L'histoire de la Bombe H Française

Le point en l'an 2000


Après la parution cette année du troisième tome des souvenirs d'Alain Peyrefitte C'était de Gaulle, dans lequel l'auteur réïtère son affirmation d'un rôle déterminant de Dautray dans la réussite thermonucléaire française de 1968, une nouvelle mise au point s'impose.
La voici.
Depuis mon dernier article L'incroyable histoire de la bombe H française, plusieurs faits nouveaux sont apparus :

1.
Le colloque tenu à la DAM pour le 40e anniversaire de sa création, en 1998.
2.
La sortie du 3e tome de C'était De Gaulle, d'Alain Peyrefitte, en début 2000.
3.
La thèse de doctorat d'André Bendjebbar soutenue le 26 octobre 2000, intitulée La bombe atomique et deux républiques 1939-1969.

Après un rapide examen de ces trois éléments, j'essaierai de faire le point sur les données historiques de la paternité de la bombe H française.

1. Colloque du 40e anniversaire de la DAM

Jacques Chevallier avait à exposer l'histoire de la DAM, bien qu'il ne soit entré dans cet organisme qu'en 1973, dix-huit ans après sa création, n'ayant vécu en direct ni la première expérience française en 1960, ni la crise H de 1966-1967 avec son heureux dénouement en 1968. Trois points sont dignes d'attention dans son exposé, en ce qui concerne l'élaboration de la bombe H dans les années 60. Tout d'abord il insiste lourdement sur la responsabilité des Armées dans l'absence de directives claires données au CEA. Deuxièmement il confirme le rôle déterminant de Carayol dans la solution du problème H. Troisièmement il ne crédite Dautray d'aucune contribution à cette solution, ni à l'application qui en a résulté.

2. Après lecture rapide de C'était de Gaulle III

Chapitre 3. Pages 109-115.
.... (Visite de Limeil le 27 janvier 1966).
Dans ce chapitre A.P. raconte à sa manière la visite de De Gaulle au centre de Limeil que je dirigeais, et ses conséquences. Son récit contient des inexactitudes flagrantes :
  • Présence de Francis Perrin : Faux
  • Blouses blanches attribuées aux visiteurs, pour leur "épargner des contaminations éventuelles" : Faux
  • Dialogue entre Robert et le Général : Faux
  • Retour du Général et d'A.P. dans la même voiture : Faux

Ces erreurs remettent en cause la valeur historique réelle de l'ensemble des récits de l'auteur. Je possède deux films de cette visite qui prouvent ces inexactitudes. A.P. a dû mélanger des visites de sites différents, n'ayant vraisemblablement pas eu la possibilité de noter par écrit tout ce qui s'était passé le 27 janvier 1966. En tant qu'acteur et témoin direct, je peux affirmer ce qui suit.

1°) J'ai été laissé seul en première ligne pour exposer à de Gaulle la situation. Il n'a pas été question de manque d'ordinateur puissant, puisque nous disposions du Stretch accordé par les Américains en 1964 (voyage aux Etats-Unis avec Belayche, et F.Perrin à l'invitation d'I.B.M.). Il n'a été non plus nullement question d'un besoin d'U235, car nous savions depuis longtemps qu'on pouvait s'en passer. Non plus du rythme biennal des campagnes de tir en Polynésie, dont ne pouvaient dépendre directement les progrès théoriques. Ce que raconte P. doit se rapporter aux mauvaises raisons que les hauts responsables de la DAM - notamment Périneau - avançaient au cours des réunions H ultra-secrètes organisées par le ministre, donc beaucoup plus tard (en fin 1966 ou début 1967), pour essayer de calmer le jeu, maladroitement. Après mon départ de Limeil, les études H se sont enlisées pendant plus d'un an, faute d'idées originales, et j'ai de bonnes raisons de penser que si j'y étais resté, les choses auraient avancé et nous aurions gagné un an sur le programme.

2°) Dans mon exposé au Général j'ai fait état de quelques conceptions nouvelles, mais n'ayant pu encore convaincre mes subordonnés de la validité des orientations que j'envisageais, il m'était difficile de m'engager sur des délais. Je mentionnai quatre ans comme le minimum nécessaire pour arriver à une arme thermonucléaire. Je disais bien "arme" et non expérience probante, qui aurait eu lieu bien plus tôt, en 1967 ou 1968. Mais, en l'absence d'une conception prometteuse, je me refusais à avancer une date pour une première expérience H valable.

Un peu plus loin, page 157, Peyrefitte corrobore les réticences des Armées à pousser les études H : "... il fallait impérativement laisser tomber la chimère thermonucléaire ...".

Si P. dit vrai sur les consignes de De Gaulle de secouer le CEA, le vrai saboteur des études H serait De Gaulle lui-même, par impatience, et mauvaise foi puisqu'il avait pendant des années laissé les Armées freiner délibérément les études H. En 1962, une échéance H en 1970 ne le scandalisait pas, mais les Chinois n'avaient pas encore montré le bout du nez ! En 1964 et 1965 les progrès chinois lui ont ouvert les yeux. Cette carence gouvernementale et gaullienne des années 1960-1965 échappait bien sûr à Peyrefitte, qui dans cette affaire a joué le rôle d'un exécuteur incompétent, et s'est transformé par la suite en affabulateur arrogant et dans son dernier ouvrage en menteur effronté. En effet, après mon livre dont il a eu aussitôt connaissance en décembre 1994, il lui était facile d'interroger des témoins et de connaître la vraie vérité sur le rôle de Dautray. Un historien scrupuleux aurait à la première occasion corrigé ses assertions précédentes, ou au moins évité de réaffirmer avec aplomb une version fausse comme il a cru bon de le faire dans ce dernier C'était De Gaulle.

3. Thèse Bendjebbar

Dans l'ensemble, ce travail monumental, extrêmement intéressant d'un point de vue historique, est en assez bon accord avec mes propres thèses, et notamment dénie nettement à Dautray toute paternité scientifique dans la solution du problème H. Il apporte une quantité d'éléments que je ne connaissais pas, très intéressants mais non liés directement aux sujets qui me préoccupent ici. Je n'évoquerai que l'un d'eux, concernant l'attitude de Dautray lors du colloque de Valduc des 5 et 6 septembre 1967. Bendjebbar explique l'attitude passive de D. au cours de la réunion (attestée par tous les témoins qu'il a pu interroger) par le fait que D. aurait été spécialement chargé de rédiger secrètement un questionnaire H destiné à soutirer des renseignements à un informateur étranger. Malgré toute mon amitié pour André Bendjebbar, je ne peux absolument pas le suivre sur ce point, tout simplement parce que ce n'est pas pendant une réunion où il est censé se dire des choses capitales, que l'on peut rédiger un questionnaire sérieux. Ce genre de document réclame une grande attention, et ne peut être mis au point qu'après de délicats tâtonnements. On prend des notes en réunion, et ensuite, dans sa chambre ou dans son bureau, on essaye d'en tirer un questionnaire efficace. Je peux en parler en connaissance de cause, ayant eu l'occasion, à deux reprises, d'élaborer des documents de ce genre. Je pense notamment à celui que j'ai remis dans l'avion au Général Giller (du Département de l'Energie de l'AEC à Washington) que j'étais chargé d'escorter lors d'une visite du centre de production (secret) de Marcoule, et qui a permis d'obtenir des informations capitales sur les amorces de charges thermonucléaires miniaturisées, nous faisant gagner des mois de tâtonnements. J'avais passé beaucoup de temps à peaufiner mon texte en anglais, et me souviens qu'après coup Camelin, l'adjoint de Chevallier, avait tenu à me féliciter pour la qualité de ce questionnaire.
A Valduc en septembre 1967, même s'il était chargé d'une mission particulière, on ne voit absolument pas de raison crédible empêchant Dautray de prendre part aux débats sur les projets d'engins H, s'il avait eu quelque chose à dire en ce domaine. Il a d'ailleurs pris la parole pour évoquer le recrutement de nouveaux scientifiques.
Mais le fait que Dautray aurait été chargé de rédiger un document destiné au recueil d'informations d'origine étrangère en septembre1967 peut avoir une certaine importance, pour expliquer son attitude dans la controverse suscitée par un article du Figaro en octobre 1993 après sa nomination comme haut-commissaire à l'énergie atomique, et éclairer plus précisément le problème de la paternité de la bombe H française, envisagé ci-après.

J'envisage de commenter plus largement la thèse d'André Bendjebbar, dans un article spécial, après sa publication officielle.

4. Point sur les données historiques de la paternité de la bombe H française

a) Les trois auteurs officiels

J'ai eu l'occasion de relater ce qui s'est passé lors du repas offert par le Ministre Robert Galley le 10 octobre 1967 (La véridique histoire... L'incroyable histoire...). Instruit à l'évidence préalablement par Jacques Robert, avec l'accord de l'administrateur général Robert Hirsch lui aussi présent au repas, Galley avait solennellement désigné Billaud, Carayol et Dagens comme les auteurs scientifiques de la bombe H française, en mentionnant brièvement la nature des contributions de chacun à la solution, sans citer aucunement Dautray, présent également au repas.
Mais il n'y a eu aucun compte rendu officiel de cette réunion, ni annonce à l'extérieur, de sorte que cette triple paternité est restée à l'état d'archive orale à la DAM et au CEA.

Robert Camelin

(vue prise au Hoggar
en mars 1966)

En 1976, Camelin était Adjoint au Directeur des Applications Militaires

(Décédé en 1983)

Lorsqu'en 1976 (huit ans plus tard) Peyrefitte a soumis au CEA les épreuves des pages du Mal Français où il désignait Dautray comme unique responsable du succès H, l'A.G. André Giraud a aussitôt réagi en lui adressant une note établie par Robert Camelin contestant formellement cette version et désignant ceux que le CEA considérait comme les vrais responsables : Billaud, Carayol, et Dagens. Peyrefitte, ne voulant ou ne pouvant sacrifier son chapitre IX qui devenait pratiquement sans objet, s'en tira par une pirouette. Il rajouta une note explicative 9-12, in fine (page 499) citant les trois noms, mais comme auteurs de travaux dont Dautray aurait opéré la "synthèse". Ces trois noms seront cités à nouveau plus tard par Jean Lacouture dans son De Gaulle, 3, page 464, à côté de Dautray toujours présenté comme le père de la bombe H et dans des termes encore plus dithyrambiques que Peyrefitte. Il apparaît parfaitement clair que ces trois noms cités par Peyrefitte et Lacouture provenaient d'une origine qualifiée du CEA, car ni l'un ni l'autre n'aurait pu les inventer.
Toutefois, ces trois noms figureraient maintenant dans des documents écrits de valeur historique. C'est ce que m'ont affirmé Paul Bonnet et Henri Coleau, qui, à l'été 1994, ont rédigé séparément des mémoires pour informer les autorités en place en 1994 des événements gardés encore secrets survenus en 1967 et dont ils avaient été des acteurs directs. En effet, sachant que j'allais publier un livre pour dire la vérité sur la bombe H française, ils ont pris conscience qu'après 27 ans, avec les changements successifs d'administrateur au CEA et de délégué ministériel à l'armement à la Défense, aucune mémoire officielle des faits de 1967 n'existait plus au sein de ces organismes, et qu'il importait de pallier autant que possible cette absence. Les deux autorités ci-dessus ont donc reçu chacune en 1994 un exemplaire des rapports de Bonnet et Coleau, qui, s'ils n'ont pas été détruits ou égarés depuis, doivent dormir sagement dans des coffres, pour l'histoire future.

b) Ma contribution personnelle à la solution

Je profite de l'occasion qui se présente ici pour détailler un peu plus ma contribution à la solution du problème H, car si je ne le fais pas, personne ne le fera à ma place. C'est en février (ou janvier ?) 1967 que je publiai un premier rapport, dans lequel je démontrais la raison du manque de rendement thermonucléaire constaté dans les calculs, et la façon d'y remédier. Je recommandais une "compression froide" du Dli en première étape, suivie d'un échauffement suffisant (l'allumage proprement dit). Cette disposition supposait donc deux opérations séparées dans le temps. Dans ce même document je donnais les ordres de grandeur des énergies à dépenser pour chaque opération, faibles mais d'un niveau nécessitant des réactions nucléaires de fission. Supposant la compression acquise, j'indiquais des dispositifs pratiques et économiques pour réaliser l'échauffement (l'allumage proprement dit), dont l'un sera effectivement mis en œuvre ultérieurement avec plein succès (engin VM2, explosion mégatonnique Dragon, en 1970). Bien entendu j'avais aussi proposé dans ce même rapport des dessins possibles d'engins, mais ceux-ci ne furent pas considérés comme crédibles par Dagens, bien qu'aucun calcul n'ait été effectué pour les évaluer. Et c'est dans ce contexte de séparation en deux étapes successives du déclenchement d'un engin thermonucléaire, résultant de mes propositions, qu'auront lieu au bâtiment X de Limeil les discussions informelles dont a parlé Bellot, auxquelles prenaient part entre autres, Lemaire, Crozier, Carayol, Besson, Dagens, pour essayer de trouver un moyen de comprimer le Dli.
Lorsque, quelque temps plus tard, Carayol sortira son schéma où du rayonnement X issu d'un premier étage à fission de faible énergie sert à agir sur un étage H situé à quelque distance, pour notamment le comprimer, on peut dire que l'esquisse d'un engin efficace complet existait implicitement. A Valduc un tel projet a été présenté par Besson, remplaçant Carayol en vacances, que Viard a retenu en deuxième position dans le programme de tirs 1968.
L'information d'origine anglaise arrivée le 27 septembre n'a fait qu'accélérer les choses, en permettant notamment l'abandon immédiat de l'autre filière, grosse consommatrice de calculs. La "synthèse" dont parle Peyrefitte existait donc en dehors de toute contribution de Dautray, sous forme implicite dès avril, puis sous forme de projet d'engin à Valduc, mise à l'étude à partir d'octobre, et finalement concrétisée dans les expériences Canopus et Procyon, l'été suivant.

c) L'attitude de Dautray à partir de 1976 (sortie du livre de Peyrefitte Le mal français).

Après la sortie du livre de Peyrefitte en 1976, Dautray étant le directeur de la Direction Scientifique de la DAM, tous les anciens acteurs de l'aventure H furent scandalisés, mais ne pouvaient rien faire, muselés par le secret. A l'extérieur, Dautray bénéficiait soudain d'une image flatteuse, qui lui permit d'entrer, sur recommandation d'Yvon, à l'Académie des Sciences. Il endossa alors sans vergogne la réputation usurpée de "Père de la Bombe H", dans les salons et les ministères. Plus tard, au départ du Haut-Commissaire Jean Teillac, en 1993, Dautray se porta candidat et intrigua dans les bureaux gouvernementaux, se prévalant de sa réputation factice et dépréciant à l'occasion toute version différente (Carayol vrai responsable).
Après l'article du Figaro du 5 octobre 1993, et la contestation qui s'ensuivit, notamment par mon livre en 1994, et mon article de La Recherche de 1996, Dautray observa un mutisme obstiné, se retranchant derrière le caractère encore très secret de son action passée. Même avec des camarades d'école (Arts et Métiers), il s'abstenait de toute explication. On comprendrait maintenant mieux ce comportement, s'il était vrai qu'il aurait été chargé de préparer un questionnaire de renseignement classé. Ne voulant pas, par un aveu de sa non-contribution scientifique directe, perdre son étiquette si avantageuse de "Père de la bombe H", il laissait en se taisant planer le doute sur son véritable rôle. Vis-à-vis de ses chefs et des hautes autorités de l'Etat, si on voulait l'obliger à parler, il pouvait être conduit à dévoiler l'opération de renseignement à laquelle il avait participé, révélant ainsi des faits dérangeants.
Vis-à-vis d'interlocuteurs impliqués mais scientifiquement incompétents comme A.Peyrefitte, Dautray pouvait se prétendre l'auteur d'une espèce de "synthèse", même si celle-ci se réduisait à une liste de questions portant sur certains aspects de schémas préexistants, en vue d'identifier le bon système. Mais le fait bien établi par les témoins qualifiés qu'après la réunion du 27 septembre, à laquelle Dautray n'assistait même pas, l' "engin de Carayol" ait été reconnu sans hésitation comme correspondant aux informations, prouve bien que cet engin existait déjà sur le papier, avec ou sans questionnaire, et en dehors de toute contribution conceptionnelle de Dautray.



Pierre Billaud (28 octobre 2000)