La nouvelle Ecole de Solesmes


(Nota bene : Les principaux ouvrages cités, édités ou non par l'abbaye, sont en principe disponibles à la librairie spécialisée La Procure, à Paris, quartier de St-Sulpice).

L'abbaye bénédictine de Solesmes a toujours été depuis Dom Guéranger puis Dom Pothier (à partir de 1860 environ) le centre principal d'étude et de restauration du chant grégorien. Les recherches qui y ont été menées pour mieux comprendre les notations des manuscrits moyenâgeux ont continué durant tout le 20e siècle et se poursuivent vraisemblablement à l'heure actuelle.

L'œuvre de Dom Mocquereau

ne étape majeure des progrès accomplis à Solesmes a été la publication des conclusions de Dom Mocquereau dans sa Paléographie musicale et son Nombre musical grégorien (1927). Dans ces deux ouvrages D.M. expose et justifie sa théorie du rythme libre musical, version améliorée du rythme libre oratoire de D.Pothier. La démarche de D. Mocquereau est exposée succinctement mais clairement par Dom Gajard, maître de chœur de Solesmes, dans un petit livre paru en 1951 : La méthode de Solesmes. Si D. Mocquereau, musicien accompli, est bien à la base de cette méthode, il faut tout de même reconnaître que c'est Dom Gajard qui l'a appliquée et diffusée, par le disque, dans le monde entier, et, par la perfection des interprétations du choeur de Solesmes, l'a en quelque sorte sublimée. Lorsqu'on écoute ces disques, on ne peut s'empêcher d'y trouver une sorte de vérité, de nécessité, attestant que la démarche des deux maîtres D. Mocquereau et D. Gajard était bien la bonne, parce que la liturgie y est totalement présente, chargée de spiritualité, de beauté, en un mot tournée vers Dieu. S'il me fallait désigner la qualité sensible principale de ces interprétations, je dirais sans hésiter : l'allure coulante, liée, du chant, du texte aussi bien que de la mélodie, évitant tout heurt ou brusquerie, tout en maintenant une expression intense et vive.

D'un point de vue pratique cette méthode a été concrétisée dans les missels édités sous la direction de Solesmes, avec des indications rythmiques suffisantes pour que toute schola d'amateurs un peu attentive puisse chanter la messe à peu près correctement. (L'édition que je possède, l'une des dernières, est de 1962). Dans ce qui suit nous nous référerons à ce ou ces documents par l'abréviation : S. Il est nécessaire de préciser que ces éditions ont reçu toutes les autorisations et imprimaturs du Vatican et des autorités ecclésiastiques qualifiées, mais sans approbation formelle des indications rythmiques directes (telles que les épisèmes verticaux) ajoutées par Solesmes pour faciliter le chant des chorales. Ces indications restent donc facultatives, et l'on peut librement les modifier ici ou là lorsque cela parait justifié. Les éditions dites "vaticanes" ne comportent, elles, aucun signe de ce genre.

L'œuvre de Dom Cardine

n autre jalon très important des recherches paléographiques a été la publication à partir de 1970 d'études de Dom Eugène Cardine, professeur à l'Institut pontifical de musique sacrée de Rome, notamment :

  • Sémiologie grégorienne (Etudes grégoriennes XI)
  • Vue d'ensemble sur le chant grégorien (Etudes grégoriennes XVI)

A. Le premier de ces documents contient une quantité d'observations détaillées sur les neumes et les éléments de notation musicale apparaissant dans les principaux manuscrits, ne laissant rien dans l'ombre, et donne l'impression d'un achèvement définitif, malgré quelques doutes signalés ici ou là pouvant justifier de nouvelles recherches.
L'amateur moyen de grégorien, habitué à chanter avec l'édition S. (en notes " carrées "), quand il parcourt la Sémiologie, ne peut de prime abord que se sentir effaré, déboussolé, par l'abondance des points de détail où l'édition S. semble remise en cause. Mais en seconde lecture, plusieurs remarques se présentent :
  • pour un même fragment mélodique, les notations des manuscrits de diverses origines sont souvent différentes, et parfois contradictoires.
  • certaines retouches recommandées par D.C. existent déjà explicitement ou implicitement, dans les éditions S. Par exemple, à propos des pressus, D.C. propose des interprétations qui tendent à réduire le rôle rythmique de ces groupements, à l'encontre de la "méthode de Solesmes", où ils sont comparés à de "solides colonnes" (D. Mocquereau). Or dans les pièces de S. il n'est pas rare de trouver des rencontres de notes de type pressus où la seconde note est affectée d'un épisème vertical indiquant un ictus et entraînant ipso facto une répercussion de cette deuxième note, éliminant par conséquent la tenue double et l'accent rythmique sur la première note, qui constituent la règle habituelle des pressus. De même on trouve parfois un épisème horizontal sur la seconde note, entraînant forcément une légère répercussion.

B. Le second document s'appuie sur le premier. Il fournit une histoire remarquablement complète, bien que résumée, du chant grégorien depuis ses origines. Mais à la fin de cet ouvrage méritoire on ne peut manquer de relever (page 191) une attaque déterminée contre le style "plain-chant", terme manifestement péjoratif pour Dom Cardine. Le mieux est de citer tout ce passage : ...on entend encore trop souvent une égalisation des notes, un "plain-chant" qui contraste violemment avec la variété des signes des premières notations. Pour éviter la monotonie qui en résulte, certains agrémentent leur chant de crescendo et decrescendo, d'accelerando et ritardando hérités de la musique romantique. La vie propre du chant grégorien n'est pas là. Elle est parfaitement figurée par les dessins neumatiques : on y voit une ou plusieurs notes élargies suivies de notes plus légères et fluides en combinaisons de toutes sortes, la force venant colorer les accents musicaux, qu'ils ressortent du texte ou de la mélodie ; ce qui donne au chant une variété indéfiniment renouvelée. En tenant compte assurément du sens des paroles, l'exécutant n'a rien d'autre à faire qu'à suivre pas à pas les neumes : ils le guideront comme "par la main" (...). La part subjective, inhérente à toute musique vivante, réside dans les proportions données à toutes ces variations de durée et de force : la marge laissée à l'interprète reste encore très large, mais l'expression ne sera authentique que si elle ne contredit en rien le témoignage des manuscrits.
La principale remarque qui s'impose après lecture de ce passage est l'absence de toute mention ou référence aux interprétations du choeur de Solesmes sous la direction de Dom Gajard, interprétations qui se trouvaient pourtant tout désignées pour servir de repère dans des directives concernant le rythme. On est bien obligé de supposer que Dom Cardine n'approuve pas le style de ces interprétations, et peut-être même qu'il les inclut dans "ce qu'il ne faut pas faire" selon lui. Ce rejet d'une oeuvre qui a reçu un accueil aussi unanime du public et des connaisseurs en musique apparaît pour le moins inattendu de la part d'un collègue averti.

Exploitation des résultats de Dom Cardine

a) Par l'Abbaye de Solesmes

n aurait pu s'attendre à une mise en chantier par l'Abbaye d'une nouvelle édition S. prenant en compte les modifications indiscutables que propose Dom Cardine. Dans ce cas, on pouvait espérer que l'ancienne édition S., qui avait été élaborée avec grand soin par les paléographes de Solesmes, en connaissance des manuscrits examinés par Dom Cardine, serait conservée en grande partie. Sans qu'il me soit possible de l'affirmer en toute certitude, je pense que de simples retouches ponctuelles ici ou là pour corriger les contradictions manifestes avec les manuscrits revisités par D.Cardine, auraient pu mener à une nouvelle édition à la fois respectueuse des acquis magnifiques de Dom Mocquereau et Dom Gajard, et compatible avec les principales découvertes de Dom Cardine.

J'ignore si un tel travail est en cours, ou a été envisagé. Mais pour savoir où l'on en est à Solesmes, en matière de chant grégorien, il existe le témoignage de disques enregistrés par le choeur des moines, sous la direction de Dom Jean Claire, postérieurement aux principales publications de Dom Cardine.
Nous avons alors comparé les interprétations de la messe du dimanche de Quasimodo enregistrées sur les disques suivants :
  • a. (ancien) : Decca 7527 A (1960), par le choeur des moines de l'Abbaye Saint-Pierre de Solesmes Direction Dom Joseph Gajard, O.S.B.
  • n. (nouveau) : disque compact S 822 (1986), par le même choeur sous la direction de Dom Jean Claire.
On écoute chaque partie dans les deux versions successivement pour mettre en évidence les principales différences. De a. à n. on remarque de fréquentes atténuations ou suppressions d'accents rythmiques. Les salicus sont tous "rabotés", de nombreux allongements disparaissent (points mora et épisèmes). Certains allongements déplacés d'une note tendent à créer des syncopes quand ils sont suivis immédiatement d'un neume. Quelques allongements nouveaux (très peu) apparaissent. Les tempi sont plutôt accélérés, surtout dans les alleluias. L'impression d'ensemble demeure belle et spirituelle, et les auditeurs profanes ne trouveront guère de différence entre les deux styles. Pour l'auditeur averti et attentif, cependant, il y a dans la nouvelle interprétation un manque de flamme, une platitude relative, parfois proche de la monotonie, ce qui est un comble par rapport aux voeux explicites de Dom Cardine. Exemple entre autres de cette absence de conviction de n. : dans l'offertoire Angelus Domini le mot "surrexit" ne reçoit pratiquement aucun relief, alors que dans a. ce mot si important est au contraire fortement mis en valeur sur le pes de la seconde syllabe et le mélisme qui suit. Une analyse comparée détaillée révèle de nombreux autres cas semblables, qui expliquent la platitude apparente de n. par rapport à a. D'autre part, dans les alleluias de n., la rapidité confine parfois à la fébrilité et nuit à l'expression. Les qualités musicales et vocales des moines ne semblent pas en cause, comme le prouve une écoute comparée de l'hymne Salve festa dies présente sur le même disque n. avec une version ancienne dirigée par Dom Gajard (Decca 150.001, compilation de pièces datant de 1966 à 1969). La version de Dom Claire est plus sobre, un peu moins "allante" que l'autre, mais néanmoins excellente. Dans un tel chant syllabique les changements sémiologiques de D.C. n'interviennent plus, en effet, et les règles naturelles de rythme reprennent leurs droits.

ref, dans les chants ornés, "il y a comme un défaut". Alors où est l'erreur ? On ne peut croire que de simples changements de détail appliquant les résultats sémiologiques de D.C. suffiraient à amoindrir à ce point l'expression si manifeste des interprétations anciennes, si l'on conservait les principes de mouvement parfaitement efficaces prônés et mis en oeuvre par Dom Mocquereau et Dom Gajard. A l'évidence les réformateurs ont ignoré délibérément ces principes ! Mais alors, pour quelles raisons, en vertu de quel nouveau "credo" ?

On ne trouve dans les deux ouvrages cités plus haut de Dom Cardine aucune critique explicite de ces principes. Cependant j'ai découvert une première réponse dépourvue d'ambiguïté, dans Dom Bescond Le chant grégorien (Buchet-Chastel 1972). Dans ce livre, au chapitre VII "Le rythme", pages 180 à 182, D. Bescond se livre à une très méchante attaque des conceptions de Dom Mocquereau, caricaturées par une "règle de régression binaire" dont je n'ai trouvé nulle trace dans les directives du missel 800 (1962). Il écrit : Les règles qu'il (D.M.) donne pour placer les ictus rythmiques sont parfois stupéfiantes et n'ont guère résisté à une analyse objective des faits musicaux. Et il brandit plusieurs exemples de fragments grégoriens prétendument rythmés à contretemps par Dom Mocquereau, "dénotant chez leur auteur une absence totale de sens modal". Malheureusement pour Dom Bescond, cette diatribe tombe complètement à faux, révélant au contraire chez Dom Bescond une "absence totale de sens musical". Nous reviendrons sur ces exemples plus en détail. A la page 182, D.B. indique : ....Dom Cardine et le chanoine Jeanneteau se sont fait les théoriciens d'une conception nouvelle et plus authentique du rythme grégorien sous l'étiquette de "rythme verbal", qui est, en quelque sorte le contre-pied du "nombre musical" (de Dom Mocquereau). D.B. cite ensuite le chanoine Jeanneteau puis développe sa propre vision du rythme grégorien en s'appuyant sur un exemple. Il est difficile de saisir exactement en quoi ces "nouvelles règles" s'opposent aux prescriptions antérieures, très bien décrites par Dom Gajard dans La méthode de Solesmes. On semble vouloir réhabiliter l'influence du mot, du texte, mais Dom Gajard lui-même insiste sur l'importance primordiale du texte : "...rien de tout cela ne saurait éclipser le sens du texte, qui reste premier, s'il est vrai que le chant grégorien est avant tout un texte liturgique revêtu d'une mélodie destinée à le commenter, l'éclairer, le mettre en valeur. C'est donc lui qu'il faut interroger d'abord.....On ne saurait être trop catégorique sur ce point" (D. Gajard, La méthode de Solesmes, p39). Cependant Dom Bescond voudrait attribuer au mode un rôle dominant dans le rythme, ce qui est souvent pure hérésie, rarement applicable musicalement. Reportons-nous en effet à la page 181 de son livre. Il choisit comme premier exemple "typique" des "erreurs" de D. Mocquereau la célèbre séquence Lauda Sion, aux deux premiers vers (les petits traits verticaux sous les notes indiquent les ictus, ou posés du rythme).


(Liber usualis, édition de 1909, page 465)

Le second vers se rythme naturellement à l'opposé du premier, en raison du podatus sur l'avant-dernière syllabe, mais D.B. rejette cette conséquence. Or d'une part cette inversion du rythme par rapport au premier vers accentue de manière heureuse l'opposition du second vers en imitation libre par rapport au premier, mais en plus le second vers est difficilement chantable avec un autre rythme, comme il est facile de le vérifier par un essai (on pourrait penser que D.Bescond ne chante jamais !). Il invoque ensuite deux fragments du 2e mode (en Ré plagal) :

(En cas d'absence d'image : Le 1er fragment Domine correspond au début d'un Trait du 2e mode, donné en notes carrées page 611 du 800, ou page 172 du Triplex. Le 2e fragment in terra...pourrait être extrait de l'Offertoire Laudate Dominum du IV dimanche de Carême, avec quelques détails différents. Voir page 562 du 800, ou page 110 du Triplex. Avec un Ré en première note au lieu du Mi cité par D. Bescond, et un quilisma en 3e note, le commentaire donné ci-après pour in terra... reste valable quant aux valeurs rythmiques des notes successives.)

Dans le premier fragment Domine Dom Bescond critique les ictus sur les do, arguant que la "corde modale" est . Or dans ce fragment il est parfaitement évident à tout amateur de grégorien pratiquant, que la mélodie évolue autour de la corde do et que par conséquent les environnants sont de passage donc arsiques, sauf le dernier évidemment, tonique-finale. Néanmoins il ne serait pas fautif de décaler le troisième ictus du do au suivant, ce qui améliorerait encore la fluidité de la phrase. On pourrait sans doute rythmer ce passage à l'envers comme le voudrait D.B., mais le résultat musical serait répétitif et insipide. A ce sujet le terme de "corde modale" est un abus de langage de la part de D.B., car une "corde" en grégorien orné est une note principale revenant avec une certaine insistance dans une même phrase musicale. La note modale, plutôt désignée couramment par "tonique", n'est qu'exceptionnellement une "corde" dans l'ensemble de la pièce. Et il n'est pas rare, par exemple dans les antiennes, que la tonique n'apparaisse que vers la fin, et soit totalement absente des premières phrases. Un excellent exemple de ceci se vérifie dans l'antienne de Magnificat des II. Vêpres de Noël Hodie Christus natus est, du premier ton, donc en , note qui n'apparaît qu'au Gloria conclusif et bien entendu en finale, mais est absente des quatre phrases "hodie..." qui constituent l'essentiel de la pièce.
La même erreur se retrouve à propos du deuxième fragment cité par Dom Bescond : In terra
Dans ce fragment apparaît un quilisma au mi en 2e note du mot terra. Le qui précède reçoit automatiquement un appui (ictus) et un allongement, qui n'ont pas besoin d'être signalés par un épisème. La rythmique naturelle de ce fragment verra les mi et les do comme cordes mélodiques et les trois premiers seront de passage donc arsiques, contrairement à la règle de D.B.. Les indications de Dom Mocquereau sont donc sans défaut musicalement, bien que l'on puisse peut-être envisager une légère amélioration dans la cadence consistant à avancer l'ictus de mi sur le fa précédent (consécutif au quilisma).
En fait c'est toute la conception de la modalité grégorienne de Dom Bescond qu'il faudrait réexaminer et critiquer. Au chapitre VI de son livre il présente une théorie de son crû, où entrent des sortes de statistiques (fréquences d'emploi des notes), dont il prétend tirer des classifications et des caractérisations de chaque mode, très compliquées et d'intérêt réel douteux. En grégorien, la diversité est extrême, même à l'intérieur d'un mode, ce qui enlève toute justification à une étude statistique. Surtout Dom Bescond s'est laissé influencer par les positions d'Alain Daniélou sur la modalité grégorienne, totalement inacceptables car assimilées par cet auteur aux règles de la musique indienne, dont la nature intime est étrangère à celle de toute la musique occidentale. Dans la musique indienne, la tonique joue un rôle fondamental de nature harmonique qui n'existe nullement en grégorien. En outre, au nom d'une prétendue filiation orientale du chant grégorien, Dom Bescond va jusqu'à préconiser de s'inspirer des chants de flamenco et de pratiquer une tenue d'ison comme dans les chants byzantins, ce qui n'a pas manqué de susciter des vocations de massacreur de chant grégorien chez certains jeunes musiciens profanes, bien intentionnés évidemment... eux aussi. J'ajouterai qu'en matière de mode en grégorien, je partage sans restriction l'attitude très peu dogmatique de Dom Cardine sur ce sujet sensible, quand il écrit : "Il y a autant de modes qu'il y a d'échelles diverses diversement ordonnées" (Vue d'ensemble... p178). Cette conception est explicitée et justifiée par D.C. aux pages 178-180 de la Vue d'ensemble, ainsi qu'aux pages 36-43 de La première année de chant grégorien (Cours à l'usage des étudiants de l'Institut pontifical de musique sacrée de Rome, Solesmes 1996).

Une autre indication nette des raisons du changement de style de Solesmes se trouve précisément dans le même cours de Dom Cardine, au chapitre III, qu'il est commode de confronter aux instructions anciennes figurant succinctement en préface des missels 800 (par exemple dans l'édition de 1962 aux pages vii à xvii, tout au début du volume). Dans ces anciennes instructions une grande place est accordée au rythme, le support du mouvement, source essentielle de l'expression en grégorien. On y insiste sur l'ictus rythmique, qui marque la fin de rythme élémentaire ou thésis, et qui doit revenir tous les deux ou trois temps élémentaires : "D'après les lois naturelles du rythme, que l'on retrouve dans toute la poésie et la musique de l'Antiquité, l'ictus, fin de pas, se renouvelle toujours après deux ou trois temps simples" (800, page xij). Dans le cours de Dom Cardine le chapitre consacré au rythme expose des idées en assez bon accord avec les directives antérieures, notamment en ce qui concerne la conception globale du rythme. Cependant l'ictus disparaît du paysage (sauf la présence incongrue d'épisèmes verticaux dans les exemples présentés, rémanence involontaire de l'ancienne édition S. ?), et l'on ne parle plus du retour obligatoire de l'accent rythmique tous les deux ou trois pas. Dans la théorie de Dom Cardine il semble que ce soit le mot qui constitue la plus petite unité de rythme, même en cas de mélisme éventuellement très long. C'est là une remise en cause radicale, ahurissante, des conceptions antérieures. D.C. va jusqu'à retirer aux neumes inclus dans un mélisme leur valeur propre : "Alors qu'un groupe mélodique quelque peu développé était pratiquement considéré comme formé d'une succession de neumes courts, il est acquis maintenant que les notes qui nous semblaient être le terme de ces petits "neumes", sont bien souvent, au contraire, les jalons rythmiques importants de l'unique neume porté par la syllabe. Plus ce neume est développé, plus aussi est grand le nombre de ses éléments, mais ce ne sont, retenons-le, que des éléments neumatiques et non des neumes" (§29, page 22). On se demande, sans trouver la réponse, où Dom Cardine a bien pu dénicher la justification de ce qu'il affirme. "Il est acquis maintenant...", écrit-il, mais ce ne semble être là qu'une théorie personnelle, une invention, sans base concrète.
Quelles conséquences pratiques faut-il attendre de cette "innovation" ? Dans le détail la notion de rythme intérieur au mot, au mélisme, subsiste, puisqu'il est fait mention de "jalons rythmiques importants" (attachés aux anciens neumes). Il n'empêche que ce changement ne va pas dans le sens d'une expression plus manifeste, et au contraire a toutes chances d'aplatir cette expression. Et c'est bien ce que l'on constate à l'écoute.

e préférerais me tromper, mais tout ceci ressemble fortement à une volonté délibérée de démolir l'oeuvre des devanciers, comme si l'Abbaye de Solesmes avait tenu à participer, à sa façon et dans une modeste mesure, à la désacralisation généralisée et au saccage liturgique qui ont accablé les pauvres fidèles catholiques après Vatican II. On a voulu peut-être rompre avec un prétendu "triomphalisme", là où il n'y avait que le résultat de décennies d'efforts humbles et persévérants vers une expression plus parfaite, plus belle, donc plus authentique, de la louange due au Seigneur. Déjà dans le passé le chant grégorien avait dû subir plusieurs mutilations ou altérations graves de la part de personnes bien intentionnées, par exemple des cisterciens au XIIe s., au nom de la sobriété, pour rendre au chant "sa parfaite authenticité" (D. Cardine, Vue d'ensemble, p.186). S'agit-il aujourd'hui d'un nouvel accès de puritanisme, d'autant plus déterminé qu'il croit pouvoir s'appuyer cette fois sur des données scientifiques en apparence indiscutables ?

Avant de quitter le sujet, je voudrais faire quelques remarques de fond sur cette question de rythme. Dom Cardine ne semble pas s'être rendu compte qu'il allait à l'encontre de principes profondément ancrés chez tous les hommes, principes éternels et universels, les "lois naturelles du rythme" rappelées opportunément dans le 800. Pendant un siècle, ces lois avaient guidé Dom Pothier, puis Dom Mocquereau, dans leurs recherches couronnées par le succès unanime des interprétations dirigées par Dom Gajard. On les décèle encore aisément aujourd'hui dans toutes les oeuvres de musique classique, si l'on veut bien les replacer dans le cadre métrique-tonal. Elles règnent toujours souverainement dans les chansons populaires, lorsque les interprètes sont inspirés et doués musicalement, la perfection du rythme entraînant l'adhésion spontanée et irraisonnée du public (deux exemples entre des centaines, hier Amalia Rodriguez, aujourd'hui Cesaria Evora). Il n'y avait donc rien de gratuit ou d'arbitraire dans la notion d'ictus rythmique, au contraire, et l'abandonner ne pouvait qu'entraîner une régression, forcément dommageable. Que l'on songe par exemple à un chant de jubilus d'alléluia, qui selon D.C. ne doit plus former qu'un unique neume. Comment rendre pleinement le sentiment de joie si l'on s'interdit la liberté des appuis offerts par les groupes neumatiques des mélismes, souvent très étendus, du jubilus ?

b) par des groupes profanes

u cours des années 1970 une étudiante paléographe, Marie-Noël Colette, après étude des résultats de Dom Cardine, a proposé une lecture complètement nouvelle des manuscrits, dans l'intention de rendre au grégorien une supposée filiation orientale, dont on aurait perdu la tradition au XIIe s. à l'apparition des notations diastématiques, suivant en cela Dom Bescond et surtout Alain Daniélou. M-N.C., sans s'embarrasser de preuves de cette filiation, a réussi sans peine à convaincre un groupe de jeunes musiciens en quête de notoriété de sauter sur l'occasion de se placer dans un créneau de show-biz pratiquement vierge. On trouvera plus de détails sur cette histoire dans ma page Trahison et détournement du chant grégorien, avec les critiques qui s'imposent. L'une des plus importantes novations introduites par M-N.C. consistait à contracter certains neumes de trois notes, climacus, torculus et porrectus, en ornements très rapides, semblables aux agréments, pincements, et autres fioritures musicales en usage courant aux XVIIe et XVIIIe s. Il est évident que, nulle part dans les conclusions de Dom Cardine ne se trouve le moindre indice, le moindre commencement de suggestion, autorisant une pareille interprétation des manuscrits. Dans la Sémiologie les neumes en question sont souvent indiqués "légers", mais pas toujours, et souvent avec une ou deux des trois notes plus ou moins appuyées. Dom Cardine n'a jamais attaché à une "note légère" un sens autre que "non appuyée", simplement un peu plus rapide que le temps moyen syllabique, et certainement pas diminuée à un demi ou un tiers de ce temps moyen. Il faut beaucoup d'aplomb, ou d'inconscience, pour induire des résultats de Dom Cardine des modifications aussi étrangères à ses conclusions. Plus sérieux pourrait apparaître le patronage d'Alain Daniélou, indianiste réputé, mais malheureusement ce dernier ne semble avoir rien compris au grégorien, qu'il assimile dogmatiquement à un genre modal à la mode indienne, sans rapport avec la musique occidentale dont le vrai grégorien est la source incontestée.

M-N.C., ainsi partie de fausses hypothèses, a contaminé de nombreux chanteurs, le plus notable étant Marcel Pérès avec son groupe Organum qui s'est évertué ensuite à traquer cette prétendue filiation orientale, et finalement à la fabriquer de toutes pièces, à défaut de documents sérieux.
Je voudrais ici simplement mentionner une preuve supplémentaire de l'erreur de la contraction abusive de neumes mentionnée ci-dessus, fournie par la Sémiologie. Le torculus, représenté sur les manuscrits anciens par un signe unique rappelant dans sa forme la plus simple la lettre S avec la partie supérieure un peu prolongée, que les novateurs profanes assimilent à un bref ornement ondulant, est en réalité la juxtaposition d'un pes et d'une clivis dont les notes finales et initiales respectives sont fusionnées. Il est donc hors de doute qu'à l'époque des manuscrits (en gros Xe s.) ce neume se chantait sur trois notes bien différenciées et de durée moyenne identique aux autres. De même le porrectus le plus simple résulte sans erreur possible de la succession de trois accents, aigu, grave, aigu, enchaînés par les copistes, indiquant clairement trois notes distinctes qu'il n'y a aucune raison de fondre en une modulation ultra-rapide.

Conclusion générale

écoute des nouveaux disques de Solesmes, sous la direction de Dom Claire, et l'examen des conceptions de Dom Cardine sur le rythme en désaccord marqué avec celles de Dom Mocquereau et Dom Gajard, correspondent bien à un tournant dans la tradition de la vénérable abbaye, à l'avènement d'une "nouvelle école". Jusqu'à présent la qualité générale des nouveaux chants paraît assez nettement inférieure à celle des anciens, et cette situation, qui semble bien liée à de nouvelles conceptions du rythme grégorien, ne pourra guère s'améliorer sans revenir sur ces conceptions. Mais peut-être les responsables ont-ils voulu et cherché cette absence de panache, au risque de retomber dans la monotonie qu'ils dénoncent pourtant avec véhémence d'autre part ? On aimerait comprendre.


Quoiqu'il en soit, il n'est pas interdit d'espérer que l'erreur finira un jour par être reconnue et que d'autres fervents grégorianistes, à Solesmes ou ailleurs, reprendront le flambeau, améliorant encore s'il est possible le niveau légendaire atteint avec Dom Gajard, sans s'empêtrer dans des théories toujours discutables, en fuyant tout esprit de système.

Pierre Billaud (22 novembre 1998)



Le 13 avril 1999. Je suis heureux de faire part du message suivant reçu de la Schola Saint Grégoire qui fonctionne au Mans depuis 1938 :
Nous sommes une École de Musique sacrée spécialement de chant grégorien, école formée par Dom Gajard, devenue Académie Internationale de Musique Sacrée Schola Saint Grégoire sous le patronage du Conseil Pontifical de la Culture. Nous restons fidèles à l'enseignement de Dom Mocquereau/Dom Gajard en vue de former des Maîtres de choeur et des chantres pour la prière chantée de l'Église. Notre École fonctionne officiellement depuis 1938.

Activités annuelles de la Schola Saint Grégoire

Pour tous autres renseignements consulter le site :
http://schola-st-gregoire.org/

E-mail : schola-st-gregoire@wanadoo.fr