'explosion, dans la nuit, trois ingénieurs réfléchissaient au sommet de la tour : - "Dans ce sacré mécanisme automatique, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Il y a peu de temps, nous avons eu encore interdiction de tir ; or, je suis persuadé que les appareils fonctionnent bien. Est-ce que ce ne serait pas dans les transmissions ?"
  • "C'est d'autant plus ennuyeux que la dernière répétition officielle de la "séquence de tir" vient d'avoir lieu, que tout s'est bien passé et que nous ne devons plus toucher à rien, sauf urgence".
  • "Tu as bien dit "officielle" et "sauf urgence" ? N'y a-t-il pas urgence? Et pourquoi pas un ultime essai "officieux" sur la partie qui nous préoccupe et que nous avons sous la main ?"

Cette position sembla judicieuse à tous et une 301ème répétition, partielle et "officieuse" fut lancée sous le contrôle des ingénieurs. L'un d'eux eut une illumination et découvrit que l'un des transistors chauffait anormalement.
  • "Il faudrait le changer immédiatement !"
  • "Mais nous n'en avons pas sous la main et le temps d'aller à Hammoudia, il sera trop tard, l'explosion sera reportée".
  • "Et si on le refroidissait ?"

Il en fut ainsi décidé. Un ventilateur, branché sur la lumière, souffla à partir de ce moment dans la direction du fautif et, grâce à ce système perfectionné, l'ultime séquence se déroula sans panne. Dans le nuage atomique se sont trouvés les éléments d'un petit ventilateur bon marché et sauveur, intégré frauduleusement dans un système hautement perfectionné !

Table des matières



(66)

V

POPULATIONS LABORIEUSES

En Afrique, la DAM eut à faire à deux sortes de population :
  • celle du Tanezrouft, surnommé P.L.B.T. (Population Laborieuse du Bas-Touat)
  • celle du Hoggar, dite P.L.O. (Population Laborieuse des Oasis)

Le P.L.B.T. est un Arabe d'origine, mais il a aussi du sang noir et quelques gouttes de sang Berbère. Il vit mal dans les Oasis de Reggan, Taourirt et autres et sa misère est extrême. Les Oasis s'ensablent, les amenées d'eau s'ensablent, les palmeraies s'ensablent. Leurs "champs" sont plutôt comparables à des jardinets de chez nous et il n'est pas rare de voir des céréales plantées en bordure de carrés, comme nous le faisons pour nos œillets. Mal nourris depuis des siècles, peu doués, très faibles physiquement, les P.L.B.T. furent recrutés comme manœuvres à tout faire : pour balayer, décharger les caisses, etc. et à peu près tous ceux qui le voulurent, trouvèrent l'occasion de s'employer.

Le P.L.O. appartient à deux castes distinctes. D'une part le Touareg, propriétaire terrien qui n'aime pas tellement le travail manuel qu'il considère, par atavisme, comme dégradant. D'autre part le Harratine, qui est négroïde, descend des esclaves noirs amenés du Niger par les Touaregs et il y a forcément un certain métissage de sang Touareg. Ces esclaves cultivent et s'occupent des troupeaux pour le compte du propriétaire terrien. Touaregs et Harratines vivent assez mal avec un léger avantage pour les premiers.
Au début, les Touaregs envoyèrent les Harratines travailler sur nos chantiers, comptant du reste prélever un tribut honnête sur la paye. Mais l'argent est bien plus facile à celer qu'une récolte ou un troupeau et bientôt, il fut patent que l'esclave allait devenir milliardaire par rapport à son maître. Du coup, il y eut renversement de vapeur et ce furent les Touaregs (67) eux-mêmes qui vinrent s'embaucher. Plus costaud que le P.L.B.T., plus doué aussi, le P.L.O. devint manœuvre mais aussi aide-maçon, aide-serrurier, voire maçon, mécanicien, électricien.

Dans les deux cas, les salaires furent déterminés par les autorités civiles, c'est-à-dire avec l'accord des préfets. Le gros problème était d'ordre économique. Nous allions en effet complètement perturber l'état de chose ancestral, amener du travail et de l'argent. Tant que nous serions là, cela irait bien, mais après ?
Les salaires furent honnêtes. Au Tanezrouft, un mois de travail rapportait au P.L.B.T. environ cinq fois son revenu annuel antérieur (en moyenne évidemment). Par-dessus le marché, il fut presque toujours nourri par nos soins avec des aliments que nous achetions spécialement pour lui afin de ne pas démolir son organisme et de ne pas commettre de fautes contre sa religion musulmane.

Les P.L.B.T. devinrent gros et gras et mirent de côté beaucoup d'argent. C'est-à-dire que périodiquement il en manquait à l'appel : estimant avoir assez de "flouss", l'ouvrier était rentré chez lui pour se reposer et dépenser son gain. Un mois ou deux après, on le voyait revenir, enchanté et totalement ruiné.
Dans le Tanezrouft, le premier achat du P.L.B..T était une bicyclette. L'arabe adore se déplacer et aller papoter d'un douar à l'autre. Dans le terrain détestable qu'il possède, la bicyclette était utile : poussée à la main dans les passages sableux, roulant dans le reg et, surtout, permettant d'aller vite et sans peine sur les routes goudronnées construites par l'Armée.
Dans le Hoggar, le premier achat était celui... d'un vélomoteur. Comme son collègue de Reggan, le manœuvre d'In Amguel adore circuler mais il a, si j'ose dire, plus de déplacements possibles, des pistes dures plus nombreuses et meilleures, des distances supérieures et un terrain montagneux.
Le P.L.O. motorisé partait parfois droit devant lui jusqu'à ce qu'il n'ait plus d'essence. Après quoi, il revenait en poussant l'engin, espérant bien rencontrer un automobiliste compatissant qui lui donnerait du carburant. En France, nos vélomoteurs ne digèrent qu'un mélange spécial ; dans le Hoggar, ils fonctionnent avec n'importe quoi. L'influence du climat sans doute !

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Dire que nous étions "aimés" serait inexact ; mais nous n'étions pas "mal vus" de la majorité de la population. A Reggan, la population fut mécontente de notre départ à cause de la richesse que nous apportions et elle nous a ensuite regrettés. A Tamanrasset, l'Aménokal ragea lorsque l'Algérie engloba le Hoggar et le Colonel F., autorité militaire du pays à ce moment, se fit proprement enguirlander. D'après le chef des Touaregs, le Hoggar lui appartenait et la France, n'étant que locataire-dépositaire, n'avait aucun droit de le donner à l'Algérie. Nombreux furent les Touaregs qui virent d'un mauvais œil l'arrivée des Algériens et, si nous avons perdu tout prestige en raison de notre abandon volontaire de souveraineté, nous avons conservé une cote supérieure à celle de l'Algérien grâce à notre prépondérance technique manifeste.

On comprend aisément ces deux populations.
A Reggan, outre l'apport d'argent, nous avions :
  • Construit un aérodrome pouvant servir d'escale pour les avions de tourisme
  • Construit des routes goudronnées et refait la piste "Impériale T2" d'Adrar à Reggan
  • Construit une base avec ce trésor inoui qu'est l'eau, des maisons climatisées, un hôpital, une piscine ; installation rêvée pour une force stable de l'Ouest Saharien assurant un renouveau d'activités sur la T2
  • Refait la totalité des "Foggara", c'est-à-dire les amenées d'eau vers les palmeraies (ce désensablement que les P.L.B.T. n'avaient jamais été capables d'entreprendre seuls, redonnait vie aux champs locaux).
  • Désensablé une palmeraie
  • Enfin et surtout, creusé un peu partout et trouvé de l'eau en quantité suffisante pour irriguer à nouveau en quelques endroits bien choisis.

Dans le Hoggar, nous avions :
  • Refait totalement la T3 sur 175 km et goudronné un long ruban
  • Créé un aérodrome à In Amguel
  • Construit deux villes au Nord d'In Amguel, villes dans lesquelles il aurait été possible de loger du monde et de l'encourager à cultiver (mais cela aurait exigé notre présence et nos directives).
  • Trouvé de l'eau là aussi et une eau d'une pureté remarquable
  • Permis la construction d'un second hôtel à Tamanrasset, agrandi l'hôpital de cette ville.

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Qui plus est, nous avions rendu ces deux endroits célèbres et notre présence était le plus sûr garant de l'accélération du tourisme.
Eussions-nous gardé ces bases que deux îlots de population saharienne étaient à l'abri du besoin et qu'un certain renouveau agricole et touristique était possible.

Où en sont nos bases maintenant ?
Elles ont été promptement pillées et dévastées. Les puits ont été vite contaminés par les saletés, les pipe-lines percés, les foggara ensablées à nouveau. Les aérodromes restent déserts et les bicyclettes ou vélomoteurs demeurent au repos, faute d'argent pour acheter des pneus ou de l'essence.
Les Algériens du Nord ont saboté l'avenir de ces deux points du désert dont ils se moquent éperdument car l'Algérien n'aime pas le Sahara qui ne lui a jamais appartenu, auquel aucun lien ne l'attache et qu'il n'a réclamé qu'à cause du pétrole d'Hassi-Messaoud et d'Edjelé.
Il est vrai qu'il eut été tout aussi simple pour nous de conserver le Sahara entier, pays qui a été découvert, pacifié, entretenu, mis en valeur (pétrole, eau, routes...) par le travail et les efforts des Français.

Table des matières



(70)

VI

EXPLOSION DANS LE HOGGAR

Oasis II - Une belle explosion...souterraine (73) - Un ministre dans un cercueil (76) - Militaires contaminés (77) - Comment on relève certains résultats de mesure (79).

Oasis II

Les journaux ont un peu parlé de Reggan mais pratiquement pas de notre séjour au Hoggar, et peut-être vous demandez-vous comment nos bases étaient faites ?

Prenons l'exemple d'Oasis II. S'étant aperçu que la base initiale Oasis I n'offrait pas toute sécurité en cas d'explosion ratée et qu'elle risquait de devenir trop petite, on décida de construire une base plus grande et plus proche de l'aérodrome (20 km environ).
Laurent, alors DIRAM, se mit en chasse et, un jour, il arrêta sa Land-Rover sur un terrain à peu près plat, sauf un léger mamelon.
  • "Ici sera Oasis II" me dit-il.

Et l'on commença à délimiter le lieu ; en gros, il y avait quatre zones : la zone des logements, celle des restaurants, celle des bureaux, celle des ateliers et entrepôts.

Les logements étaient composés de cabines métalliques, climatisées individuellement et garnies de bois à l'intérieur. Ces cabines, fabriquées en France et transportées par camion depuis Alger à travers le désert, étaient divisées en deux petits logements comportant un lit, une table, une armoire et un lavabo-douche. Je saisis l'occasion pour vous prier de penser aux difficultés rencontrées pour le transport depuis Alger jusqu'à In Ecker, c'est-à-dire sur plus de mille kilomètres de routes, assez bonnes à travers l'Algérie, d'Alger à Ghardaïa, mauvaises ensuite à travers le désert et ce malgré (71) la température, le vent de sable, le manque d'eau, la "tôle", les passages sableux et les fondrières. Le tout pour arriver en terrain montagneux à travers les gorges peu fréquentées. D'énormes camions faisaient ce trajet et, pendant une certaine période, il y en eut en moyenne un par jour.

Il y avait différents modèles de cabine, mais tous se valaient, à l'exception toutefois des trois shelters "présidentiels", offrant plus de place et un WC personnel, alors qu'il fallait, dans la majeure partie des cas, utiliser des WC communs.
Disposées par paquets autour de "places" portant des noms de fleurs, les cabines étaient affublées de prénoms féminins. On disait à l'arrivant :
  • "Vous logez chez Hortense, place des Lilas".

Tout le monde avait l'électricité et l'eau courante, chaude et froide. Pour compléter cet ensemble, des courts de tennis et un cinéma en plein air.

La zone des restaurants possédait une grande cuisine centrale, installée dans un bâtiment préfabriqué rectangulaire et, disposés autour d'elle, un peu comme les rayons d'une roue autour du moyeu, un certain nombre de bâtiments analogues composant les salles de restaurant.
Les plats circulaient dans des chariots roulant sur des pistes cimentées.
Chaque restaurant était décoré dans un style particulier qui lui donnait son nom. Par exemple : la salle des "Voitures" s'ornait de dessins représentant tous les véhicules automobiles, de l'ancien temps surtout.
Le plus luxueux, le sanctuaire où seuls les privilégiés étaient admis, s'appelait "La chasse". Rien ne le distinguait des autres, sauf sa décoration et le fait que les convives étaient moins nombreux.
La nourriture fut presque toujours bonne : hors d'œuvre, entrée, viande garnie, salade, fromage ou dessert, café ou infusion. Du vin, de la bière, de l'eau...
Au Sahara, pour tenir le coup physiquement, il faut manger beaucoup et trouver des vitamines, d'où la salade obligatoire (pour l'approvisionneur), les légumes frais et les fruits (transportés par avion ou par camion isofrigo en provenance de France ou d'Alger). Je ne crois pas que nous ayons eu un seul cas de scorbut !

(72)
Complétant l'ensemble, un grand bâtiment faisait office de bar et de salle de café. A l'extérieur, une terrasse recouverte d'une toiture en lattis-roseau offrait aux convives la possibilité de boire à l'air libre, ce qui était fort agréable le soir.

La zone des bureaux possédait des shelters analogues aux logements et des baraques semblables aux restaurants mais équipées différemment. Chaque service avait son coin, son ensemble, et l'arrangeait de son mieux. Presque tous avaient conçus des patios abrités du soleil, parfois une fontaine, mais partout des fleurs. Il y avait même une grande volière.
A l'intérieur, on trouvait le téléphone (hélas !), des machines à écrire, un mobilier standard métallique et... des réfrigérateurs chez les débrouillards ! (Réfrigérateur = appareil scientifique servant à conserver en bon état les produits photographiques et films indispensables aux mesures optiques. Que l'on y trouve aussi des boissons ne saurait être que l'effet d'un malencontreux hasard).

Enfin, la zone des ateliers et entrepôts était surtout constituée de grands hangars et de bâtiments préfabriqués. On y produisait l'électricité, réparait les automobiles, rangeait le matériel, etc...

A travers la base, des routes (non goudronnées), des parkings, des sens interdits et quelques massifs de fleurs.

Dire que le vie était idyllique serait mentir, mais elle était rendue aussi confortable que possible pour effacer le dépaysement, le regret de la séparation, la chaleur (ou le froid) et la privation de femmes dans cet ensemble quasi-totalement masculin.

La présence des secrétaires féminines (en très petit nombre du reste) n'a jamais été une source de graves soucis. Il est certain qu'au contraire, leur seule existence eut une bonne influence morale, obligeant les hommes à garder une certaine tenue, leur donnant l'occasion de parler avec une personne du "sexe faible", d'entendre une voix haut perchée et il n'y eut que relativement peu d'histoires. Pas tellement plus qu'en France, en fin de compte.

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Une belle explosion... souterraine

J'ai raconté quelques anecdotes sur Reggan et on pourrait en trouver autant, sinon davantage, en parlant de nos expérimentations souterraines. Je me bornerai à relater des faits d'un genre très différent.

Un jour, il y eut une explosion techniquement importante et y assistaient (entre autres) deux Ministres, le Général commandant le CIAS et, bien entendu, Valéry.
Le poste central de commandement était alors à l'Est de la montagne. Pour s'y rendre depuis Oasis II, il fallait prendre la route vers le Tan Afella, longer un peu le massif et tourner à droite.
La galerie hermétiquement bouchée, au fond de laquelle le tir devait avoir lieu, donnait sur la face Est de la montagne presque en face du Poste Central, éloigné de quelques kilomètres (la bonne direction du vent pour éviter les retombées sur les zones habitées était, en gros, celle d'Ouest en Est ; c'est-à-dire du Tan Afella vers le Poste Central).
Dans celui-ci, les "huiles" (et notre secrétaire en chef) attendaient l'heure H. Tout se déroula fort bien et au chiffre "zéro", un grondement sourd s'éleva, une série de secousses se firent sentir, et la montagne se mit à "gigoter", ce qui était le signe d'une explosion sympathique (Note : Les Touaregs pensent que les montagnes sont habitées par de mauvais génies. Lors de la première explosion, ils furent ravis de voir l'ébranlement produit, pensant que les génies avaient été tués ou chassés par le choc). Les sourires apparurent et la tension décrut ; mais pas pour longtemps :
  • "Ca débouche !" cria quelqu'un.

Et c'était vrai. Par l'orifice de la galerie et un peu à côté, s'écoulait un torrent de fumées. D'abord grises, puis parfaitement noires. Les gaz radioactifs, au lieu de rester confinés à l'intérieur, avaient trouvé le moyen (74) de se frayer un chemins vers l'extérieur. Le gros panache noir était désagréable à voir. Par la suite, on comprit que cette couleur était due à la combustion du contenu de fûts entreposés à l'extérieur mais au voisinage de la sortie de la galerie ! Sous l'influence de la chaleur, ils avaient éclaté et pris feu. Sur le moment, personne n'y comprit rien, on voyait un nuage certainement radioactif, ayant tendance à monter et se dirigeant droit vers le poste central en prenant une forme d'éventail peu ouvert.

Soyons francs, ce fut une belle panique et, comme toujours, les premiers effrayés affolèrent les autres. D'où une véritable ruée sur les voitures pour regagner Oasis II. Les véhicules de tête, occupés par ceux qui avaient le moins de sang-froid, prirent la route, c'est-à-dire qu'ils foncèrent vers la montagne et le nuage avec l'espoir d'arriver en temps utile à l'embranchement et de tourner à gauche avant que la contamination ne soit effective.

Les automobiles des "huiles" suivirent le même chemin mais leurs occupants gardèrent une dignité à laquelle il convient de rendre hommage.

Quant aux autres... ils s'élancèrent presque tous à travers le reg, s'éloignant en direction du Sud, perpendiculairement au nuage, et furent rapidement à l'abri. Ceci, parce qu'ils étaient en majeure partie occupés par des Agents de la DAM habitués au tout-terrain et que, partant un peu après les autres, ils avaient eu quelques minutes pour réfléchir.
Les premiers partis passèrent peu ou prou dans le nuage ou plutôt sous les lambeaux extérieurs, et furent plus ou moins contaminés. Les plus touchés furent ceux qui prirent par la route avec un peu de retard, donc les Ministres, les Généraux, Valéry et... notre Michelle.

Dès son retour au bercail, l'un des Ministres, M. P., ignorant de la conduite à tenir en cas de contamination, échappa aux spécialistes, sauta dans sa voiture et se précipita... dans sa chambre. Rattrapé juste comme il ouvrait sa valise, il fut, hélas, patent qu'il avait contaminé, par les poussières de ses vêtements, et sa chambre et toutes ses affaires de rechange !
Passé sous la douche, lavé, brossé, il refusa obstinément qu'on lui coupa les cheveux (du moins ceux qui lui restaient) et comme il ne pouvait (75) sortir nu comme un ver, l'Armée l'habilla d'une chemise kaki, d'un pantalon réglementaire et d'un blouson. Tel que, il avait fière allure et dut avoir du succès en rentrant à Paris.
Toutes ses affaires et objets personnels, montre, portefeuille, etc. furent confisqués, emballés dans un grand sac plastique et décontaminés ultérieurement. Les agents de la DAM sont honnêtes. Le Ministre récupéra tout son bien mais son portefeuille donna un mal fou à décontaminer, et près de huit mois furent nécessaires. Ce qui parut suspect à beaucoup de gens qui y virent une certaine malice ! Honni soit, qui mal y pense !

Pour permettre à ce Ministre de se reposer de ses émotions, on lui chercha une chambre propre disponible. Comme il n'y en avait aucune, on pria un ingénieur de la DAM de déménager... pour l'aérodrome (car il repartait en France le soir même). L'ingénieur faisait son paquet quand le Ministre entra et, fort aimablement, engagea la conversation :
  • "Dites-moi, Monsieur, lui dit-il, après des paroles de remerciements, connaissez-vous bien Rome ?"
  • "J'y suis allé deux fois, Monsieur le Ministre".
  • "Non ! Je parle de la Rome antique et de son histoire".
  • "Un peu alors, Monsieur le Ministre".
  • "Eh bien ! Sachez, Monsieur, que je me sens exactement dans l'état d'âme des anciens Romains après la bataille !"

Cependant, Michelle devait, elle aussi, passer à la décontamination. Tout étant prévu, il n'y eut pas d'anicroches jusqu'au moment où l'on voulut lui couper les cheveux. Se voyant le crâne rasé, notre secrétaire protesta avec la dernière énergie et obtint, en définitive, que le coiffeur opérât selon ses instructions. Nous eûmes droit alors à une Michelle aux cheveux très courts et sans bouclettes ! Ce n'était pas encore la mode mais le devint presqu'aussitôt, de sorte qu'il n'y eut que demi-mal.

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Un Ministre dans un cercueil

Les Français aiment les histoires et en inventent beaucoup. Voici ce qui se raconta au CEA et qui, bien certainement, est de pure invention. Mais je trouve l'anecdote amusante et vous la cite en vous priant de n'en rien croire.

De retour à Paris le Ministre se dit que, tout compte fait, il devrait bien se faire examiner au spectre.
C'est un appareil appelé "cercueil" par les agents du CEA. On vous allonge sur un lit de camp à roulettes. On introduit le tout dans une boîte rectangulaire et on ferme hermétiquement. Evidemment, on envoie de l'air pour la respiration et un micro permet de communiquer avec l'extérieur. Dans certains appareils, on joue de la musique (douce) de façon que le patient ne s'ennuie pas trop. La machine compte toutes les radioactivités du sujet, cela permet de savoir son degré de contamination interne et la nature de cette contamination. Tout agent passe ce test avant de regagner la France et si, pour une raison ou une autre, il a réussi à y échapper, le service médical le repique en métropole et l'expédie dare-dare se faire examiner dans un centre de la DAM ou à Fontenay-aux-Roses.

Or donc, le Ministre se décida un samedi matin et le CEA lui assura qu'à Fontenay, il pourrait se faire contrôler à toute heure car il y avait une permanence auprès du spectre.

L'homme du gouvernement n'eut pas plutôt entendu cette déclaration qu'il sauta en voiture et fila au centre du CEA où il débarqua bientôt et fut fort bien accueilli par un agent de permanence qui le conduisit à l'appareil. Mais le malheureux agent était fort ennuyé car, en vérité, le spécialiste de service avait jugé bon de faire la grasse matinée. Aussitôt annoncée la prochaine arrivée du Ministre, le téléphone avait fonctionné et le spécialiste, ayant sauté dans sa voiture, fonçait dans le moment même vers le Centre.
Arriverait-il à temps ?
Non ! Ce fut le Ministre qui gagna la course.
Que faire ? se demandait l'agent avec angoisse.
Il prit alors une décision héroïque. Dûment déshabillé, le grand chef fut introduit dans le cercueil, averti que l'examen "serait un peu long", parce que très complet.

Pour être long, il le fut. C'est près de vingt minutes que notre dirigeant passa dans son inconfortable position, faisant la causette avec le laborantin, toujours à l'extérieur et qui se sentait au bord de l'infarctus en ne voyant pas arriver son chef. Celui-ci entra en coup de vent. Prévenu par des clins d'yeux, il comprit tout de suite la situation, fit les mesures rapidement et le Ministre sortit avec les égards dus à son rang.

(77)

Militaires contaminés

L'opinion française s'est souvent demandée s'il n'y avait pas eu d'accident grave à la suite de nos explosions nucléaires au Sahara. Je puis certifier que non, et les décès que nous avons enregistrés ont tous été dus à des accidents de manutention, circulation automobile, etc...
Voici néanmoins le cas le plus grave que nous ayons enregistré, et il s'est produit dans le Hoggar :
Posté au Nord du Tan Afella, un groupe de soldats surveillait les abords du massif avant et pendant l'explosion, empêchant d'éventuels visiteurs ou nomades de s'approcher.
Après le "débourrage" que je viens de vous raconter, il regagna la base en passant en plein dans la zone dangereuse, car le cas n'avait pas été prévu par les militaires (ils avaient trop confiance en nous !) et nulle consigne précise n'indiquait alors la conduite à tenir en pareil cas.

A leur arrivée sur la base, les soldats furent examinés, l'on constata la contamination, calcula l'irradiation, et le résultat fut qu'ils embarquèrent dans le premier avion pour Paris. On est contaminé lorsqu'on porte sur soi ou en soi des poussières radioactives. Pour les éliminer à l'extérieur, (78) on utilise de l'eau et du savon ; mais quand on a respiré, ou ingéré, des poussières, il n'y a rien d'autre à faire qu'à attendre leur élimination. Les produits sont diversement dangereux, les médecins savent aider l'organisme. On est irradié lorsqu'on a été traversé par des particules. Sortie du faisceau, l'action pernicieuse cesse, mais on peut avoir subi des lésions graves.
Le Docteur J. les attendait à l'aérodrome. Conduits à l'hôpital Percy, ils furent soumis à tous les tests possibles et soignés avec dévouement.
Le régime était essentiellement le suivant : beaucoup d'heures de repos, distractions nombreuses de façon à entretenir un excellent moral. Aucun travail, ni effort. Alimentation très abondante et variée : le bifteck - frites était recommandé !
Au bout de quatre mois, les soldats étaient dans un état florissant et probablement les plus en forme de toute l'armée française.

On suppose qu'aucun d'eux n'a regretté ce petit incident qui leur a permis d'avoir un dossier médical intéressant, une célébrité nationale et... un service militaire accompli dans des conditions exceptionnelles pendant plusieurs mois.

La légende veut que certains médecins furent chagrinés de voir la vitesse à laquelle les soldats éliminaient les produits radioactifs.

(79)

Comment on relève certains résultats de mesure

Bien que j'ai pu vous donner l'impression du contraire, il est bien évident qu'une explosion peut présenter certains risques et les services de la DAM s'étaient ingéniés à les prévoir.
Il importait de protéger tout le personnel contre d'éventuels incidents et de faire en sorte que le travail produit ne soit pas perdu.

Pour vous en donner un exemple, voici ce que l'on fit pour relever certains résultats de mesure, particulièrement en cas de fuite de gaz radioactifs :
A l'extérieur de la montagne, dans des baraques préfabriquées, se trouvaient des appareils d'enregistrement et, pour diverses raisons, il fallait relever rapidement le résultat de ces mesures. S'il y avait irradiation, à l'extérieur de la montagne, les films pouvaient être voilés et, par conséquent, tout était mis en œuvre pour aller vite.

En cas de "débourrage", le nuage n'était pas plus tôt sorti que les hélicoptères s'envolaient. A bord, il y avait, outre l'équipage militaire, trois agents CEA, tous en combinaison étanche avec masque à gaz. L'appareil venait le plus près possible des baraques désignées à son équipe et, si le résultat des mesures de radioactivité n'était pas trop désastreux, les trois agents CEA sautaient à terre comme le font les soldats en opération.

Protégés par leur équipement contre la contamination, ils étaient soumis à l'irradiation, et deux facteurs jouaient : l'intensité et le temps. Une faible irradiation de longue durée est aussi pernicieuse qu'une forte irradiation pendant un court laps de temps. Mais, réciproquement, on peut accepter une forte irradiation à condition qu'elle dure peu. Naturellement, il existe des barèmes et des règlements.
L'un des agents surveillait la radioactivité pendant que les deux autres relevaient les appareils de mesure.
L'hélicoptère, lui, avait filé aussitôt et se tenait au vent du nuage, le plus près possible, mais dans une zone où l'irradiation était faible ou nulle. Il surveillait ses ouailles opérant à terre. Dès que le travail était achevé, ou si les normes de sécurité risquaient d'être dépassées, l'hélicoptère revenait en flèche et, pas plutôt posé, il embarquait les trois agents (80) de la DAM revenus au galop. Les films étaient empaquetés, tandis que les hommes étaient conduits en grande pompe vers... le déshabillage et la douche.

Toute l'opération (ou mieux les opérations) était surveillée à distance grâce à des caméras de télévision télécommandées.

Un appareil de secours était prêt à s'envoler, tandis qu'une automobile de la DAM était sous pression avec un équipage en tenue. Ainsi, tout accident, ou incident bête, aurait été, probablement, sans conséquences graves.

Table des matières



(81)

VII

EN METROPOLE

Les "Annonces" à Paris des deux premiers tirs - Premiers pas et Sécurité (84) - Il y eu des hauts-faits en Métropole (91) - Autre haut-fait : la visite de Kroutchev (93)

Les "Annonces" à Paris des deux premiers tirs

Le résultat des tirs était transmis aussitôt à Paris grâce à la radio. Ainsi, pendant toute la nuit qui précédait l'explosion, s'établissait une conversation entre Reggan ou In Ecker et l'immeuble de Paris où se trouvait le C.I.A.S. (Commandement Interarmées des Armes Spéciales).

Dès le tir effectué, Paris était prévenu et, dans les minutes qui suivaient, recevait une première estimation de la puissance, ceci, grâce à un code spécial dans lequel il était question de bouteilles de champagne.

Une première explosion nucléaire est un événement national aussi l'organisation était-elle fignolée : quatre officiers devaient transmettre les nouvelles à des personnalités des Armées et deux agents CEA, dont Patrice, répercuter les mêmes nouvelles vers les personnalités civiles.

Le Général de Gaulle avait prié son Ministre des Armées, Guillaumat, de lui téléphoner immédiatement le résultat. Pour cela, ce dernier devait rester à Paris et être prévenu par un officier du C.I.A.S.. Mais quatre jours avant l'explosion, le Général changeait son Ministre : Guillaumat cédait sa place à Messmer et prenait la Recherche, l'Atome et l'Espace. Du coup, Guillaumat s'envola pour assister au tir de Reggan, laissant Messmer sur place.

(80)
Le 13 février 1960, au matin, le Général de Gaulle s'était éveillé de bonne heure et attendait avec impatience le coup de téléphone. 7 heures 05, rien ; 7 heures 10, rien. N'y tenant plus et terriblement inquiet, il saisit le combiné et appela Messmer :
  • "Alors, que se passe-t-il ? Est-ce un raté, une catastrophe ou un simple report ?"
  • "Vous voulez parler de l'explosion de Reggan, mon Général ? Tout a très bien marché mais on ne connaît pas encore la puissance. J'ai été prévenu à 7 heures 05".
  • "Mais et moi alors ? J'avais dit que vous me préveniez immédiatement. Un peu plus, je l'apprenais par la radio !"
Messmer prit un savon et pourtant il était innocent. Guillaumat avait oublié de lui transmettre la consigne.

Lors de la seconde explosion, le 1er Avril 1960, quatre officiers se trouvaient à nouveau dans leur bureau parisien ainsi que deux agents du CEA, Camille et Sylvain. Au mur, on pouvait voir un tableau divisé en colonnes sur lesquelles un sous-officier avait calligraphié le nom des officiers, les personnalités que chacun d'eux devait prévenir (et dans l'ordre voulu), enfin les numéros de téléphone idoines. Les agents du CEA, assis sur des chaises (les militaires avaient chacun un bureau et un téléphone) se sentaient honteux car ils n'avaient qu'un vilain bout de papier sur lequel ils avaient inscrit, de leur écriture illisible, les noms et numéros d'appel de leurs propres correspondants.

A 6 heures 17, la voix venue de Reggan donnait l'annonce attendue et, très vite, la puissance estimée. Ce fut le rush sur les combinés téléphoniques. N'en ayant pas, les deux civils piquèrent un sprint jusqu'à un local éloigné, passèrent la nouvelle et revinrent au galop dans la salle d'opération.

Ils trouvèrent le colonel F. dans un état de rage violent.
Son devoir, étant le plus ancien dans le grade le plus élevé, était d'appeler le Ministre des Armées, lequel devait, à son tour, informer le Général de Gaulle.

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Il avait donc composé le numéro inscrit au tableau et, après un temps d'attente assez long, entendu le "Allo" un peu endormi de son correspondant (il était à peu près 6 heures 20).
  • "Monsieur le Ministre, ici le Colonel F. du C.I.A.S.. Je vous informe que la seconde vient d'avoir lieu. Le tir est réussi".
  • "Qu'est-ce que vous dites ?"

Un peu étonné, le Colonel répéta son information.
  • "La seconde quoi ?"
  • "Explosion nucléaire, Monsieur le Ministre".
  • "Cessez de vous payer ma tête, imbécile ! Ce ne sont pas des procédés que de réveiller les gens en pleine nuit pour leur raconter des sornettes".
  • "Mais..."
  • "Taisez-vous. Je sais bien qu'on est le ler Avril mais je ne vous félicite pas de votre plaisanterie !"

Ahuri, le Colonel raccrocha, puis redécrocha, composa le numéro avec grand soin et attendit.
Il eut droit bien entendu à un complément d'engueulade car le sergent fourrier s'était tout bonnement trompé en inscrivant le numéro de téléphone au tableau.

C'est ainsi qu'un français anonyme fut le premier informé de la seconde explosion nucléaire française. Il tenait l'occasion d'épater ses amis en les réveillant à son tour mais ne la saisit probablement pas.

Il fut possible de trouver le Ministre en appelant d'abord l'officier de service du Boulevard St Germain qui, après avoir ouvert un certain nombre de dossiers et contrôlé l'identité du Colonel F. en procédant au contre appel, donna le numéro de téléphone exact. Messmer fut donc informé après tout le monde et l'on dit que les agents du CEA quittèrent leur service avec un certain sourire.

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Premiers pas et Sécurité

Si les anecdotes que je raconte se passent surtout en Afrique, c'est parce qu'elles sont plus pittoresques et nous emmènent en des lieux moins connus que le territoire métropolitain.

En réalité, le gros du travail et des efforts de la DAM a toujours eu lieu en France.
Dans Paris même, nous fûmes un temps installés en quatre endroits différents, allant de la place Blanche à la rue de Varenne, en passant par le boulevard des Italiens et la rue de Mondovi. C'était extrêmement commode, vous vous en doutez !

En France (hors Paris) et autres lieux, la DAM eut, au cours de son développement, un certain nombre de points de chute :
  • 3 centres dans la région parisienne
  • 3 centres en province
  • 2 terrains d'expérimentation non nucléaires
  • 1 mine dans le Massif Central

Divers bureaux dans plusieurs villes (Alger et Marseille notamment).
Reggan, Oasis I, Oasis II, In Amguel, Tamanrasset, Hamoudia, Colomb-Béchar au Sahara.
Tahiti, Hao, Mururoa, Fangataufa en Océanie.

Points de chute auxquels il faut ajouter de nombreux postes en tous lieux du monde, tant sur des flots perdus qu'en territoire étranger, servant surtout aux travaux de détection et de géophysique.
Tout ceci ne vint que petit à petit et bien après la première explosion, mais l'essentiel du travail fut toujours réalisé en France où les 6/7 du personnel accomplissaient leurs tâches.

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Au début, nous étions "clandestins", nous n'avions pas le droit de dire ce que nous faisions et cherchions. Les scientifiques disaient :
  • "Je fais des recherches dans la branche chimie du CEA".
  • "Je m'occupe de calcul numérique".
Ou encore :
  • "Je fais des achats de matériel scientifique..."

Nous ne devions pas parler du Sahara et le règlement eut voulu que nous quittions nos femmes et nos enfants en disant : "Je pars en voyage", sans dire où, ni pour combien de temps.

Dans les faits, il fut presque tout de suite permis de dire aux épouses que l'on allait au Sahara mais il n'était pas recommandé de parler de la DAM et de ses objectifs.

Je crois pouvoir dire que 95% des agents de cette époque ont respecté la règle et je connais bien des femmes d'ingénieurs qui ont appris avec surprise que leurs maris étaient mouillés jusqu'au cou dans les histoires de bombes atomiques, peu de temps avant la première explosion.

Il y eut des exceptions :
Tel grand chef de service, ou soi-disant tel, proclamait :
  • "Cher ami, je suis au CEA et fais des recherches très secrètes dont je ne puis parler mais qui feront autant de bruit qu'Hiroshima. Du reste, c'est moi qui suis la cheville ouvrière de l'entreprise et j'ai bon espoir de réussir".

La conservation du secret impose des précautions particulières. La plus simple est de ne pas parler. Jamais. Ce n'est pas si difficile et on en prend très vite l'habitude. Quand nous allions à l'étranger, nous devions éviter de nous présenter avec notre étiquette "DAM"; ce qui était efficace en 1960 et qui était vite devenu illusoire, le répertoire de nos noms étant connu de tous les pays étrangers (ils se le sont procurés assez vite sans aucun doute). Nous ne devions pas laisser traîner nos papiers "secrets" et surtout ne pas les perdre ni prendre des photographies partout où nous l'aurions voulu.

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Naturellement, il n'y avait pas que des saints dans la maison, mais aussi de prétentieux imbéciles. L'un d'eux, lorsqu'il allait en Amérique, rendait visite à son ami X, savant du coin, auquel il "tirait les vers du nez". L'autre était beaucoup plus malin que lui, il se faisait avoir et les "tuyaux" qu'il a rapportés n'ont jamais été d'aucune utilité. Un autre possédait à son domicile une collection superbe de photographies "secrètes" qu'il avait fait développer dans son service à des fins "scientifiques".

Mais le vulgum pecus de la maison ne se risquait pas à ces petits jeux. Un ingénieur s'étant fait "barboter" sa serviette dans sa voiture en stationnement, eut le courage de le dire mais fut contraint de démissionner. Un autre ingénieur ayant pris frauduleusement des photographies à Reggan fut mis à la porte. Un troisième fut également exclu pour oubli de photos "classifiées" dans son propre tiroir.

Un jour, des passants étonnés purent voir un homme ensanglanté et accompagné de policiers, se hâter vers la rue de Varenne, sa serviette à la main. Blaise avait eu un accident d'auto à côté de la Chambre des Députés et transportait des documents secrets. Il l'expliqua aux agents qui acceptèrent de l'accompagner jusqu'à la rue de Varenne et de retarder le constat, ce qui était bien de leur part car rien ne les y obligeait.

Nous avions tous des coffres ou armoires à combinaison et y rangions nos documents. Je vais vous décrire une scène (presque) authentique à ce sujet.
  • "Où est Denise, Miss ?"
  • "Elle n'est pas arrivée, Monsieur".
  • "C'est étonnant et j'ai absolument besoin d'elle de toute urgence".
  • "Puis-je vous aider, Monsieur ?"
  • "Peut-être. J'ai oublié la clé de mon coffre et ne me souviens plus de la combinaison que j'ai changée hier soir. Denise a le double et le papier cacheté. Où les a-t-elle mis ?"
  • "Je pense que la clef est dans son coffre".
  • "Ouvrons-le".
  • "Je connais la combinaison mais n'ai pas la clef de ce coffre non plus. Peut-être dans son bureau ?"
  • "Oui sans doute. Mais, pour le coup, où est la clef du bureau ?"

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Cherchons.
Cette clef fut trouvée dans le dossier suspendu d'un classeur dont la serrure s'ouvrait grâce à... une clef cachée sous un pot de fleurs.
  • "Il ne nous reste plus qu'à ouvrir, à trouver la clef de mon coffre et la combinaison".
  • "Le papier de combinaison doit être dans l'autre armoire-coffre que je puis ouvrir, Monsieur. Je crois me rappeler que Denise range cette enveloppe dans une boîte de chocolats".
  • "Vous mangez du chocolat tous les jours ?"
  • "Oh non, Monsieur ! Des bonbons dont nous remplissons à tour de rôle une vieille boîte de chocolats".

L'enveloppe cachetée était en effet sous le papier qui garnissait le fond de la boîte.
  • "Je respire, s'écria le chef de service. Tiens, je m'en souviens maintenant. La combinaison était faite à partir de la date de naissance de ma fille !"
  • Et vous la connaissez, Monsieur ?"
  • Bien sûr que non ! Mais elle est inscrite dans mon agenda".

Je vous raconte cela pour vous montrer les précautions, un peu illusoires, prises à tous les échelons surtout si vous pensez que les locaux sont eux-mêmes fortement gardiennés et que n'y rentre pas qui veut. Je sais très bien comment je ferais pour essayer de me procurer, en France, des papiers "secrets" mais ne le dirai pas.

Le premier grand centre de la DAM fut construit en grand mystère. Une société privée, nommée Radio Z dont le président était le professeur R. fut fondée. Elle prétendait s'occuper de TSF et télévision et acheta un terrain proche de Paris, sur lequel on commença à bâtir.

Au début, le personnel avait interdiction de se dire CEA et les gardiens portaient un uniforme sans écusson.

Un jour, un industriel, cherchant le centre où il avait rendez-vous, se présenta à la porte et avisa le gardien.
  • "C'est bien ici le CEA ?"

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  • "Ici, c'est Radio Z".
  • "Ah ! Mais où est donc le CEA ?"
  • "Je ne sais pas".
L'industriel repartit, chercha et, après avoir fait trois fois le tour du village, rencontra un cultivateur.
  • "Pardon Monsieur, pourriez-vous me dire où se trouve le CEA ?"
  • "C'est là" répondit l'homme en montrant le bon endroit.
  • "Mais j'en viens et l'on m'a dit que c'était Radio Z"
  • "CEA ou Radio Z, je n'en sais rien mais si vous cherchez l'endroit où l'on fait la bombe atomique, c'est bien là".

Interloqué, l'industriel revint devant le poste de garde et demanda poliment Monsieur Louis avec lequel il avait rendez-vous.
  • "C'est bien ici, Monsieur. Voulez-vous me donner vos papiers d'identité?"
Lorsqu'on était nouveau à la DAM et de surcroît travailleur, il pouvait arriver quelques ennuis. En effet, si l'on était travailleur, on risquait de quitter son bureau fort tard et, tout au moins à l'origine, les rondes avec chiens policiers commençaient à 20 heures.

Les ennuis provenaient de la rencontre du chien et du travailleur. Si vous aviez la chance d'être assis à votre table, en pleine lumière, le chien était plutôt aimable. Il vous considérait d'un air interrogateur et avec sympathie, semblant approuver le zèle déployé après l'heure.

Mais si vous tombiez sur lui dans un couloir ou dans une des rues du Centre, l'animal perdait toute aménité. Le mieux était de rester parfaitement immobile sans bouger les bras, et d'attendre l'arrivée du maître de chien. Assis sur son derrière, vous contemplant fixement, la bête attendait avec impatience le moment où un mouvement de votre part l'autoriserait à vous dévorer tout cru !

Plusieurs d'entre nous ont fait cette expérience, notamment Sigismond, un polytechnicien qui resta plaqué au mur, les bras en croix, un temps qui lui parut fort long. Comme il bégayait déjà en temps normal, vous pouvez juger du résultat lorsqu'il racontait l'histoire.

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L'Etat-Major de la DAM eut parfois de difficiles problèmes à résoudre et l'un des moindres ne fut pas celui du protocole. En 1959, un Directeur de la DAM fit le voyage à Reggan dans la cale du Bréguet, en vertu de l'ordre d'appel des passagers dont j'ai parlé plus haut. A l'escale d'Alger, un officier de l'Etat-Major du Général A. l'avait reconnu et, faisant preuve de gentillesse, avait voulu lui faire donner une place de cabine par un jeune sous-lieutenant. Mais le civil (âgé de 50 ans), entêté, avait protesté : "parti dans la cale, j'arriverai dans la cale" et rien n'avait pu l'en faire démordre.

Cet état de chose parut tout de même anormal et les militaires proposèrent le système suivant :
Les civils seront affectés de leur grade dans la réserve et voyageront en fonction de celui-ci.
Il ne faisait aucun doute dans l'esprit de ces Messieurs qu'il y avait corrélation quasi parfaite entre ce grade dans la réserve et les fonctions hiérarchiques au CEA.
  • "Mais c'est idiot, protesta le Colonel Claude, adjoint au Général Buchalet, Directeur de la DAM (le Colonel était en position "hors cadre", détaché au CEA). Nous avons des tas de chefs de service qui sont seulement sergents, voire rien du tout".
  • "Impossible, tout ingénieur est officier. S'il n'a pas un bon grade, c'est qu'il n'a pas fait de période, donc qu'il est antimilitariste et tant pis pour lui".
  • "Erreur, vous oubliez la guerre ! Les gens nés de 1920 à 1924 n'ont pas fait de service, n'ont pas eu, en tout cas, la possibilité de devenir officier de réserve, et ce sont justement ces hommes qui, maintenant, sont à l'âge des responsabilités".

L'argument fut reconnu très valable et d'ailleurs il n'était que l'expression de la réalité. Aussi un autre système fut-il imaginé : un barême de points correspondants à un grade d'officier !
Pour obtenir le total de points d'un civil, on additionnait des chiffres en tenant compte du grade dans la réserve (encore !), de l'âge, de la formation, du poste au CEA.

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Un examen rapide permit à Claude de revenir à la charge :
  • "Avec votre truc, je constate que F., le chef de la Métallurgie est sergent-chef, que B., autre chef de service est sergent tout court, que par contre Durand, un jeune agent technique est lieutenant, quant à moi, je suis Général d'Armée !

D'après Claude, c'est ce dernier exemple qui convainquit le Général A. et son Etat-Major des inconvénients du système.

Finalement, les ingénieurs furent classés en deux catégories seulement et par les soins du CEA : les Ingénieurs "Seniors", appelés dans les avions avant les capitaines ; les ingénieurs "Juniors", convoqués avec les sous-lieutenants ; le reste du personnel fut groupé entre les adjudants et les sergents-chefs.

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Il y eut des hauts faits en Métropole

Oyez, bonnes gens, l'histoire de l'élève-gendarme nommé Artois :
Le centre de la Côte d'Or, situé à 40 km de Dijon, était, au tout début, gardé par un peloton d'élèves gendarmes. Parmi eux, un certain Artois, n'étant pas de service et s'ennuyant, entreprit d'aller cueillir des champignons. Sans rien dire de ses projets, il partit dans les bois qui environnent le Centre et se perdit.

A 19 heures, le chef de peloton constata son absence et attendit.
A 20 heures, le chef de pela ton commença à s'inquiéter.
A 21 heures, le chef de peloton se présenta au Directeur du Centre (qui logeait sur place à cette époque héroïque), se mit au garde à vous et lui dit :
  • "J'ai l'honneur de vous rendre compte que j'ai "paumé" un gendarme" (Note : Je garantis l'authenticité de la phrase qui m'a été rapportée par Lahire le Directeur de l'époque).

N'écoutant que son devoir, le Directeur alerta sur le champ la brigade la plus proche qui prévint le lieutenant, lequel avisa le capitaine.
Le gendarme était-il perdu ? Accidenté ? Avait-il été l'objet d'une agression ?
N'y tenant plus, on fit appel à un chien policier.
Deux godasses appartenant à l'élève-gendarme Artois furent présentées aussitôt au "toutou". Après les avoir reniflées, l'animal prit un air interrogateur et intrigué, puis semblant comprendre tout-à-coup, manifesta une joie délirante et... se mit à jouer avec les brodequins.

L'explication fut immédiatement trouvée par un scientifique du CEA.
  • "C'est évident ! Le chien vit avec les gendarmes et a donc repéré aussitôt que les godasses appartiennent à la maréchaussée. Or, dans son esprit, un gendarme est fait pour chercher les autres et non pour être recherché. L'animal ne peut concevoir qu'un gendarme se perde. Le second usage des chaussures étant de permettre aux chiens de s'amuser, c'est que vous vouliez le distraire ! C.Q.F.D.

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La profondeur du raisonnement convainquit tout le monde. Mais que faire?

Un défilé fut alors organisé :
D'abord deux motocyclettes faisant du bruit ; puis la voiture de la gendarmerie équipée d'un phare tournant et d'un haut-parleur.
L'ensemble se hasarda dans tous les sentiers forestiers du voisinage. Tous les cent mètres, un arrêt au cours duquel le haut-parleur rugissait d'une voix sépulcrale :
  • "Artois ! Artois ! La gendarmerie t'appelle. Dirige-toi vers ma lumière".

A deux heures et demie du matin, Artois, endormi au pied d'un arbre, fut réveillé par le bruit et se présenta penaud à son supérieur hiérarchique.

Le lendemain, il partait... faire une cure de repos, sans doute ; au moins quinze jours d'après le chef de peloton.

Puisque je viens de parler de la gendarmerie, je veux en profiter pour dire l'estime, l'amitié et la reconnaissance que nous avons tous pour cette arme exceptionnelle qui, où que ce soit, en France, en plein désert, sur les sites, en Océanie, a toujours accompli une tâche difficile et multiple avec une parfaite efficience.

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Autre haut-fait : La visite de Krouchtchev

Lors de la seconde explosion nucléaire (le 1er Avril 1960), le Président Krouchtchev était en visite officielle à Paris et, le 31 Mars au soir, couchait à Rambouillet.

Vers 9 heures 30 du matin, un coup de téléphone arrivait au Centre de B. dans la région parisienne, annonçant la venue du Premier Soviétique et du Président Français. Très bref, l'interlocuteur fit savoir qu'en raison de l'explosion survenue à 6 heures 17, Monsieur Krouchtchev avait demandé et obtenu la visite du plus gros centre de la DAM. Ces messieurs pensaient arriver vers 11 heures.

Le Chef de la Sécurité fut affolé. D'abord, il s'indignait que la Direction ne lui ait rien dit. Etait-elle au courant ? Personne au Centre ne semblait informé. Et l'origine du coup de téléphone restait mystérieuse ! Serait-ce une blague ?

Dans le doute, il chercha le Directeur et ne le trouva pas.

Poursuivant ses efforts, il toucha Tibère, l'Adjoint au Directeur, et lui demanda s'il avait eu connaissance de cette nouvelle.
  • "Non, répondit Tibère, je ne sais rien. Ou plutôt je n'ai reçu aucun coup de téléphone à ce sujet".
  • "Serait-ce une blague du ler avril, Monsieur le Directeur ?"
  • "Si c'est une blague, elle est à la fois grosse et bonne !".
Puis il raccrocha.

Le Chef de la Formation de Sûreté se rappela qu'il y avait au CEA un grand chef de la Sécurité et l'appela aussitôt. Paul, tel était son nom, bondit en apprenant la nouvelle.
  • "C'est très grave, je vous envoie tout de suite des renforts et me préoccupe de la Sécurité Extérieure. Je vous rejoins aussi vite que possible, dès que j'aurai pu toucher Monsieur l'Adjoint à L'Administrateur Général".

Tarquin, l'adjoint en question, était sceptique.
  • "Qu'est-ce que c'est que cette histoire, Paul ? L'emploi du temps de Krouchtchev est prévu, minuté, et l'on n'organise pas un déplacement de ce genre à l'improviste".
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  • "Mais, Monsieur Tarquin, c'est le Président Krouchtchev qui a saisi la balle au bond. Informé par la radio à 7 heures, il a dû présenter une demande au Général de Gaulle, lequel ne pouvait refuser".
  • "Non, nous aurions été avertis par l'Elysée".
  • "Justement ! Ils ne sont pas à l'Elysée mais à Rambouillet, et il n'y a probablement pas sur place les hommes compétents qui auraient commencé par le commencement !"
  • "Vous m'ébranlez, reconnu Tarquin. Je vais essayer de contacter Monsieur l'Administrateur Général pour lui dire notre embarras".

L'Administrateur fut vraiment très étonné de ne pas avoir été averti. Cependant, par acquit de conscience, il appela son ministre, à savoir Guillaumat !
  • "Que me racontez-vous là, s'écria le Minsitre. C'est complètement idiot cette histoire. Vous pensez bien que je serais au courant et que la visite n'aurait pas été organisée, comme cela, pour les heures à venir. Mais dites-moi ? Ne sommes-nous pas le 1er Avril ? C'est un des plus beaux poissons que j'ai jamais vu !"

Et Monsieur Guillaumat raccrocha, enchanté de ne pas s'être laissé prendre.

L'Administrateur, un peu vexé, reprit contact avec Tarquin pour lui confirmer qu'il s'agissait bien d'une farce comme il le supposait et regretta vivement que l'on ait dérangé tant de monde pour un bobard de cette envergure.

Targuin gêné d'avoir transmis le tuyau, mais trouvant la plaisanterie assez drôle, rappela Paul et se paya sa tête dans les grandes largeurs :
  • "Avez-vous déjà mobilisé toutes les brigades de tous les centres pour les envoyer en renfort ?"

Et il reposa le combiné.

Paul eut tôt fait de contacter le Chef de Sécurité local et, au comble de la fureur, lui fit une série de vertes remontrances :
  • "Dans ce genre de fonctions, on ne se laisse pas avoir comme une enfant de chœur ! On apprend aux nourrissons qu'il faut vérifier l'origine d'un coup de téléphone avant d'agir !"

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Rouge d'émotion, le malheureux coupable encaissa puis rappela Tibère:
  • "C'était un poisson d'Avril, Monsieur le Directeur !"
  • "Ah ! Et comment l'avez-vous appris ?"
  • "Eh bien voilà, J'ai téléphoné à Monsieur Paul, qui a appelé Monsieur Tarquin, lequel a prévenu Monsieur l'Administrateur Général, dont le coup de fil a touché Monsieur le Ministre. Ce dernier a la certitude qu'il s'agit d'une blague".
  • "Quoi ? Vous avez fait cela ? Malheureux ! Ouille, ouille!"

Car Tibère savait depuis toujours qu'il s'agissait d'un canulard autorisé par la Direction ; mais il avait compté sans la vigilance du Chef de Sécurité et pensé que rien ne transpirerait au-dehors.

Cependant, un comité, pendu au téléphone dès 9 heures 20, appelait les chefs de services les uns après les autres pour les avertir, de la part de la Direction, de la grande visite attendue à 11 heures. Il fut doux au cœur de ces braves gens de constater que l'un des chefs de service était resté à son domicile. Celui-ci aimait se montrer dans les grandes occasions et expliquer à tout le monde qu'il était, lui, le vrai père trop méconnu de la bombe atomique.
Prévenu avec sollicitude que son absence ferait très mauvais effet, il bondit en voiture et rallia le Centre à haute célérité, organisa un grand rangement, fit sortir courbes et graphiques, et mit tout son personnel à l'astiquage.

Aux alentours de 11 heures, le Chef de Sécurité fut averti qu'un cortège de voitures et de motards se dirigeait vers l'entrée. Son inquiétude revint, mais fut de courte durée. Les gendarmes n'avaient qu'un uniforme approximatif, la voiture de Krouchtchev portait une plaque minéralogique à caractères russes et de Gaulle, assez ressemblant, était toutefois un peu maigre. Comme notre homme n'était pas méchant, et qu'entre temps la Direction lui avait confirmé son autorisation, il laissa rentrer le cortège (après vérification des identités naturellement).

Gendarmes et Présidents étaient des agents du Centre qui s'étaient déguisés dans une auberge à 800 mètres de là.

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La visite se déroula normalement et certains chefs de service eurent le mérite de rire, un peu jaune pour commencer, naturellement ensuite ; ce fut le grand jeu : attentat manqué, arrestation du criminel, discours. Bref, un ensemble très cohérent, et à 12 heures, la visite s'acheva.

C'est ainsi qu'en ces temps lointains, les gens de la DAM fêtaient le ler Avril et leur explosion.

Notez bien que le Lundi suivant, un certain nombre de remarques désobligeantes sur notre comportement et notre manque de sérieux prirent naissance en haut lieu et descendirent en pluie abondante les échelons de la hiérarchie.

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VIII

LA NUIT DU 12 AU 13

Vendredi 12 Février 1960

Depuis ce matin, à Reggan, nous sommes à J-1. Ce n'est pas la première fois, mais à 16 heures, on est toujours à J-1, et à 18 heures aussi.

Cette fois, c'est presque "dans le sac" : l'explosion est pour demain.

Toutes les équipes se rassemblent et potassent à nouveau leur ordre d'opération et leurs travaux ultimes : les uns doivent agir de 19 à 22 heures ; d'autres en divers points et à des heures variables ; certains sont en poste à Hammoudia, tandis que leurs collègues demeurent au plateau; les métallurgistes couvent leur "cœur" et pensent au transport.

Bref, c'est une ruche en furie.

Le thème général est que :
  • Les agents partent du plateau pour effectuer leur tâche où que ce soit, rendent compte de leur action et reviennent ensuite.
  • Les agents devant intervenir juste avant ou après l'explosion partent pour Hammoudia à une heure prévue à l'avance.
  • Les agents devant occuper et demeurer au PCP y vont au début de la soirée.
  • Les agents ayant à assurer des liaisons avec les militaires, à fournir des moyens de secours... restent au plateau.
  • Les agents n'ayant rien à faire jusqu'au lendemain sont expédiés au lit à 22 heures et seront réveillés à 4 heures (en fait, personne ne dormit. Le bridge et la lecture remplacèrent le sommeil).

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Les deux bases de la DAM, le PCP à Hammoudia et l'échelon arrière des souterrains, étaient reliés par téléphone. Il y en avait trois. Par l'un d'eux, le chef de service des Essais communiquait avec son représentant, par le second, le Directeur Adjoint, Robert, pouvait contacter un membre de son Etat-Major, le troisième était en secours. Ce dernier, tout neuf, avait pour inconvénient de ne pas fonctionner.

Les transmissions radio militaires se faisaient en divers points grâce à plusieurs émetteurs, notamment ceux des voitures de Gendarmerie. Une seconde liaison radio existait frauduleusement : elle reliait certains véhicules du CEA, lequel avait introduit de tout petits émetteurs-récepteurs parce qu'il n'avait pas tellement confiance dans le matériel de l'Armée.

Enfin, il y avait la télévision. A l'intérieur de la cabine située au sommet de la tour, se trouvaient des caméras de prises de vues. La transmission se faisait d'une part au PCP d'Hammoudia, d'autre part à l'échelon arrière de la DAM aux souterrains de Reggan-plateau. Grâce aux écrans récepteurs, on pouvait donc, en deux endroits, suivre ce qui se passait dans la tour.

La gendarmerie avait coupé toutes les routes et, seules, les voitures munies d'ordres de transports spéciaux pouvaient circuler. Ces ordres avaient été préparés à l'avance, en fonction du planning, mais il en existait "en blanc" aux deux postes du CEA.

Cette précaution ne fut pas inutile.

Dès 22 heures, un coup de téléphone avertissait la base arrière que Kléber avait oublié, sur son bureau, sa serviette et le planning général des opérations. En quatre minutes, la serviette fut embarquée dans une 2 CV de l'Armée, convoyée par un agent du CEA et un soldat armé d'un fusil MAS 36, l'ordre de mission complété fut remis au chauffeur et le véhicule rejoignit Hammoudia dans les plus brefs délais.

Quelques minutes plus tard, c'est Ivan qui demandait un transport spécial. Même punition, même motif : la voiture, le convoyeur CEA, le convoyeur militaire, l'ordre de mission...

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Il fallut faire face à des problèmes inattendus. Au moment de partir, Baptiste s'aperçut qu'il avait oublié de faire le plein de sa 2 CV. Or les postes d'essence étaient fermés depuis 19 heures. Comme la bonne foi n'était pas son fort, il en... guirlanda Camille en hurlant au scandale. Celui-ci écouta et dit simplement :
  • "J'avais prévu quatre jerrycans de réserve pour les hurluberlus de votre espèce. Prenez-en un, il est derrière le bureau".

Depuis 19 heures, les avions arrivaient de Paris à une cadence accélérée : il en atterrit trois en une heure. L'un d'eux contenait des représentants de nos colonies d'Afrique Noire. Dans un autre, il y avait le Général Lavaud Chef d'Etat-Major Général des Armées, le Ministre du CEA Monsieur Guillaumat, l'Administrateur Général du CEA Monsieur Couture et notre patron, le Directeur de la DAM le Général Buchalet.

Lavaud et Buchalet vinrent tout de suite ou presque voir les agents de la DAM aux souterrains. Ils y trouvèrent les trois responsables de l'échelon arrière et notre secrétaire-chef. Après les effusions (un lien de parenté très étroit unissait l'un des éminents visiteurs et l'un des agents de la DAM), tout ce monde eut soif, ce qui vida le frigidaire. Michelle réquisitionna deux agents "en attente" et regarnit l'ustensile à bloc, ramenant en outre, de l'entrepôt, une profusion de petits gâteaux, du pain et des boîtes de conserve.

La charge de plutonium, appelée "cœur", devait quitter les souterrains et rejoindre la tour.

Ce départ du "cœur" fut féerique :

Dans la nuit noire, sous la lumière crue des projecteurs qui créait des ombres vives et intenses, le container fut chargé sur un camion et le convoi s'ébranla.
En tête, une voiture de la gendarmerie ;
Puis le camion-grue ;
Puis le camion portant le "cœur" ;
Suivi d'une voiture du service de protection contre les radiations (les hommes en combinaison blanche immaculée, masque à gaz en attente) ;

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De la voiture des agents techniques métallurgistes ;
D'un camion de secours vide ;
D'une seconde automobile du SPR ;
Et enfin d'un autre half-track de la gendarmerie, fermant la marche.
Ce défilé avait quelque chose de fantasmagorique, dans l'air sec et tiède du Sahara, à des milliers de kilomètres de la France et de toute civilisation, sous les étoiles brillantes du désert, au milieu du fracas des moteurs et pourtant dans un ordre presque impeccable.

Il y avait un peuple fou à regarder le départ : des militaires descendus du plateau et une collection de personnels de la DAM censés dormir, bien sagement jusqu'à 4 heures du matin.

Il m'est difficile de vous faire sentir l'émotion qui régnait. Ce départ était la concrétisation de plusieurs années d'efforts, d'espérance, de patience. C'était aussi le symbole de ce qui allait se passer si... tout marchait bien !
  • "Et si nous nous étions complètement fichus dedans ?" pensait-on. Les métallurgistes pleuraient presque en voyant s'éloigner le "cœur" qu'ils avaient si longtemps dorloté.
  • "Si, en claquant, tu dégages beaucoup de puissance, murmurait l'un, on jouera la Marseillaise et nous serons traités comme des princes. Sinon... nous pouvons nous préparer à rentrer à pied à travers le Sahara et à la nage à travers la Méditerranée !"

Cette boutade détendit les voisins, mais bien peu pensaient à leur avenir personnel à cet instant. C'était le devenir de leurs recherches et du projet national pour lequel on leur avait confié des moyens et l'argent du contribuable qui les préoccupaient.

Jusqu'aux alentours de 2 heures du matin, la nuit s'écoula cependant dans un certain calme. De grandes périodes de creux pendant lesquelles certains commençaient un bridge sur un coin de table, des périodes d'agitation correspondant aux départs et aux arrivées, des conversations téléphoniques entre le PCP et les souterrains, des appels (à la base arrière) de camarades disciplinés restés dans leurs chambres et qui s'inquiétaient.

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A Hammoudia d'ailleurs, l'activité était plus intense. Le contrôle des départs et des retours, le déroulement de toutes les opérations, les comptes-rendus au Général A., Directeur du tir... tinrent les agents en haleine la nuit entière.

Le passage du "cœur", en route vers sa tour et son destin à 15 km de là, fut également ressenti profondément et marqua véritablement un tournant psychologique.

Une répétition générale de la séquence de tir qui durait 34 minutes, fut décidée pour 2 heures du matin. Il devenait passionnant de surveiller la télévision et de voir si rien ne venait perturber la bonne marche du système.

A l'échelon arrière, le Général Thiry et son Etat-Major n'avaient pas d'écran récepteur, aussi descendirent-ils dans le domaine du CEA, aux souterrains. Une véritable petite réception fut organisée aussitôt et Michelle servit une quinzaine de personnes gui burent et mangèrent les provisions en regardant l'image comme s'il s'agissait du plus aguichant des spectacles.

A 4 heures, le tir était confirmé. Un agent fut expédié dans les bâtiments pour sonner le réveil et, à pied en général, car tous les véhicules étaient mobilisés, en service ou en réserve, la totalité du personnel gagna un petit espace plan situé en face des souterrains. Les nouvelles venant d'Hammoudia étaient dites à haute voix par l'un des responsables locaux et transmises de bouche à oreille. Par la pensée, tous suivaient l'action des camarades de l'avant, découvrant parfois d'abominables causes d'erreur auxquelles personne n'avait encore songé. Pour parler franc, plus aucun d'entre nous n'était calme et il y avait autant de piles électriques que d'individus.

C'est long trois heures quand on attend. Je devrais plutôt dire deux heures et demie, car à 6 heures 30 le programme de déclenchement de tir fut mis en route pour de bon, cette fois.
Les responsables de l'arrière suivaient le programme sur l'écran de télévision et décrivaient tout ce qui se passait, donnant le point des opérations finales. Ils le firent pratiquement sans interruption.

(102)
Le Général Thiry et ses officiers restèrent assez longtemps et ne repartirent que lorsqu'il fut temps, pour eux, d'occuper leurs postes de responsabilités sur le plateau.

Là-haut, tous les soldats étaient levés, aussi anxieux sans doute, et passionnés par l'expérience à laquelle ils avaient contribué. Assis à même le sol, ils regardaient vers Hammoudia perdu dans le nuit, écoutant à nouveau les recommandations de leurs officiers :
  • "A 6 heures 55, vous tournerez le dos à Hammoudia, fermerez les yeux et mettrez vos têtes entre vos bras croisés. N'oubliez pas que la vue directe de l'explosion vous rendrait aveugle à jamais. Ensuite, il y aura un double bang comme celui d'un avion à réaction".

A Taourirt, à Reggan-Ville et dans toutes les palmeraies, les Arabes étaient également debout. D'abord parce que ces populations papotent toute la nuit et ne dorment pratiquement pas après le coucher du soleil. Ensuite parce que les Affaires Indigènes avaient bien expliqué pourquoi il ne fallait pas regarder vers Hammoudia le matin. Le déferlement d'activités et la surexcitation des Européens étaient connus d'eux depuis minuit grâce au "téléphone arabe", constitué comme chacun sait, par une série d'individus bons marcheurs.

A l'intérieur du PCP, le Ministre, l'Administrateur, les Généraux, Buchalet et Robert, attendaient avec émotion. L'âge n'a pas tellement d'importance dans ces moments-là et l'homme mûr se retrouve aussi impressionnable qu'à 20 ans. Les grands chefs vibrèrent tout autant que leurs troupes et l'attente dans la nuit leur parut aussi longue.

Devant les souterrains, le Colonel Claude de la DAM "chaussa" les lunettes spéciales qui lui permettraient de regarder l'explosion. Il n'y en avait que quatre paires pour notre maison. A 6 heures 45, il donna l'ordre de tourner le dos à Hammoudia et de fermer les yeux lorsque le compte à rebours indiquerait "moins deux minutes".
Enervés, les Agents entendaient ce fameux décompte que débitait l'un d'eux resté devant la télévision et disposant d'un micro et de hauts-parleurs.
Cinq, quatre, trois, deux, un, zéro.

(103)
Un temps gui parut affreusement long (notre camarade un peu ému avait pris une seconde d'avance sur le vrai compte-à-rebours défilant sous ses yeux), puis un éclair éblouissant traversant les paupières.

Comme des automates, tous firent demi-tour.

Dans la nuit, une grosse boule toute blanche commençait à rougir. Elle se transforma en un gros ananas rouge et noir s'auréolant ensuite de violet. Le Spectacle était superbe.

La visibilité devint mauvaise à mesure que la luminosité de la boule diminuait mais on devinait néanmoins le champignon issu de l'ananas et son mince pédoncule.

C'était fini. Il n'y avait plus qu'à attendre le jour pour voir la suite. Il était 7 heures 04 minutes 0.2 secondes.

L'explosion était très réussie mais nous n'en eûmes la certitude que bien plus tard.

Les Américains furent surpris. Notre rendement était plusieurs fois supérieur à celui de la bombe d'Hiroshima ; elle avait développé 70 kilotonnes environ (chiffre publié dans la presse) contre 15 à la première américaine et avec un poids de plutonium très inférieur.

Sur le terre-plein, une fois l'émotion passée, tout le monde se sauta au cou et c'est le moment que choisit l'onde de choc pour nous parvenir. Un violent double bang auquel nous ne pensions plus ! Il en résulta une nouvelle émotion, la chute d'un lustre d'éclairage et celle de quelques carreaux.

Il n'y avait plus qu'à attendre.

(104)
Attendre quoi au fait ?

Le retour des camarades du PCP évidemment.

Le PCP, situé à 15 km de l'explosion, avait tenu. Un déplacement des parois, d'une quinzaine de centimètres, avait bien été observé mais qu'importe ! Une heure après environ, les premières voitures s'arrêtaient devant les souterrains. Ce furent enfin celles des patrons absolument radieux. Buchalet serrait les mains de tous, Robert, la visière de sa casquette à la verticale, riait tout seul. Couture, d'habitude plutôt compassé, voire morose, souriait et disait bonjour à ceux qu'il n'avait jamais vus.
  • "Sébastien, s'écria Buchalet, viens ici. Tu vas téléphoner à Paris pour dire que je ferai ma conférence à 20 heures. Ah ! Et puis tu vas aussi dire qu'on m'envoie une auto à Villacoublay pour... mettons 16 heures".
  • "Sébastien, appela Couture (qui ne le connaissait pas du tout et venait d'entendre son nom pour la première fois), télégraphiez aussi pour moi. Ma voiture à 16 heures à Villacoublay. Et que Tristan confirme mes rendez-vous pour ce soir".

Le plus piquant de l'affaire était que Sébastien ne savait pas le moins du monde comment faire pour transmettre les messages à Paris vu que ce n'était pas de ses responsabilités et qu'il n'avait jamais eu à le faire.

Il répondit poliment, au grand amusement de ses camarades :
  • "Bien, mon Général. Bien monsieur l'Administrateur Général !" et se débrouilla pour exécuter les ordres.

L'atmosphère fut à la fois délirante et calme. Disons que sous un calme apparent, le moral était au plus haut. Les militaires congratulaient les gens du CEA ; les soldats applaudissaient les civils ; les civils se sentaient militaires !

Cet incroyable élan permettait tous les espoirs. Buchalet pouvait demander n'importe quoi à ses gens de la DAM, les mettre à contribution jour et nuit. L'ensemble (composé de braves types, mais aussi de la quantité logique d'individus nettement moins gentils) était soudé. Les ambitions personnelles étaient temporairement oubliées ainsi que les rivalités et les (105) disputes. Cette troupe de civils aurait sans doute dans l'heure marché comme un corps de grenadiers de l'Empire et eut-on donné l'ordre de partir à pied et sans vivres pour traverser le désert jusqu'au Sénégal, qu'elle l'aurait exécuté.

Car il est certain que, lorsqu'on donne à un groupe pas trop nombreux une mission, beaucoup de travail, du risque et un objectif dont il se sent responsable, on obtient en France un équipage homogène et ardent.

Et pour clôturer le tout, Robert se vit apporter un télégramme dont il donna lecture. Il émanait du Président de la République et commençait presque ainsi :
  • "Hourrah pour la France ! Aujourd'hui elle est plus grande et plus forte".
Ce Président de la République était le Général Charles de Gaulle.

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(106)

ANNEXE 1

La création de la DAM

Le lecteur se demande sans doute ce qu'était cette Direction des Applications Militaires du Commissariat à l'Energie Atomique, qui l'avait créée et quand ? A la fin de la dernière guerre, en 1945, l'atome n'était pas à la mode et pourtant c'est en 1945 que le Général de Gaulle a fondé le Commissariat à l'Energie Atomique et en a confié la direction à un Administrateur Général (Raoul Dautry) et à un Haut-Commissaire (Joliot-Curie). Avait-il déjà l'idée de lancer un armement atomique purement français ? C'est probable mais il fallait tout d'abord maîtriser l'atome, créer des piles atomiques, etc.. Puis le Général de Gaulle quitta la scène politique et l'on aurait pu penser que l'armement atomique était définitivement enterré et que la Quatrième République n'oserait jamais se "mouiller" en lançant la fabrication d'engins militaires.

Et pourtant, c'est en 1952 qu'on trouve les racines de la DAM.

A cette époque, les milieux de la Défense Nationale s'intéressent à l'armement nucléaire, tout au moins dans son principe.

Le contexte national d'une part (la France commence à se relever de la guerre) et le développement de tels armements à l'étranger d'autre part (la première explosion anglaise date de cette année-là) sont très favorables aux réflexions sur l'emploi de l'atome par les militaires.

(107)
La guerre de Corée qui s'achève et la guerre d'Indochine qui entre dans une phase critique montrent l'importance colossale de la possession, par un pays, de ce qu'on appelle la "bombe atomique".

Aussi les Armées instituent-elles un "Commandement des Armes Spéciales", confié au Colonel Ailleret.

De plus, la décision est prise de fabriquer du Plutonium à Marcoule. Deux piles seulement sont prévues, G.1 et G.2, et le CEA a la maîtrise d'œuvre. Le Plutonium n'est pas forcément destiné à des usages militaires et beaucoup proclament le contraire. Néanmoins le fait que les investissements sont financés par les Armées, montre bien la tendance sous-jacente de l'entreprise.

Les choses évoluent peu en 1953. Toutefois, le gouvernement de l'époque (M. Pleven est Ministre de la Défense Nationale) décide que l'année 1954 verra s'accroître le budget militaire consacré aux questions atomiques.

En 1954, s'établissent des contacts plus étroits entre le CEA et les Armées. M. Guillaumat est alors Administrateur Général et M. Perrin, Haut-Commissaire (Note : M. Perrin n'était pas favorable à un armement atomique pour des questions de convictions politiques mais il ne contra jamais les directives reçues et fut toujours d'une parfaite loyauté vis-à-vis des instances gouvernementales et de la fraction de son personnel engagé dans la fabrication d'engins militaires. Il n'hésitait pas à féliciter son personnel pour le succès de leurs travaux). Comme le protocole de 1945 donne au CEA une "mission atomique" totale, tant civile que militaire, il est naturel que cet organisme soit, plus ou moins, chargé de réfléchir aux possibilités d'un armement nucléaire.

D'ailleurs les Armées ne peuvent songer sérieusement à s'occuper seules de l'entreprise, ne serait-ce que pour des raisons de compétence scientifique.

Début 1955, le Colonel Buchalet arrive au CEA et il est chargé du "Bureau d'Etudes Générales" ou "B.E.G.", destiné en fait à débroussailler le (108) problème de la recherche atomique militaire et à évaluer les possibilités d'un armement national. Le Directeur Scientifique du BEG est le professeur Rocard (Note : M. Yves Rocard est le père de M. Michel Rocard).


En mai 1955, M. Edgar Faure étant au gouvernement, on voit éclore le premier "protocole Armées - CEA - Finances".
Le CEA reçoit l'ordre de lancer (à Marcoule) la construction de la pile G.3 afin d'avoir assez de Plutonium pour une fabrication d'engins atomiques. Il est en outre chargé d'étudier un tel engin sans que, toutefois, la vocation militaire de ce dernier soit certifiée.

Pour faire bonne mesure, le CEA se voit gratifié du moteur pour le sous-marin Q.244, de célèbre mémoire, et de l'avion à propulsion atomique dont quelqu'un s'occupe peut-être encore quelque part.

Il me faut signaler que dans le courant de la même année (ou même un peu avant) des efforts isolés, indépendants du CEA, sont entrepris :
  • A la Direction des Poudres, où des ingénieurs de Sevran se penchent sur ce que nous appelons maintenant la concentration.
  • A la DEFA, où une section atomique est installée dans la batterie de Limeil. Cette section s'intéresse à des problèmes de physique nucléaire.

En 1956, le gouvernement de M. Guy Mollet envisage tout d'abord de donner le contrôle des matières nucléaires à Euratom. Dans le contexte de l'époque, la conséquence d'une conclusion favorable eut été l'arrêt nucléaire militaire en France.

Mais Euratom ne semble pas prendre un bon départ, et nous subissons le joug des deux grands états atomiques lors de l'affaire de Suez.

Comme le CEA a conclu à la possibilité d'une réalisation purement nationale, on rédige, le 30 Novembre, un second "protocole".
Celui-ci confie au CEA la fabrication du Plutonium, les études de la bombe A et les études de la séparation isotopique de l'uranium.

(109)
Les Armées sont chargées de rechercher et construire un terrain d'expérimentation.
Cette même année, au sein du CEA, le BEG ayant pris de la force et du poids devient le Département des Techniques Nouvelles. On commence à parler des Centres de Vaujours et de B.3.

En 1957, il ne semble pas que le gouvernement prenne des mesures nouvelles pour ou contre l'engin militaire. Mais tant aux Armées qu'au CEA, bien des gens sont convaincus de la nécessité d'accélérer le mouvement et l'on travaille ferme.

C'est en 1957 que Reggan est choisi comme Centre d'expérimentation. Le DTN pousse la construction de B.3 et acquiert un terrain de dégagement pour le cas où la manipulation de Pu ne serait pas possible dans la région parisienne : ce sera plus tard le Centre de Valduc.

En 1958, le gouvernement Gaillard décide (le ler Avril) que l'on procédera à un premier tir expérimental dans le courant du premier trimestre 1960. Ce qui était merveilleusement "culotté" car nous n'avions pas encore le moindre plutonium.

A cette époque l'opinion française n'est pas hostile à l'arme nucléaire, au contraire. Le Français a été traumatisé par l'Indochine et par Suez. Il a l'Algérie qui remue et l'agace tandis que quelques pays d'Afrique Noire semblent plonger dans l'orbite moscovite. Bien des Français pensent certainement que la possession de cette arme redorerait notre blason.

Fortes de la décision gouvernementale et, de plus, certaines que la politique du Général de Gaulle, qui arrive au pouvoir, sera favorable à leur objectifs, les Armées transforment l'organisme de 1952, en "Commandement Interarmées des Armes Spéciales" et le Général Ailleret en conserve la tête.

Le DTN crée un "Service des Essais" chargé des expérimentations sur le terrain et pousse certaines installations de Valduc.

Enfin, en septembre 1958, le Général de Gaulle, considérant que la possession de l'arme nucléaire est primordiale, secoue tout le monde, le DTN (110) est remplacé par la DAM. M. Robert, alors à Saclay, prend le poste de Directeur Adjoint.

En 1959, la politique gouvernementale montre que l'objectif atomique est au premier plan des préoccupations du pays. En Novembre 1959, le Général de Gaulle parle pour la première fois d'une force de frappe. Il rend visite à la DAM ce même mois.
Le Général Lavaud, alors Chef d'Etat-Major Général, décide que la section atomique de la DEFA sera rattachée au CEA de même que Vaujours l'avait été en 1955. Dès le mois de Mai 1959, les études poursuivies à Limei1 sont orientées et contrôlées par la DAM.
Celle-ci, qui se préoccupe aussi de l'avenir lointain, pousse un projet de fabrication de deutérure de lithium 6.
Mais l'effort principal porte, évidemment, sur la réalisation de l'engin, baptisé M.1 qui doit montrer au monde que la France sait réaliser une bombe atomique.

En 1960, le 13 Février, M.1 est tiré avec succès. Le ler Avril, c'est le tour de l'engin P.1, très différent.

La décision de créer un armement nucléaire pour avion est prise. La bombe sera dérivée de M.1 et le vecteur sera le Mirage IV. Les conversations commencent pour préciser les données de cet objectif.

En Afrique, nos tirs aériens suscitent des remous qui ennuient le gouvernement. Il faut se souvenir qu'à cette époque Américains et Russes ne tiraient plus qu'en souterrain (ils recommenceront leurs tirs aériens l'année suivante).

La DAM cherche un terrain pour faire de même et le trouve en Corse, dans le Massif de l'Argentella, près de Calvi. La levée de boucliers de nos compatriotes est unanime de sorte que notre maison prospecte et choisit un site dans le Hoggar : c'est le Tan Affela et dès la fin de l'année, les travaux commencent.
En France, c'est l'usine de Miramas qui est lancée tandis que sur le plan purement intérieur à la DAM, le Général Buchalet nous quitte pour l'Industrie. Il est remplacé par M. Robert.

(111)
En 1961, la politique gouvernementale ne change pas. La force Mirage IV est bien précisée. La DAM lance le Centre du Ripault en fin d'année afin de pouvoir fabriquer les armes commandées ou à commander. Dès cette époque en effet, on sent que la force M.IV ne sera pas seule et qu'il faut penser à d'autres armes. Mais rien n'est précis. On commence aussi à parler bombe H et à se demander où l'on fabriquera les matières premières. La dernière explosion aérienne à Reggan date de cette année-là.

En 1962, il est confirmé que la priorité doit être donnée à l'armement stratégique sur l'armement tactique. Le comité de Défense établit et notifie un programme d'armement qui n'est encore ni définitif ni absolument précis, mais entraîne la nécessité d'une création nouvelle : celle de la militarisation dont l'importance est apparue, courant 61, lors des réflexions sur les armes Mirage IV.
Par la même occasion, on commence à envisager de modifier la structure de la maison pour l'adapter à des dimensions sans cesse croissantes.
Durant la même année, les difficultés politiques suscitées par l'Algérie font penser à chercher un autre terrain d'expérimentation.

Je crois me rappeler que c'est en 1963 que les sites polynésiens sont définitivement choisis et que la première campagne est fixée à 1966, soit un an avant la date prévue dans les accords d'Evian pour l'évacuation des bases Sahariennes.

A partir de cette date, on peut considérer que la phase de création est achevée. La DAM a pignon sur rue et la meilleure preuve en est que l'Administration du CEA, qui avait soigneusement évité de se mêler aux pestiférés de ladite DAM (ces tristes sires qui voulaient réussir un exploit scientifique et technique en utilisant les méthodes de l'industrie aux cris de "vite et bien", sans respecter la lenteur, la lourdeur et l'incapacité des ADMINISTRATIONS), s'est précipitée à son cou et a commencé à "s'occuper" d'elle.

Hélas !

Table des matières



(112)

ANNEXE 2

Aperçu synthétique sur le développement initial des activités

Le découpage qui suit est évidemment arbitraire.

Il n'est fait que pour montrer la diversité des problèmes posés lors de la création de la Direction. Il en est de même d'ailleurs pour toute firme civile partant de zéro.

1) De 1955 à 1966, le BEG doit résoudre deux types de problèmes.

Le premier est purement politique.
Il s'agit de faire préciser la mission et les responsabilités du CEA et, par suite, de suivre l'évolution des idées dans les domaines politique et militaire. Il s'agit aussi de déterminer si une fabrication purement française est possible.

Le second est technique : commencer des études préliminaires et disposer d'un début d'infrastructure susceptible d'extension rapide.
Pour cela, le BEG rassemble quelques officiers attirés par les problèmes nucléaires, des poudriers, des universitaires physiciens ou mathématiciens et des ingénieurs, notamment métallurgistes.

Nous n'avions aucune donnée, aucun "tuyau" mais nous savions que la réalisation des bombes A et H était possible puisque les Russes et les Américains nous avaient précédés.

(113)
2) De 1957 à fin 1958, le DTN, qui a pris le relais du BEG, se préoccupe encore de la politique mais pense surtout à l'aspect technique. L'objectif pour le tir est le premier trimestre 1960 et il est pris dès 1957, bien que la confirmation gouvernementale ne parvienne qu'en 1958.
Vaujours et B.3 sont toujours les seuls centres et dans le même temps Marcoule démarre. Valduc est acquis tandis que le terrain de Moronvilliers est mis à la disposition du CEV pour les tirs chimiques.

La théorie de l'implosion est en bonne voie : les premiers caissons "chauds" (Adam et Eve) sont fabriqués à B.3, les mathématiciens prennent conscience de la nécessité des moyens de calcul dont ils ne disposent pas encore. Les techniciens et scientifiques de cette époque font preuve d'intuitions remarquables, remplaçant le manque évident de moyens par la débrouillardise et l'astuce.

3) De fin 1958 à mi 1960, la DAM s'occupe exclusivement de M.1.
Au début de 1959, nous n'avons que 50 g environ de Pu, pas de labo-chaud pour la métallurgie, pas d'amorces neutroniques pour l'engin.
B.3 achève le labo nécessaire pour traiter le plutonium et reçoit l'IBM 704 en 1959. Les Essais travaillent à Reggan et la tour de M.1 est achevée dès 1959.
Limeil apparaît au sein de la DAM à laquelle il apporte sa source neutronique.
Tout ne va pas sans heurts : Rachel (assemblage critique) est retardée plusieurs fois faute de Pu, une coulée est totalement ratée, le "calage" de M.1 reste un sujet de controverses et la masse du cœur en Pu est modifiée (en diminution du reste).
Ceci n'empêche pas totalement de réfléchir à l'avenir. On parle déjà autres matières premières, ordinateurs et bombe sous avion.

En Février 1960, M.1 explose avec succès.

(114)
4) De mi 1960 à début 1963, la DAM pense "fabrications" et "projets à longs termes".
Elle a maintenant droit de cité et doit accomplir ce que l'on attend d'elle. Le Gouvernement, comme les Armées, en attendent beaucoup sans pouvoir préciser parfaitement les objectifs.
Intellectuellement, il se pose des problèmes :
  • Militarisation des engins et par suite réflexions sur les vecteurs et les charges désirables (Note : C'est une chose de fabriquer une bombe au sol à côté de soi et une autre de tenir compte du poids, de la température, des vibrations, des effets de la défense ennemie, des accélérations...).
  • Recherche thermonucléaire, d'où un effort sur les plasmas et l'hydrogène.
  • Fabrication et utilisation des matières premières dont on dispose ou dont on voudrait disposer : Uranium 5, Plutonium propre, Plutonium sale, composés hydrogénés...
  • Fabrication de petites séries d'armes et maintenance.

Pour tout faire, nous disposons de cinq centres dont trois peu développés, du Département des Essais avec Reggan et Oasis, de deux terrains d'essais pour tirs d'explosifs ordinaires.
C'est une époque de mûrissement où l'on est très préoccupé par les "moyens" matériels.

5) Après 1963-64, la DAM cherche désespérément à mettre au point la théorie de la bombe H, problème qu'elle avait en quelque sorte résolu mais il faudra du temps pour s'en rendre compte. Elle développe les sites du Pacifique et se penche sur les trois types d'armes stratégiques nécessaires au pays qui lui sont commandés. Elle pense aussi aux armes tactiques.

En 1967, la question posée par l'armement H est résolue.

6) Après 1970, études et réalisations se poursuivent afin d'avoir toujours des armes performantes et modernes à la fois dans les domaines stratégiques et tactiques, utilisant des vecteurs différents (sous-marins par exemple) en perpétuelle évolution eux aussi.

Table des matières



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ANNEXE 3

Le Personnel qui a créé la DAM

Le BEG était parti de zéro début 1955. La DAM disposait de 870 personnes environ fin 1958, de 1 300 au moment de la première explosion, de 8 200 fin 1967, ce qui était d'ailleurs beaucoup trop et M. Robert, convaincu par quelques membres de son Etat-Major, décida de ramener l'effectif à 6 200. La réduction fut commencée et M. Robert quitta le CEA en 1970.

Le recrutement

L'effectif comportait un éventail complet des activités humaines: femmes de ménage, médecins, gardiens, comptables, ingénieurs en tout genre, cuisiniers, serveuses de restaurant, secrétaires, dessinateurs, ouvriers d'entretien, acheteurs, physiciens, chimistes, agents techniques de toutes espèces, conducteurs de véhicules... Ceci en raison du secret. En effet, les agents de la DAM étaient tous soumis au secret et la quasi-totalité était habilité au "Secret Défense", c'est-à-dire autorisée à détenir ou à lire les rapports classés "Secret" dans la mesure où ils en avaient besoin pour leur travail.

Il fallait donc que chacun ait fait l'objet d'une enquête sur lui-même, sa famille, sa belle-famille et les délais de recrutement étaient assez longs.

Après quoi, si les résultats étaient favorables, le candidat était convoqué, on lui expliquait ce qu'était la DAM et ses objectifs et on lui (116) demandait s'il n'avait rien contre le fait de participer au travail. Il y eut des refus : dans ce cas, le candidat était recruté dans un autre service du CEA n'ayant rien à faire avec la DAM.

Mais si l'intéressé acceptait, on lui faisait aussitôt signer le papier réglementaire disant notamment qu'il serait passible des travaux forcés (et non de prison ordinaire) en cas de divulgation, consciente ou non, de secrets de la Défense.

Quand l'enquête était "défavorable", le candidat recevait une lettre lui disant que sa candidature n'était pas retenue. L'affaire se corsait lorsque ledit candidat était une connaissance, voire un ami, de l'un des membres de la DAM et qu'il venait lui demander pourquoi l'on ne voulait pas de lui. Comment dire à un brave homme que sa femme a un peu trop de relations douteuses? Il fallait mentir, faire allusion à d'horribles pressions en faveur d'un autre candidat...

Et lorsqu'un membre du personnel, donnant toute satisfaction, se mariait et que l'enquête sur le futur conjoint était mauvaise, il fallait bien recaser la personne dans un autre service du CEA ("non "sensible"). Devait-on avertir ou non la jeune secrétaire dont le "futur" était un peu trop connu de la police mondaine ?

Parce que le respect strict du secret est générateur de difficultés morales diverses, les agents de la DAM étaient payés 10% de plus que les autres agents du CEA du même grade, ce qui ne favorisait pas l'amitié entre les deux groupes "civil" et "militaire" de la maison. Le motif officiel était que le respect du secret empêchait le personnel de publier des articles scientifiques ou techniques et de se faire ainsi connaître, argument valable pour les ingénieurs et généralisé à l'ensemble.

L'origine

La DAM avait un pourcentage d'ingénieurs et cadres colossal. Dans certains centres de recherche, il atteignait 40% en 1966. Les ingénieurs avaient des origines très diverses : polytechniciens (armement, poudres, génie maritime...), centraliens (la métallurgie du plutonium a été réalisée (117) par eux), Supélec, Physique et Chimie... formaient la masse principale. L'université fournissait des Docteurs ès-sciences (d'Etat), des agrégés mais assez peu de licenciés ès-sciences. Les écoles formant des techniciens valables, étaient toutes représentées mais, dans l'ensemble, les techniciens étaient surtout appréciés s'ils étaient passés, d'abord, par l'industrie privée.

Les officiers d'active "détachés hors cadre" venaient des trois armes, occupaient plutôt des postes de gestionnaires, des postes d'Etat-Major, sauf s'ils avaient fait des brevets techniques spécialisés.

Ce qu'il y a de plus frappant, c'est que le nombre de fonctionnaires était très réduit si l'on excepte les polytechniciens et les agrégés. Le plus grand nombre venait du secteur privé.

Enfin le reste du personnel, non ingénieurs ou cadres, avait les origines les plus diverses.

En se replaçant dans le contexte des années 55 à 60, on constate que les partis "de gauche" étaient formellement opposés à la création des engins militaires et ils étaient puissants (il faudra attendre les années 80 pour que la "gauche" change d'opinion). Donc, alors que le CEA (sous l'influence de Joliot-Curie) était surtout "à gauche", la DAM était, elle, "de droite". Moins les taupes introduites, notamment par le parti communiste, en vue de surveiller les opérations et dont un certain nombre se sont réveillées en 1968.

Le recrutement dans le milieu de l'Education Nationale ou chez les jeunes diplômés était difficile. L'inspecteur général de l'Administration de l'Education Nationale, M. Brunet, ancien de la 2ème DB du Maréchal Leclerc, s'en était chargé et disait :
  • "Je ne peux pas recruter de communistes ou de socialistes".
  • "Je ne veux pas recruter d'extrémistes de droite".
  • "Je ne veux à aucun prix des "veaux" du Centre".
  • "Que me reste-t-il !!"

Pourtant, l'expérience l'a démontré, il trouva le nécessaire.

(114)

L'avancement

Ce fut simple : l'avancement était fait exclusivement au choix, en respectant les règles normales du CEA. C'est le seul système qui permette l'émulation, la sélection et la marche en avant. Il n'y avait pas de syndicats à la DAM avant 1968. Aucun. Il existait par contre des délégués du personnel dont le pouvoir n'était pas négligeable. Après 1968, la maison a dû supporter la création de syndicats. Le remplacement progressif des anciens par des jeunes, n'ayant pas forcément l'enthousiasme des aînés, a affaibli peu à peu l'esprit de la maison et les différences entre la DAM et le reste du CEA ont presque disparu.

Les horaires

Quand on crée quelque chose, on ne mesure pas le temps.

Songez qu'en 1959, les membres des Etats-Majors parisiens de la DAM se trouvaient à leur bureau vers 8 heures (le travail commençait officiellement à 8 heures et demie) et partaient vers 18 heures... s'il n'y avait pas de réunions dans un quelconque ministère, auquel cas le retour au domicile se situait entre 21 et 22 heures.

Songez qu'au Centre où l'on traitait le plutonium (et à une certaine période de 1959), les ingénieurs arrivaient le Vendredi avec une petite valise contenant pyjama et objets de toilette. Si tout allait très très bien, ils rentraient le soir ; sinon, le Samedi matin et parfois le Dimanche seulement. On avait disposé des lits de camp dans certains bureaux.

Quand les chefs agissent ainsi, tout le monde suit s'il le faut et les horaires "normaux" du CEA ont toujours été dépassés jusqu'aux environs de 1968, date à laquelle une certaine fonctionnarisation s'est faite sentir.

Rappelons que les ingénieurs, les cadres et les mensualisés ne touchaient pas un centime de plus quel que soit l'horaire de travail.

(114)

Difficultés de gestion

La plus grande difficulté de gestion est venue de la croissance ultra rapide de la maison.

Rappelons quelques chiffres :
  • 870 au 1.1.58
  • 1 300 au 1.1.59, soit environ 50% d'augmentation dans l'année
  • 2 840 au 1.1.61, soit environ 50% d'augmentation par an
  • 4 950 au 1.1.63, soit environ 37% d'augmentation par an
  • 6560 au 1.1.65, soit environ 17% d'augmentation par an
  • 8 200 au 1.1.67, soit environ 12% d'augmentation par an

  • Donner du travail à tout le monde quand l'effectif croit ainsi, était relativement facile, étant donné l'importance des études à faire mais,
  • surveiller le travail,
  • coordonner les résultats,
  • éviter la pagaille,
  • assurer le commandement,
n'était vraiment pas aisé.

L'une des grandes gloires de la DAM est probablement d'y être à peu près parvenu malgré les imperfections des uns ou des autres.

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