Dialogue sur le Chant Grégorien et la Musique


Introduction de Pierre Billaud

L'article La nouvelle école de Solesmes ayant été publiée dans Opus Dei de septembre 1999 (signée du pseudonyme Firmus Cantus), un des abonnés de la revue a écrit à l'Abbé Portier une lettre contenant des remarques originales et intéressantes, qui m'ont incité à engager un dialogue avec ce correspondant : monsieur Pierre Bottet. Avec son autorisation je crois utile de faire connaître à d'autres amateurs de chant grégorien les éléments de ce début d'échange, riche à divers points de vue.
Je m'empresse d'ajouter que ni Pierre Bottet ni moi-même ne nous considérons comme des experts en chant grégorien, détenteurs d'une quelconque autorité intellectuelle en la matière. P.B. juin 2001.



Pierre Bottet
1   Lettre de Pierre Bottet à l'abbé Portier (24 septembre 1999)
2   Lettre de P. Billaud à P. Bottet (5 janvier 2000)
3   Lettre de P. Bottet (1er février 2000)
4   Lettre de P. Billaud (7 février 2000)
5   Lettre de P. Bottet (13 février 2000)
6   DE L'INTELLIGENCE DU GREGORIEN A LA MESSE, par Pierre Bottet
7   Lettre de P. Billaud (22 mai 2000)
8   Lettre de P. Billaud (6 juillet 2000)
9   Lettre de P. Bottet (2 juillet 2000)
10   Lettre de P. Billaud (12 juillet 2000)
11   Lettre de P. Billaud (11 septembre 2000)
12   Lettre de P. Bottet (24 décembre 2000)
13   Lettre de P. Billaud (6 juillet 2000)
14   Lettre de P. Bottet (10 avril 2001)
15   Lettre de P. Billaud (21 juin 2001)
16   Lettre de P. Bottet (8 septembre 2001)
17   Lettre de P. Billaud (21 septembre 2001)
18   Lettre de P. Bottet (5 décembre 2001)
19   Lettre de P. Billaud (14 janvier 2002)
20   Lettre de P. Bottet (21 janvier 2002)
21   Lettre de P. Billaud (24 janvier 2002)
22   Lettre de P. Bottet (25 janvier 2002)
23   Lettre de P. Billaud (12 mars 2002)


1. Lettre de Pierre Bottet à l'abbé Portier

le 24/9/99

Monsieur l'Abbé,

J'ai été extrêmement intéressé par l'article que vous avez publié dans le dernier "Opus Dei" sous la signature "Cantus Firmus", à propos de Dom CLAIRE. Aussi j'ai souhaité me faire une opinion par moi-même, et j'aimerais vous faire part de mes réflexions.
Soit dit en préalable, je ne peux me targuer d'aucune autorité en matière de grégorien. Je suis en ce domaine un autodidacte, qui a eu le bonheur il y a trente ans de connaître l'Abbaye de KERGONAN, et de bénéficier de causeries et d'entretiens avec Dom LEFEUVRE. Ma voix cassée me tient à l'écart des chorales, Dieu merci, et je suis un lecteur assidu de mon vieux 800, m'astreignant chaque semaine à connaître par cœur au moins l'Introït et la Communion, afin si possible de m'imbiber de la Liturgie du Dimanche. Ma seule assurance me vient de la concordance entre ce que j'entends en abbaye, quand j'ai cette rare chance, et ce que je lis dans mon missel. Je crois avoir reçu, et entretenu, un certain sens musical, que chacun est libre de contester, mais dont je me sers quand nécessaire pour éclairer le texte liturgique.
J'ai donc ressorti les uniques disques de Dom CLAIRE, que je possède, la liturgie des Saints, CD S827 et S828, qui à la première audition n'avaient pas attiré de ma part de remarques particulières (j'éprouve de plus en plus une répugnance à écouter des disques de grégorien dans mon fauteuil). J'ai écouté un certain nombre de pièces, d'abord texte en main, puis avec les notes sous les yeux. L'exécution m'a paru fidèle au texte dans son accentuation, très rapide, bien rythmée, souvent élégante mais un peu froide, touchant à certains endroits à la platitude, en somme un peu scolaire, et je me suis pourtant dit que je serais heureux d'entendre des chorales de laïques chanter au moins comme cela. Quant à l'impression de rapidité, peut-être seulement apparente, elle pouvait venir d'une grande égalité de valeur entre les notes, comme s'ils chantaient "au métronome", sans souplesse. Chose curieuse, dans les introïts, le verset de psaume m'a paru chanté avec plus de ferveur que l'antienne, comme si le chantre échappait pour un moment à la férule du maître de chœur.
Je suis alors revenu à Dom Gajard, et j'ai recherché une pièce que je posséderais dans les deux versions. Je suis tombé sur le graduel "Constitues eos" de la fête de mon Saint Patron (IPG 7509), que j'ai recueilli sur une même bande afin de comparer les deux enregistrements. Alors là, la différence est renversante . Je voudrais pour l'instant me garder de jugements de valeur, et seulement constater que le changement, surtout à l'intérieur d'une abbaye au rôle prééminent, s'explique difficilement par la seule différence de tempérament entre deux maîtres de chœur.
J'ai fait écouter à ma femme les deux enregistrements, et je transcris ici son jugement brut, intuitif : "Dom CLAIRE est plus viril, Dom GAJARD plus féminin". Je partage personnellement cette impression, tout en m'interrogeant sur le sens des termes en cette occurrence. Nous ne sommes pas dans un milieu d'artistes soumis à leur sensibilité et à leurs nerfs, mais chez des moines bénédictins. Alors ?
Je dis tout de suite que je ne suis pas un inconditionnel de Solesmes, et qu'il m'est arrivé dans le passé de lui reprocher une certaine mièvrerie (oh, le blasphème !), préférant la chaleur des moines de Kergonan, ou la robustesse de Randol. Dans le disque présent de Dom GAJARD, je me serais passé de certains effets de voix sur des notes hautes, proches du trémolo. Et pourtant son graduel s'écoule avec fluidité, et se rend propice à la méditation du texte, alors que Dom CLAIRE semble à certains endroits se précipiter. Pourquoi ? Je pense que Dom Claire, de toute son intelligence, "fait de la musique", c'est à dire qu'il s'efforce de restituer la ligne mélodique qui lui est donnée dans la notation grégorienne, en attribuant une importance comparable à toutes les notes (l'égalité du temps premier ?), tandis que Dom Gajard médite sur un passage de l'Ecriture. Les mélismes du style orné ne sont pas partie intégrante de la ligne mélodique, mais "fioritures" surajoutées et en quelque sorte "murmurées" pour nous laisser nous attarder sur ce qui vient d'être dit, pour prolonger le texte dans nos cœurs. Il faut savoir "laisser filer" certains groupes de notes, et pas seulement "les finales". C'est ce que fait Dom Gajard. Quand on n'établit pas cette hiérarchie, dans l'intensité et dans l'allure, alors je comprends mieux mon père, qui, meilleur musicien que moi, jugeait le grégorien simplement ennuyeux.
Il est exact que Dom Claire traite avec discrétion, sinon "rabote" les nuances indiquées par les signes rythmiques de Solesmes, et qui sont, je le rappelle, la propriété commerciale de l'Abbaye, son fond de commerce en quelque sorte. Je ne m'en plaindrais pas outre mesure, par goût personnel d'abord, ensuite et surtout parce que l'usage appuyé qu'en ont fait jusqu'à présent les moines de Solesmes, qui sont des "virtuoses" et du chant et de la spiritualité, a encouragé trop de laïques "traditionalistes" à les plagier sans comprendre le signification et la raison de ces épisèmes et points mora, aboutissant à un massacre organisé du chant grégorien. On entend alors des mélopées barbares d'où tout rythme a disparu, l'accentuation étant réservée aux finales qui permettent de faire résonner les voix avec ampleur, dans le style post-baroque, sinon romantique, qui a la faveur des foules cultivées et discophiles, et encore plus des femmes qui occupent nos chapelles. Nous prétendons prier en latin, parlons latin, que diable !, et le grégorien coulera de source.
Si l'on croit à la primauté et au caractère exemplaire de la psalmodie, on peut aller plus loin, et analyser une antienne en recherchant les notes essentielles, les piliers, et en les dégraissant des neumes d'ornement pour retrouver "l'ossature" de la phrase, ossature le plus souvent rudimentaire pour des esprits modernes, mais qu'il faut apprécier en regard du mode. C'est, je pense, le travail qu'a fait Dom Gajard, si j'ai bien compris ses commentaires sur diverses antiennes. A mes yeux, un exemple frappant serait la première phrase du graduel de Pâques "Haec Dies", simple balancement entre finale et dominante du deuxième mode, exprimant la sérénité d'une )oie surnaturelle. Je le lis en entendant sonner dans ma tête le la et le do comme un carillon de deux cloches (l'instrument liturgique par excellence) sonnant à la "tierce mineure ", qui accompagnerait l'antienne dans le " deuxième ton ". Et ces deux expressions ne seraient elles pas équivalentes?


Je me demande si certains jeunes musiciens, dont parle "Cantus Firmus", n'ont pas eu une intuition juste, en ramenant des neumes entiers à une valeur d'ornement. Leur erreur serait d'avoir voulu en donner une exécution caricaturale pour se conformer à un modèle musical choisi à priori, et dans d'autres cultures. Ils auraient sacrifié à la tentation du pittoresque, rompant avec l'esprit de mesure et la souplesse voulus par Dom POTHIER et ses successeurs, préoccupés d'abord de vie intérieure, dans la ligne de Dom GUERANGER.
Pour finir, que vise Dom Claire, et avec lui Solesmes ? un simple retour à plus de sobriété, accompagné d'un exemple donné aux chorales d'amateurs ? ou une évolution vers une liturgie plus extérieure, plus accessible et plus œcuménique, pour une "spiritualité du XXIº siècle" dans l'esprit du dernier concile ? ou bien la présentation des derniers travaux de recherche de Solesmes ? La dernière fois que j'ai rencontré Dom Lefeuvre à Kergonan, trop brièvement pour entendre l'Office car nous étions en famille avec les tout-petits, il y aura bientôt dix ans, il m'avait dit sa joie : "Nous savons maintenant comment on chantait au XIIº siècle !", et expliqué qu'il chantaient désormais avec plusieurs notations sous les yeux. Je n'en ai pas su plus. Et au delà, je ne suis pas en mesure de, ni qualifié pour, répondre aux questions que je me pose.
Pardonnez moi, Monsieur l'Abbé, ces longues considérations(...) Veuillez croire, Monsieur l'Abbé, à l'expression de mon profond respect.

P. Bottet



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