3. Lettre de P. Bottet à P. Billaud

le 1/2/00

Cher Monsieur,

J'ai reçu votre lettre du 5 janvier avec un vif plaisir, et apprécié vos remarques, qui m'aident car il est facile de tomber dans l'excès quand on travaille en solitaire. Bien sûr, si l'Abbé PORTIER en est d'accord, vous pouvez utiliser ma prose comme vous l'entendrez et sans vous croire tenu de citer mon nom, je ne cherche ni la publicité ni à me cacher derrière mon doigt, et ne souhaite que d'être utile.
Je n'ai pas accès à Internet, disposant d'un matériel devenu vieillot, mais je reçois ce matin même de mon fils un paquet de vos textes à décortiquer dans les prochains jours.
Votre remarque sur l'abandon du rythme ternaire/binaire m'a frappé, car sans avoir su l'analyser chez Dom CLAIRE, j'avais éprouvé à l'écoute, à certains passages, une brève impression de déséquilibre qui pourrait s'expliquer par là. Mais je n'ai pas cherché à l'écouter à nouveau, cela ne me passionne pas.
Je vous donne tout à fait raison à propos du "haec dies", il n'est pas possible de prolonger mon analyse au delà de la première phrase, et le "in ea" s'envole littéralement vers les cieux, comme les volutes de l'encens. Vous comparez les notes ornementales à la "chair", je les comparerais, si j'osais, au tissu conjonctif, qui, avec modestie, habille le corps d'une jolie fille et la rend plus agréable à regarder que nos actuelles championnes de tennis. Grand Dieu, si l'Abbé Portier me lisait ! Mais il faut un squelette, et trop d'interprétations par des gens de bonne volonté me suggèrent l'image d'un poulpe répandu sur le sable. Pouah! Quant au muscle, "la chair", c'est le rythme, le mouvement.
Plus techniquement, je pense que les notes "d'ornement", et les mélismes en général, ont pour fonction de structurer la durée, de nous inviter à nous attarder sur ce que nous sommes en train de dire, en somme d'organiser notre méditation. Car il ne s'agit pas de "chanter", mais de "dire". D'autre part, je me demande en ce moment si ces notes, qui font parfois penser aux "appoggiatures" chères aux clavecinistes, ne sont pas là aussi pour situer la note principale dans l'échelle modale, comme une façon de la prolonger tout en faisant résonner à notre oreille les intervalles voisins.
Le terme de "murmurer" qui vous a choqué était sans doute excessif, ou trompeur, peut-être aurait il mieux valu dire "alléger", "rendre immatériel". Mais la qualité suprême du grégorien est de faire le silence en nous, et de le faire partager à ceux qui l'écoutent. En ce sens il est anachronique, car de nos jours on ne sait plus écouter, et la musique elle-même est devenue un produit de consommation, victime des moyens modernes de reproduction et de large diffusion à tout moment et en tous lieux.
Mais je voudrais en venir à ma préoccupation principale du moment : le grégorien m'est apparu facile à partir du moment où j'ai voulu "parler latin", comme je le ferais d'une autre langue.
Parler, c'est associer à une image ou à un concept des sonorités unies entre elles par un rythme, c'est une question d'oreille, et l'écrit, même si nous ne pouvons nous en passer dans la pratique, fait écran. Qu'on ne vienne pas me dire : "oui, mais vous, vous avez fait du latin !". C'est vrai que cela me donne un certain recul pour "en parler", mais il a fallu que j'apprenne ensuite à parler, à prononcer, donc à assimiler la spécificité du parler latin, comme je le ferais en italien par exemple; je suis aidé en cela par les règles de prononciation romaine contenues dans mon missel et les accents figurés dans les textes, ainsi que par les louables efforts des prêtres de la jeune génération lorsqu'ils officient. La vie d'une langue est dans l'accentuation. Quant au sens des textes, le latin d'Eglise n'est pas toujours évident pour un latiniste moyen, mais les excellentes traductions sont là pour m'éviter faux-sens comme hérésies, et ma culture occidentale me permet de remonter sans trop de peine au mot-à-mot, donc à la structure de la phrase latine. Ne serais-je pas latiniste que j'espérerais trouver un guide pour me conduire dans ce labyrinthe; il y là un champ d'action pour nos prêtres comme pour des laïques de bonne volonté, d'autant plus que le vocabulaire utilisé n'est pas immense. Beaucoup de mots reviennent très fréquemment et sont donc faciles à mémoriser. Quant aux déclinaisons et conjugaisons, le me contenterais d'expliquer, si j'étais appelé à le faire, que le ton de la voix s'infléchit différemment selon la fonction du mot dans la phrase, comme nous le faisons naturellement en français quand nous cherchons à convaincre. La structure de la phrase latine pose certes un problème pour des esprits français, mais pas plus que la plupart des langues modernes européennes que les jeunes français trouvent indispensable d'acquérir, et une saine explication de texte attirerait l'attention sur les rapprochements de termes, illogiques pour nous, qui donnent une richesse oratoire à la phrase.
Si vous pensez en latin, vous êtes saisi par cette dialectique incessante entre rythme verbal et rythme musical, qui tantôt s'accordent, tantôt se contrarient, et la phrase grégorienne s'envole, animée d'un souffle puissant, que le maître de chœur devrait avoir à modérer pour garder la discrétion de la liturgie, s'il est parvenu à faire percevoir ce souffle par ses chantres. Quand je relis la dernière ligne de la Communion de la Pentecôte, qui touche à l'incohérence, je vois les apôtres tituber dans l'ivresse de l'Esprit Saint.
Des fidèles plus pieux que moi récitent au cours de la journée de nombreux Pater et Ave, sans oublier le Credo. Je veux croire qu'ils en pèsent chaque mot, comme pour les prières de la messe sues par cœur. Il ne faut pas mépriser le par cœur, c'est un moyen efficace d'assimilation, dont je fais un usage quotidien pour mieux embrasser d'un coup d'œil telle ou telle antienne.
Digression sur un plan politique, je trouve que l'Eglise conciliaire entre à reculons dans le XXIº siècle, en optant pour le nationalisme linguistique te plus borné au lieu d'opposer l'universalisme chrétien (catholique !) à la globalisation.
Un livre intéressant de Gérard BEDEL a traité de l'apprentissage du latin à la messe. Je lui reproche seulement d'avoir uniquement une approche de la langue écrite, donc de traiter du latin comme d'une langue morte, alors que la langue de l'Eglise ne peut être que vivante, c'est à dire parlée à Dieu (sous la seule réserve qu'elle n'évolue plus). Je supposerais que c'est la Renaissance qui a inventé les langues mortes en instituant un culte de l'Antiquité Classique et en généralisant l'usage de l'imprimé, et les Jésuites ont emboîté le pas dans leurs collèges. Je voudrais pour ma part pouvoir "entendre" la messe sans missel, comme dans les paroisses modernes, c'est bien sûr une vue de l'esprit, mais peut-être aussi ce que faisait Saint Louis ... Apprendre par cœur Collecte et Communion, c'est une manière de mieux s'unir à ce que chante, ou marmonne, l'Officiant.
J'arrête là mes divagations. J'ai eu le bonheur, il y a quelques années, de faire devant quelques personnes une série de petites causeries explicatives sur les Introït de Carême, et d'avoir l'impression de leur avoir apporté quelquechose qui les éclairait.
J'ai écrit à l'intention de mes enfants une vingtaine de pages sur le grégorien à la messe. Je les tiens à votre disposition si cela peut vous être utile, mais je vous pense plutôt submergé.
Croyez, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

P. Bottet



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