Rythme duChant Grégorien


Dans quelle mesure la sémiologie

peut-elle contribuer à une meilleure connaissance du rythme?


Introduction

ue le lecteur se rassure, il ne trouvera pas ici de cours de sémiologie. Nous partirons de la constatation simple suivante : les principaux résultats de sémiologie, et les plus certains, acquis au cours des dernières décennies du 19e siècle, ont été largement exploités et incorporés aux livres de chant encore en usage, graduel, paroissien 800, antiphonaire, etc….La question ci-dessus ne se pose donc que de façon accessoire aux grégorianistes restés fidèles aux enseignements de Dom Mocquereau et Dom Gajard. Ces pratiquants peuvent sans risque pour la qualité de la liturgie continuer à utiliser ces ouvrages tels quels, sauf éventuellement à profiter des perfectionnements enseignés par les conservateurs et les continuateurs de l’école des deux grands maîtres (principalement la Schola Saint Grégoire et les chorales qui s’en réclament).

Cependant cette question ressurgit avec acuité à la suite de la réforme de l’interprétation du grégorien survenue à Solesmes au cours des années 60 et 70, en conséquence d’initiatives du Chanoine Jeanneteau, de Dom Cardine, et de plusieurs de leurs disciples, du fait que des arguments sémiologiques ont été avancés au premier plan des thèses nouvelles.
Le présent article s’adresse aux amateurs de grégorien déconcertés par des querelles où l’on brandit parfois des notions d’apparence scientifique peu accessibles au public. Nous espérons ainsi leur permettre d’y voir plus clair dans ce débat, sans les obliger à entrer sérieusement dans un domaine de connaissances bien compliqué, et encore très incertain sur bien des points.
Les principaux auteurs et ouvrages auxquels nous nous référerons sont :
  • Dom André Mocquereau, Le Nombre Musical Grégorien, tome I (1908)
  • Dom Eugène Cardine, Sémiologie Grégorienne (1970)
  • Jean de Valois, Le Chant Grégorien (1963)
Ce dernier auteur, musicologue et compositeur, très documenté, présente d’autant plus d’intérêt qu’il reste entièrement objectif, sans prendre parti.

Quelques mots sur la sémiologie grégorienne

’étude des signes neumatiques des manuscrits dits "neumés", sans indication précise des hauteurs des notes, a été entreprise dès l’exhumation et la publication des manuscrits, à partir du milieu du 19e siècle, dans les monastères bénédictins. Un travail d’étude considérable a été mené sur ces reliques, dans le but, si possible, de retrouver le style d’interprétation en usage à l’époque de confection (principalement IXe et Xe siècles). Ce travail, malgré d’ardentes controverses, encouragé de manière décisive par le Saint-Siège, a abouti à une première édition approuvée par Rome, dite "Vaticane". Cette œuvre, supervisée par Dom Pothier, mais coordonnée par son fidèle disciple Dom David, ne fut pas publiée telle quelle largement. Solesmes en avait tiré une version "rythmique", où étaient introduits des épisèmes ictiques (petits traits verticaux indiquant certains posés de voix), et qui fut, elle, diffusée dans le public, en 1908. C’est cette version qui est aujourd’hui encore utilisée, en particulier pour le Paroissien Romain 800. Elle est officielle, sauf les épisèmes litigieux (mais si utiles aux débutants !) qui sont facultatifs. C’est une erreur de considérer Dom Mocquereau comme l’auteur de l’ouvrage, sur lequel il restait réservé, bien que beaucoup d’éléments rythmiques aient été empruntés à son Liber usualis, publié en 1903. A ce stade, la science des signes neumatiques, s’appuyant sur une pratique quotidienne du chœur de Solesmes pendant plus de 25 ans, avait donné des résultats assez sûrs, donc exploitables, Et ce sont eux que l’on retrouve dans les éditions rythmiques et la Vaticane sous la forme du groupement des notes en neumes (modernisés), d’épisèmes d’allongement, et de points de doublement. En revanche certains signes spéciaux de notes simples ont été remplacés par des signes courants, par souci de simplification, d’où une perte d’information que certains peuvent regretter.

Par la suite les études sémiologiques ont continué, notamment à Solesmes, apportant quelques nouveaux résultats et précisions, ne remettant pas en cause profondément les livres en usage. L’événement sémiologique majeur du 20e siècle a été la publication de La Sémiologie Grégorienne de Dom Cardine, en 1970, qui, elle, tend à remettre nettement en question la plupart des bases admises jusqu’alors.

La sémiologie dans Le Nombre Musical (D. Mocquereau)

e tome I du Nombre Musical, publié en 1910, répondait aux sollicitations pressantes de l’entourage de l’auteur, pour qu’il se décide à fixer par une publication les précieux résultats acquis dans les dernières décennies à Solesmes. Il comporte une première partie d’une centaine de pages intitulée "L’origine du rythme", et une deuxième partie de 280 pages consacrée à "La mélodie, son application au rythme". Dans la première partie, l’auteur justifie les règles de bonne articulation du discours (parlé ou chanté), où des appuis apparaissent tous les deux ou trois temps syllabiques, de sorte que l’on pourrait légitimement appeler ce rythme de base "rythme élémentaire" ou "rythme articulatoire", malgré l’extrême complexité déjà présente dans cette notion (combinaisons multiples des durées, intensités, hauteurs). Il faut lire l’admirable chapitre VIII (p.97) où l’auteur insiste sur l’aspect immatériel, spirituel, de ce rythme, aux antipodes des critiques caricaturales ultérieures de certains détracteurs aveugles ou incompétents.

C’est dans la seconde partie qu’apparaissent les données sémiologiques, leur origine, les signes et leurs diverses formes, puis les adjonctions (épisèmes, lettres significatives), et enfin leur signification rythmique. Les manuscrits sont nombreux et divers, et il faut choisir. D. Mocquereau, comme tous les autres sémiologues, a retenu surtout les manuscrits du groupe monastique de Saint Gall (dits "sangalliens"), remarquables de fidélité mutuelle, et le codex de Laon dit "messin". Les signes des deux écoles sont très différents, et D.M. en donne la liste complète. Il y a trois niveaux de lecture. Le premier concerne les neumes dans leur forme simple (mélodie et rythme). Le second concerne les mêmes neumes modifiés de façon caractéristique (rythme). Enfin le troisième niveau inclut les adjonctions, soit graphiques (épisèmes), soit alphabétiques (lettres significatives) dont la signification peut être d’ordre mélodique ou rythmique.
On peut dire qu’en gros, le premier niveau de lecture correspond au rythme élémentaire. Il exprime, par le fractionnement de la mélodie en groupes neumatiques successifs s’enchaînant les uns aux autres, la manière dont le chantre articulait son chant. Il est donc normal que des manuscrits de différents monastères, ou séparés dans le temps de plusieurs décennies, présentent parfois des différences nettes dans les neumes utilisés pour une même mélodie, simplement parce que les chantres-interprètes en cause articulaient chacun à leur manière. Pour l’édition vaticane, Solesmes a évidemment choisi une seule solution, celle qui a semblé la meilleure dans chaque cas. Le deuxième niveau, par des changements de forme des signes, ajoute des nuances rythmiques, en général des allongements des notes concernées. Là les variations entre manuscrits sont assez fréquentes. Au troisième niveau, les adjonctions représentent soit des indications mélodiques, soit de délicates nuances rythmiques. Leur reproduction dans les manuscrits est très inégale, quoique souvent concordante pour le rythme. Selon Jean de Valois (p.88), "Dom Mocquereau fut le plus chaud partisans de ces signes. Il a déclaré, toutefois, qu’ils sont "capricieusement présents ou absents, non seulement dans certains manuscrits, mais dans tous les manuscrits, même les meilleurs". Quant à Dom David, le véritable promoteur de la Vaticane, s’exprimant beaucoup plus tard (1938), il n’y voyait qu’un produit de basse époque, à effets théâtraux, abîmant, caricaturant, alourdissant la notation : bref la déviation d’une tradition caractérisée par l’absence de toute adjonction." En conclusion, il faut retenir la valeur éventuellement discutable des signes ajoutés.
Dom Mocquereau a consacré un labeur considérable à l’étude des signes, et à leur interprétation. On ne sera pas surpris qu’il raisonne en supposant un rythme de base binaire-ternaire, considéré alors comme un acquis essentiel et définitif de l’expérience chorale de Solesmes, et concrétisé vocalement par l’ictus rythmique. Et de fait, dans la plupart des cas, apparaît une excellente concordance entre d’une part les neumes et leurs compléments, et d’autre part la pratique du rythme solesmien qui est devenu par la suite La méthode de Solesmes, et c’est cette concordance qui a permis de créer les livres de la Vaticane et les éditions rythmiques. Mais l’auteur ne va pas jusqu’à dire que les groupes de deux ou trois temps de la méthode sont inscrits dans les manuscrits. Par exemple (p.161), de l’épisème des manuscrits, il dit : Il "est presque toujours le signe d’une prolongation. C’est donc sur la note épisématique d’un groupe que doit s’appuyer de préférence l’ictus rythmique. S’il y en a plusieurs de suite, il faut s’inspirer du contexte musical pour le choix de la note ictique. C’est dire que toutes les notes épisématiques sangalliennes, quoique retardées, ne portent pas un ictus rythmique."
Nous ne pouvons ici que signaler les nombreuses pages du N. M. consacrées à l’exécution des principaux neumes, notamment ceux qui posent des problèmes particuliers : le pressus (35 pages), le strophicus (35 pages), l’oriscus (12 pages), le salicus (11 pages), le quilisma (13 pages). Ces interprétations, naturellement, restent toujours dans un contexte de rythme de base binaire-ternaire.

Examen critique de la Sémiologie Grégorienne de Dom Cardine

ès qu’on ouvre cet ouvrage, on se sent submergé par l’accumulation des exemples, des questions soulevées, des raisonnements. Sans examen approfondi, on admire le travail, immense. La nature apparemment scientifique de l’ouvrage pousse le lecteur à une adhésion spontanée aux thèses présentées. On se dit que tout ce travail minutieux est forcément vrai, indiscutable ! Eh bien, non, malheureusement, car cet ouvrage comporte de graves erreurs de méthodologie, des affirmations sans preuve, des hypothèses extrêmement conjecturales présentées comme des certitudes. Nous donnerons dans un autre article plus technique les preuves détaillées de ces erreurs, mais ici, nous devons nous limiter à citer quelques points parmi les plus flagrants :

  • tout d’abord, on regrette que l’auteur, qui se réfère dans l’ouvrage très souvent au manuscrit de Laon, n’ait pas jugé nécessaire de donner en tête d’ouvrage un tableau des signes messins, à côté de celui des signes sangalliens, laissant le lecteur se débrouiller comme il peut.
  • page 18, l’allongement de la clivis épisémée porterait d’après l’auteur sur les deux notes, et non sur la seule initiale. Il donne un exemple (ex n°37, communion Tollite) qui va directement à l’encontre de son affirmation, car si l’on chante la cascade des 4 clivis avec 8 notes longues, le rythme est complètement détruit. Contrairement aux thèses de l’auteur, la notation vaticane de cet exemple est parfaitement fondée.
  • page 20, il est décrété, sans justification sérieuse, que les deux notes du pes carré sont également longues. D’ailleurs, à la page précédente, dans la rangée des divers signes du pes, on omet (volontairement ?) le pes carré épisémé, qui apparaît pourtant dans le Triplex, et qui pourrait contredire indirectement le décret cardinien.
  • tout au long de l’ouvrage, des exemples sont comparés, sans rappeler le mode des pièces d’où ils sont extraits. Vérification faite, dans beaucoup de cas les modes diffèrent d’un exemple à l’autre, ce qui peut fausser certaines déductions.
  • pages 48-55, on trouve un vaste chapitre sur "La coupure neumatique", qui constitue en quelque sorte le "morceau de bravoure" de l’ouvrage. Dom Cardine part d’un a priori : il arrive que sans raison apparente un intervalle subsiste entre deux signes successifs. Selon l’auteur le notateur aurait voulu par ce moyen souligner la dernière note précédant l’espace. Comme s’il n’y avait pas déjà assez de signes de tous genres dans la sémiologie, Dom Cardine en découvre de nouveaux là où il y a ... du vide ! On fera d’abord remarquer que pour le notateur l’espace disponible entre les mots du manuscrit (écrits d’avance par un autre moine), était souvent mal ajusté aux groupes neumatiques à inscrire, trop étroit, ou trop large. Ce peut être là une première explication à certains espacements de signes quand la place était excédentaire. D’autre part, si une note en fin de signe (par exemple la seconde note d’un pes) devait être allongée, un épisème faisait parfaitement l’affaire, sans risque d’ambiguïté pour le lecteur. Aucun des exemples invoqués n’est vraiment convainquant, si l’on excepte les cas qui correspondent à ce que l’on appelle "neumes décomposés, ou désagrégés", notions non vues à Solesmes lors de la réalisation des éditions de 1908, mais largement appliquées et enseignées depuis (ex : Antiphonale Monasticum).
  • En ce qui concerne la méthodologie, l’auteur compare sans précaution des exemples issus de manuscrits pouvant différer considérablement par l’âge et par la localisation, donc œuvres de binômes chanteur-notateur n’ayant rien de commun entre eux sinon leur connaissance mémorisée du répertoire. En présence de notations différentes d’un même fragment, l’auteur affirme des équivalences interprétatives de signes différents, sans se poser la question de la reproductibilité réelle du chant mémorisé, évidemment très douteuse sinon impossible pour les détails d’articulation et de rythme. Le résultat de ces équivalences indues ne peut être qu’un nivellement artificiel des styles, et une perte de données.
Au total, on constate que les innovations hasardeuses et non fondées de Dom Cardine vont toutes dans un sens incompatible avec la pratique classique. Avec un peu de mauvais esprit, on pourrait imaginer que la Sémiologie de Dom Cardine n’avait d’autre but que de contredire La Méthode de Solesmes. En fait, on peut se livrer facilement à une contre-lecture de l’ouvrage, grâce à la richesse des exemples cités, innombrables et souvent très pertinents, et vérifier ainsi la valeur et la solidité de la méthode classique.

Conclusion

a Méthode de Solesmes est solidement fondée sur les données sémiologiques les plus sûres. Le rythme de base binaire-ternaire, mis au point et essayé par l’abbaye dans les dernières décennies du 19e siècle, entièrement compatible avec les enseignements essentiels des manuscrits, doit continuer à être utilisé. D’origine naturelle, il convient excellemment au chant liturgique.

S’appuyant sur des théories douteuses et une lecture erronée des manuscrits, certains réformateurs ont cru pouvoir rejeter ce rythme de base, se privant ainsi de la clé essentielle d’un chant de qualité. Il apparaît malheureusement impossible d’envisager un quelconque rapprochement entre les deux écoles, une solution mitigée ou médiane, tant les théories de base sont de part et d’autre étrangères, opposées, incompatibles.
Revenant à la question posée en tête, les amateurs de grégorien peuvent éventuellement améliorer leur connaissance et leur pratique du chant en consultant le Graduale Triplex. En particulier les maîtres de chœur trouveront dans cet ouvrage des indications utiles pour parfaire leur style, et le cas échéant rectifier certains détails des éditions rythmiques pouvant laisser à désirer.



Pierre Billaud, 10 novembre 2001