7. Lettre de P. Billaud à P. Bottet

le 22 mai 2000

Cher Monsieur,

Je me sens un peu confus de vous avoir fait attendre si longtemps une nouvelle lettre. Le travail qui m'absorbait intensément ces derniers mois étant terminé (il s'agissait d'une publication scientifique rendant compte de mes recherches sur les bases physiologiques des intervalles mélodiques), je me remets, non sans appétit, à mes réflexions sur la musique et le grégorien.
Avant de vous répondre j'ai tenu à relire avec soin vos 22 pages sur le chant grégorien. C'est un bel ouvrage, digne d'une plus large diffusion. Je suis en plein accord avec vous, bien entendu, sur les aspects religieux à prendre en compte et qui sont primordiaux. Pour ce qui concerne le style du chant, j'ai retrouvé sans surprise votre conception privilégiant les notes de structure modale, à laquelle je n'ai rien à redire. Je n'ai de réserve que sur deux points.
Le premier, à propos de l'accent tonique latin (p4), quand vous évoquez la possibilité d'un allongement de la syllabe accentuée. J'ai relu Dom Mocquereau qui consacre de nombreuses pages à l'accent latin, et qui conclut contre cet allongement (voir notamment le très bref résumé p231-232, Le nombre musical grégorien II).
Le second, page 10, quand vous vous faites l'écho de l'idée reçue tenace d'un appauvrissement de la musique moderne parce qu'elle n'a conservé que deux modes. C'est le prétexte invoqué par les "musiciens" insatisfaits pour inventer sans cesse de nouveaux langages. Ces gens n'ayant rien à dire s'imaginent qu'on les écoutera s'ils utilisent de nouveaux moyens pour exprimer leur néant. Ils pensent, en concevant un "contenant", être dispensés de fournir un "contenu". J'ai un livre à écrire sur ce sujet, mais je suis obligé ici de restreindre mon propos à l'essentiel.
En grégorien, il est fréquent de rencontrer dans une même pièce des passages mélodiques se faisant écho, s'opposant parfois, renforçant le sens du texte. C'est là la richesse essentielle de toute musique (en occident du moins), qui nourrit l'expression et en assure la nécessaire diversité. On peut parler de sémantique mélodique, se combinant dans un chant avec celle du texte, mais gardant sa valeur propre en musique pure. Le système tonal, lorsqu'il s'est trouvé officialisé par Rameau et Bach, avait acquis la dimension supplémentaire de l'harmonie, enrichissant cette sémantique par la possibilité nouvelle de jouer sur le timbre et ses variations. La conséquence des deux types d'accord parfait, majeur et mineur, fondant l'harmonie, entraînait ce que l'on a appelé les modes majeur et mineur correspondants, imprégnant les compositions qui s'y conformaient. Mais, bien loin d'appauvrir les possibilités et le champ offerts au discours à composer, l'harmonie a introduit en plus, et pour ainsi dire gratuitement, un moyen extraordinaire de diversité : la modulation.
Je me bornerai à un exemple trivial mais frappant. Même si vous accordez peu de valeur aux chansons populaires, vous avez certainement entendu parler de La mer, de Charles Trenet. Cette chanson a séduit les foules dans le monde entier. Un jour, en fredonnant de mémoire le premier couplet, je m'avisai subitement de l'irruption de deux modulations successives, à Voyez, près des étangs,... puis plus loin, Voyez, ces oiseaux blancs, etc. Ces deux modulations introduisent comme des changements d'éclairage, ou des " rotations de caméra ", d'une grande valeur illustrative, et je ne serai pas loin de voir dans cette trouvaille la principale raison du succès universel de cette chanson. Techniquement, la pièce est publiée en Fa majeur. La première modulation s'appuie sur la sensible, de façon très intuitive et naturelle, pour reproduire une simple transposition du motif initial mais qui s'arrête en suspens sur la nouvelle dominante Mi (Mi La, Sol# La Si Do#, La Si, Sol# Fa# Mi Mi…), et la seconde, sautant de Mi à Sol par une simple tierce mineure, reproduit encore le motif initial, transposé en Do (Sol Do, Si Do Ré Mi, Do Ré, Si La Sol Do). Ensuite une chute d'octave nous ramène au ton initial de Fa. Ainsi, de Fa, on passe d'abord en La, puis en Do, pour revenir à Fa. Quand j'ai compris cette découverte je n'ai pu qu'admirer le tour de passe-passe introduisant trois dièses, les supprimant, puis revenant au bémol initial, tout cela sans gêne aucune pour apprendre et retenir la mélodie, à la portée même de gens totalement ignares en solfège.
Il est évident que pour les compositeurs grégoriens anciens de telles fantaisies étaient inconcevables, et même impossibles puisqu'elles supposeraient pratiquement la disposition d'instruments à claviers chromatiques pour en découvrir la possibilité. Mais ils trouvaient dans leur simple gamme diatonique avec un bémol éventuel, tout ce dont ils avaient besoin pour exprimer la louange à Dieu.
Finalement, je crois beaucoup plus au facteur personnel du compositeur, dans toute musique, qu'à la plus ou moins grande richesse du langage disponible. Comme dans les métiers manuels, le mauvais outil est presque toujours une piètre excuse.
J'ai commencé à aborder les ouvrages de Dom Mocquereau, émerveillé par le caractère exhaustif de l'étude de chaque sujet, chaque aspect traité, avec de très nombreuses citations, cela dans une langue simple, toujours très claire, sans jargon. Mais je suis obligé pour le moment de me limiter à quelques points, sinon j'en aurais pour plusieurs années de lecture. Egalement je me suis procuré un livre extraordinaire : Requirentes modos musicos, recueil hétéroclite de textes offerts à Dom Claire pour ses 75 ans, qui contient de précieuses indications sur les travaux faits à Solesmes, l'ambiance qui y régnait, la réforme liturgique, etc..., toutes notions qui m'auraient bien été utiles quand j'ai écrit mon article sur Solesmes.
J'arrête là cette missive, remettant à une autre fois ce que j'aurais à dire à propos des accents linguistiques et musicaux, en rapport avec vos dernières lettres.
Avec mes plus cordiales pensées,

P. Billaud



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