Commentaires de Jacques Bellot

sur La véridique histoire de la bombe H française


Introduction de Pierre Billaud

J. Bellot, en fin 1995, ayant été averti de l'existence de mon livre La véridique histoire de la bombe H française, m'en avait demandé un exemplaire, que je me suis empressé de lui adresser. Quelque temps après, début 1996, il m'adressait la lettre et la note reproduites ci-dessous. A l'époque, je ne pouvais publier ce précieux témoignage en raison d'empêchements secrets qui ont été levés largement ce jour.
On verra que Bellot confirme de la façon la plus nette les éléments essentiels de mon ouvrage.
Cependant certains sujets secondaires évoqués dans cette note appellent de ma part des remarques ou observations, que je donnerai en fin de document.




le 26/01/1996

Cher Monsieur,

Merci de m'avoir adressé un exemplaire de votre livre et de me l'avoir dédicacé si aimablement.
En le lisant, j'ai eu plaisir à remémorer les treize années que j'ai passées à la DAM (exactement du 1/10/1958 au 31/07/1971).
Vous trouverez ci-joint mes commentaires sur votre texte. Il s'agit bien entendu de mon éclairage personnel, comportant la part de subjectivité que chacun apporte dans ses réflexions.
Mais vous constaterez que sur le point fondamental : " le mythe Dautray ", je suis parfaitement en accord avec vous.
Je reste à votre disposition pour discuter, si vous le souhaitez, de tel ou tel point particulier, ou pour vous apporter mon soutien dans votre combat pour la vérité.
Veuillez agréer, cher Monsieur, l'expression de mes meilleurs sentiments

J. Bellot



Note J. BELLOT à P. BILLAUD

J'ai lu avec beaucoup d'attention votre "véridique histoire de la bombe H française".
J'approuve totalement votre jugement sur Dautray et Peyrefitte.
J'avais eu la même réaction que vous à la lecture du "Mal français" : dans une lettre adressée à Christian Leduc, au moment de la nomination de Dautray en tant que HC, j'avais fait exactement les mêmes remarques que vous concernant le personnage : grosse tête, mémoire d'éléphant, mais incapable de création et n'ayant pris aucune part à la résolution du problème H.
J'avais même interprété comme vous l'aberration de Peyrefitte, que j'ai attribuée aux exposés que lui avait faits Dautray (qui possède un réel talent pour présenter simplement les questions techniques).
Dans la lettre citée ci-dessus à Leduc, je faisais en outre un rapprochement avec les articles parus au décès du professeur Rocard, lui attribuant la paternité de la bombe A française, au succès de laquelle il n'avait nullement contribué (sinon au moment de l'achat du site de BIII).
Comme vous le savez, j'avais été chargé de l'élaboration du calcul de rendement de l'engin M1, en collaboration avec Lemaire pour la neutronique et Crozier pour la programmation. Je me souviens que j'avais accompagné Salmon lors d'une visite " de courtoisie " faite au professeur Rocard dans son laboratoire de l'ENS. Je lui avais exposé entre autres le difficile problème du choix des équations d'état et du transfert radiatif.
Il avait alors été péremptoire : "vous obtiendrez un bien meilleur résultat en prenant tout bonnement des équations d'état en aT4!". Je n'y croyais pas bien entendu mais, à la demande de Salmon, j'avais néanmoins mené le calcul préconisé. Il m'avait conduit à une énergie plus que doublée par rapport à celle que j'estimais normalement (et qui s'est révélée parfaitement exacte lors du tir de Gerboise Bleue).
Avant de revenir sur certains aspects généraux et au travail des scientifiques, j'exposerai les remarques que j'ai pu faire au fil de la lecture de votre plaquette.
Page 19, concernant la "brillante contribution" de l'équipe DEFA de Limeil au succès du 1er engin A français, je souhaite apporter les précisions suivantes : Comme vous le savez, deux équipes "concurrentes", celle de Limeil et celle de BIII, avaient mis en chantier le calcul du rendement d'un engin A. (voir remarque de Billaud n°1, in fine)
L'équipe de Limeil était composée d'ingénieurs éminents, rompus en particulier aux calculs d'hydrodynamique. Une première difficulté concernait le traitement des ondes de choc. Avec courage, l'équipe de Limeil s'était attaquée au problème par la méthode classique" des caractéristiques". Cela exigeait un travail considérable sur la planche à dessin mais, malheureusement, avec les approximations qui en résultaient, la conservation de la masse n'était pas assurée et l'équipe de Limeil "perdait" jusqu'à 1/10 de la masse initiale de Pu, en cours de calcul.
Pour ma part, chargé du même problème à BIII je rebutais à employer la même méthode, que je ne connaissais pas bien. J'ai cherché à faire autrement et j'ai eu la chance de tomber sur un article de Richtmeyer et Von Neumann sur la "pseudoviscosité", cet artifice qui permet de faire "passer" les ondes de choc dans un calcul numérique sur ordinateur.
Avec Crozier, nous avons rapidement mis la méthode au point dans notre programme.
(Par la suite, Barazer, jeune X travaillant chez IBM, m'a procuré un livre américain des mêmes auteurs qui fut pour nous une mine concernant les problèmes de stabilité et de convergence du calcul numérique pas à pas).
Remarque: être neuf dans une discipline n'est pas nécessairement un handicap. Pour moi, cela a été un avantage, pour la résolution du problème ci-dessus ! (référence à ce que vous écrivez en haut de page 60).
Une deuxième difficulté présentée par le calcul du rendement d'un engin A concernait le transfert radiatif. Il nous manquait le "coefficient d'opacité" du Pu, pour assurer la validité des calculs, ce point étant fondamental pour l'estimation de l'énergie dégagée.
Un très bon théoricien, Gervat, étudiait cette question, qui fait appel à des notions de mécanique quantique de haut niveau. Il promettait de nous donner rapidement ce paramètre essentiel. Mais le temps passait et nous ne voyions rien venir. J'ai eu alors l'idée d'utiliser, faute de mieux, la méthode exposée par un astrophysicien, Chandrasekhar. En utilisant les résultats partiels obtenus par Gervat (énergies d'ionisation des couches électroniques), j'ai mis au point une formule simple (puissances de r et de T et coefficient K d'adaptation sur l'expérience) pour le coefficient d'opacité.
Cette formulation s'est dans les faits révélée meilleure que je l'espérais et est restée utilisée pendant de longues années (coefficient "Bellot"). Elle était toujours en service lors des calculs des engins H, au moins tant que je suis resté à la DAM (je ne sais pas ce qu'elle est devenue par la suite).
Sur les deux points ci-dessus, l'équipe de Limeil s'est trouvée très handicapée. S'y ajoutait le fait que nous disposions de l'utilisation partielle d'un ordinateur d'IBM place Vendôme (un 707 je crois). Pendant une longue période, j'y passais une partie de la nuit avec Crozier (nous faisions des essais et au vu des résultats, Crozier modifiait le programme sur le tas !).
Pour en terminer avec cette question, je me rappelle une séance organisée par la hiérarchie de la DAM et de la DEFA, au cours de laquelle les deux équipes exposaient leurs résultats (ce devait être en fin l'année 1959). Au cours de cette réunion. il est apparu clairement que nous avions pris une telle avance que l'équipe de Limeil n'était plus " dans le coup ". L'équipe de BIII a donc poursuivi seule le calcul de rendement de l'engin M1. Cette mise au point n'enlève rien à la considération que j'ai pour le travail qu'avait fourni la DEFA (et en particulier Bonnet).
Page 20 : vous citez le "bureau des engins nucléaires" dont j'avais la charge.
Je rappelle qu'au moment de " l'aventure H " cette unité était devenue un Service (le SEN). J'y ai eu comme adjoints Lidin et de Dreuzy. Ce service comportait des individualités brillantes comme de Laborderie et Bouchard (l'actuel DAM, que j'avais recruté). Dans le domaine théorique fondamental, il était chargé d'études sur le durcissement des armes.
Il incluait également une équipe chargée de définir les tolérances de fabrication des engins expérimentaux, le processus de montage, de définir et mener les "recettes" en métropole et sur le site. Constitué essentiellement de Farrugia et Deléaval, elle a fourni un travail considérable (et combien utile !).
Page 24 : Je confirme que j'assistais bien aux réunions périodiques du Pr Yvon et suis bien d'accord sur le fait qu'elles n'ont rien apporté.
Pages 41 et 42 : vous évoquez un séminaire de Valduc que j'ai parfaitement en mémoire. Je me souviens qu'après cette réunion, Lidin et moi même étions catastrophés qu'on ne porte pas les efforts uniquement sur les engin de la formule Carayol, dont nous pensions qu'elle était la seule susceptible de "sauver" la DAM (je l'avais fait savoir à Viard, mais sans doute bien timidement !).
Point fondamental : genèse de la "découverte" de Carayol.
Comme vous le savez, de nombreuses séances de travail improvisées réunissaient au Service X des petits groupes qui discutaient au tableau noir. Y assistaient couramment, à l'époque qui nous intéresse, Lemaire, Lidin, Carayol, Crozier et moi même (d'autres aussi -mais Dagens gêné pendant une assez longue période par ses difficultés d'audition et préférant le travail solitaire, s'y mêlait rarement). (voir remarque de Billaud n°2, in fine)
J'ai donc vécu de l'intérieur le cheminement conduisant à la "note Carayol". Ultérieurement j'ai discuté de ce processus de découverte avec les principaux protagonistes de ces événements et nous sommes tombés d'accord sur ce qui suit :
Le point de départ a été une constatation de Crozier qui, dans certains programmes, enregistrait un phénomène perturbateur, qu'il n'arrivait pas à expliquer.
Il s'agissait en fait d'un effet localisé de "compression radiative" et c'est Lemaire qui a eu le mérite d'expliquer ce phénomène physique.
L'idée d'application a alors germé dans les esprits (Lemaire en particulier à fait des tentatives en ce sens).
La trouvaille de Carayol a été de concrétiser cela et d'imaginer la géométrie et le fonctionnement que vous savez. Avec le caractère que vous lui connaissez - que vous décrivez bien - il n'attachait pas tellement d'importance à ce shéma (la classification de sa note en . " diffusion restreinte " semble le montrer, et pourtant tout y était, dans le principe !).
Ainsi s'il est puéril de se poser la question : " qui fut le père de la bombe H française (même chose que pour la bombe A) il ne fait aucun doute pour moi que l'idée " fondamentale " (analogue à ce que l'on a appelé " l'idée de Teller ") est à mettre à l'actif de Carayol, (ce soixante-huitard timide, lymphatique et totalement désintéressé.) Cette histoire vaut bien le roman échafaudé par A. Peyrefitte !
Remarque : le déroulement des faits rappelés ci-dessus laisse sceptique sur la possibilité qu'on aurait eu d'aller plus vite, dans d'autres circonstances (votre remarque en bas de page 48). Qui peut savoir ? Il n'empêche que votre remplacement par Berger à la direction de Limeil n'a pas été favorable à l'avancement des recherches (je comprends que vous n'évoquiez pas la plaquette " la bombe et moi " ou " la bombe c'est moi " - je ne me souviens plus exactement quel était le titre de cette diatribe contre Viard -). (voir remarque de Billaud n°3, in fine)
Page 42: "la révélation".
J'imagine la difficulté que vous avez eue à évoquer un fait dont seul le groupe des 16 (ou des 18 ?) étaient informé. Le lecteur non averti ne peut manquer de se poser question à ce sujet. Cet " événement " nous a rendu un grand service, en nous donnant une confiance absolue, nous permettant de cristalliser toutes les énergies de la DAM vers un but unique.
Page 43: conception d'un engin H de secours. Sauf erreur de ma part je fus chargé du 1er engin de ce type. Il s'agissait d'une variante du 1er engin expérimenté, qui fut réalisée, mais non tirée. J'avais d'ailleurs avec de Dreuzy rédigé un rapport complet sur cet engin comme sur le 1er (ils avaient les mêmes sigles avec Nos 1et 2). (voir remarque de Billaud n°4, in fine)
Page 45 : J'assistais bien au déjeuner évoqué avec Mr Galley. Pour ma part j'ai reçu des mains de Couve de Murville, 1er ministre, les insignes d'officier de la Légion d'Honneur le 20 février 1969, moins de deux ans après avoir reçu celle de chevalier des mains de G.Pompidou, également 1er ministre (21 avril 1967) - ce qui constituait un record. Ci-joint, pour la petite histoire, la lettre de félicitations que m'a adressée Galley (dont je ne me suis jamais prévalu, connaissant bien l'exagération du style ministériel).

En guise de conclusion :
Le succès d'un grand projet prend ses racines dans la "culture" acquise par un ensemble de scientifiques et de techniciens. Sans l'accumulation de connaissances et d'acquis préalables de tous ordres, il ne peut aboutir. C'est un travail d'équipe, dans lequel beaucoup, au fil du temps, ont apporté leur contribution, si minime et obscure soit-elle.
En page 93 vous mentionnez à juste titre toutes les spécialités qui ont concouru au succès de l'aventure H Française. La DAM possédait en fait un formidable potentiel !
- Il est vrai que tout part des "purs théoriciens". Mais à côté de ceux-ci doivent se trouver des ingénieurs capables de concrétiser leurs idées.
Il me paraît clair que les Salmon, Belayche, Dagens, Carayol.... devaient être relayés pour la conception pratique des engins. En ce sens des Lemaire, Lidin, Crozier, de Dreuzy.. et dans leur partie des Farrugia, Deléaval... ont fortement contribué à la réussite de la DAM.
- Pour terminer, comme je vous l'indiquais au début du présent commentaire je partage entièrement votre colère face à la tromperie du " mythe de Dautray " inventé et entretenu par A. Peyrefitte et relayé par la presse.
Je salue le courage que vous montrez en vous battant pour rétablir la vérité historique.
Concernant l'auteur du "Mal français", ce n'est pas le seul cas pour lequel j'ai constaté qu'il écrit les contrevérités. J'en ai relevé plusieurs dans son livre "C'était de Gaulle" et on peut se demander quelle crédibilité on peut accorder à ce gros ouvrage - de même qu'à l'ensemble de l'œuvre de ce " grand écrivain ".
Avec l'expression de mes meilleurs sentiments.
26/01/1996               J Bellot

(Reproduction et édition faites aussi fidèlement que possible par Pierre Billaud en septembre 2001)

Remarques de Billaud

1.
Bellot réagit à une phrase du début de mon livre où je mentionnais l'ancienne "Section atomique de la DEFA", dont une équipe avait brillamment contribué au succès de notre première expérience à Reggane deux ans plus tôt, et donne à cette occasion un récit très intéressant des efforts déployés en 1958-1959 pour mettre au point un calcul "de rendement" permettant de prévoir dans le détail la réaction explosive, et finalement l'énergie nucléaire dégagée. En réalité mon expression "brillante contribution" ne visait que la mise au point et la fourniture au CEA de la source neutronique, par la DEFA (équipe de Chaudière), dont l'efficacité fut pour une bonne part dans le bon résultat obtenu le 13 février 1960.
2. A ces noms il convient d'ajouter celui de Besson (Bellot est tout à fait d'accord).
3. Le livre de Berger La bombe H c'est moi! est reproduit sur ce site in extenso.
4.
Engin de secours. Lors de la campagne 1968, j'ai bien été responsable d'un engin "de secours", demandé par Viard pour le cas (improbable) où notre principale solution aurait été défaillante. Mon engin de 1968 devait fonctionner à tout coup, être de conception simple (basée sur des technologies connues et sûres), et "aussi thermonucléaire que possible". Je réalisai donc ce projet, aidé d'Ouvry (qui peut en témoigner), et l'engin en question a été construit, et peut-être même acheminé sur le site. Après les deux succès d'août et septembre, le tir de cet engin n'aurait rien apporté d'essentiel, et a été annulé.
(Remarques revues et simplifiées le 12 janvier 2003)

ADDENDUM le 9 janvier 2003.
J’ai reçu le 8 janvier une lettre de Bellot violemment indignée me reprochant d’avoir publié son courrier de janvier 1996 sur internet sans son accord préalable.
Lorsque je lui ai envoyé mon livre en fin 1995, je n’en attendais rien de particulier. C’est spontanément que Jacques Bellot m’adressa en janvier 1996 une brève lettre approuvant totalement mon point de vue : "sur le point fondamental : "le mythe Dautray", je suis parfaitement d’accord avec vous"... "Je reste à votre disposition…pour vous apporter mon soutien dans votre combat pour la vérité".
Une note copieuse accompagnait la lettre, véritable rapport sur les événements de 1967, très étudié, comportant des rappels très intéressants sur l’action passée de Bellot et son équipe lors de la préparation de notre première expérience en 1960, et des détails précieux sur les rencontres informelles intérieures au service X de Limeil qui avaient conduit Carayol à formuler sa solution en 1967. A l’évidence ce document de haute valeur historique ne devait pas disparaître à jamais dans une corbeille et demeurer ignoré des chercheurs intéressés à l’histoire de l’armement nucléaire français. Il devait être publié un jour ou l’autre.
C’est en septembre 2001 que sont apparues l’occasion et la possibilité de cette publication, à cause des mentions faites par Bendjebbar dans son livre, évidemment tronquées et incomplètes.
Entre temps, en juin 1997, Bellot m’avait refusé sèchement un témoignage que je lui réclamais. Manifestement les sentiments de Bellot à mon égard s’étaient alors fortement détériorés, sans que je sache pourquoi.
J’ai l’habitude de toujours recueillir l’assentiment des correspondants que j’envisage de citer. Mais là, pour publier la lettre et la note de Bellot de 1996, j’étais certain d’un refus, ce qui eût bloqué l’opération. Je fis donc l’impasse sur l’autorisation de Bellot, sachant que je prenais ainsi le risque d’une vive protestation de l’auteur. J’ai jugé que l’intérêt historique du document valait bien ce risque.
Le document publié le restera. Il n’atteint en rien la réputation et l’image personnelle de Jacques Bellot, bien au contraire. Je regrette évidemment profondément ce différend, dont j’assume naturellement une large part de responsabilité.
En définitive le lecteur jugera. P.B.