12. Lettre de P. Bottet à P. Billaud

le 24 décembre 2000

Cher ami,

Je suis resté bien silencieux depuis cet été, mais je ne voudrais pas laisser passer ce mois de décembre sans vous souhaiter un heureux Noël pour vous et les vôtres. J’avoue m’être laissé accaparer par de toutes autres préoccupations que les finesses du grégorien, sans pour autant renoncer à mon étude quotidienne. Je n’ai pas ouvert mon piano tous ces derniers mois. J’ai voulu avant de commencer cette lettre, relire vos derniers papiers, mais j’ai du mal à me concentrer à nouveau, et pourtant certaines choses ont fait leur chemin dans mon esprit.

Votre papier sur les intervalles naturels m’a énormément intéressé, bien que d’une lecture difficile pour moi. Mes connaissances théoriques sur les harmoniques remontent à Math Elem, fonction sinusoïdale et théorème de Fourier, considérations générales sur le timbre en tant que résultante des harmoniques. Je traduis dans mon langage ce que je crois avoir compris: si l’enfant, de par la structure de son oreille et de son cortex, analyse spontanément les harmoniques perçus, il est compréhensible qu’il devienne sensible à des rapports simples entre les fréquences, et qu’ultérieurement il s’intéresse à des sons fondamentaux reliés par ces mêmes rapports simples. C’est certainement une traduction très grossière, mais cela me paraît autrement intéressant que ma représentation de la gamme comme pure fantaisie arithmétique. Une question me vient pourtant à l’esprit : pourquoi dans ces conditions l’harmonie est-elle apparue si tardivement ?

Quant à Dom Mocquereau, avec qui c’était mon premier contact, je suis étonné et ravi de sa science et de sa finesse. J’ai beaucoup apprécié ses considérations sur les évolutions de la langue latine et de son accent, je me suis instruit sur la métrique latine que j’ignorais presque complètement. J’étais dans mon enfance au lycée un bon latiniste (un professeur m’a reproché lors d’une récitation de "raconter l’histoire en latin, mais de ne pas avoir appris ma leçon"), mais je n’ai pas fait de vers latins, et on m’a juste expliqué rapidement ce qu’étaient un spondée et un dactyle. Mais ceci sort de notre propos. Par contre cette lecture m’a convaincu de la liberté avec laquelle il convenait d’aborder cette question de l’accentuation. Dom Mocquereau, du moins dans ce que j’ai lu, ne donne pas de "recettes". Depuis cette lecture, je doute de plus en plus de l’existence de l’accent tel qu’on l’entend généralement, en fait comme une percussion, et je reviens avec plus d’assurance à la notion que j’esquissais déjà du mot latin envisagé comme un élan suivi d’une retombée. Ce que l’on appelle "accent" n’est que le sommet d’une courbe arrondie, tant dans le chant que dans le parler. C’est ce qui donne au mot son unité (l’âme du mot). C’est l’effort consenti pour rendre ce que l’on dit compréhensible à l’autre, une marque de politesse, donc de charité. Je pense à ce sujet que l’on ne parviendra à chanter un latin juste que si l’on s’astreint à une prononciation correcte lors de la simple récitation des prières en toute occasion du jour. Il faut être latinophone, ou se résoudre à prier en français. C’est une question d’éducation de l’oreille, et je suis persuadé que ce ne serait pas sorcier si on le voulait vraiment. Iriez-vous voir Hamlet joué par des francophones ayant appris le texte dans un bouquin trouvé par hasard? A nos prêtres d’abord de nous faire entendre du bon latin ("à bon vin bon latin" me racontait ma grand-mère, d’un évêque reçu à la table d’un de ses curés de campagne).

Je me suis parfois servi pour mon usage de la comparaison avec ce qui se passe sur une gare de triage: la locomotive pousse le wagon de marchandises jusqu’au sommet d’une légère bosse, les ressorts de tampons sont alors comprimés, puis la locomotive s’arrête de pousser, les tampons reviennent au repos et le wagon roule doucement sur son erre. C’est cette alternance d’effort et de repos qu’il faudrait saisir et traduire. Ecoutez les Italiens parler, et vous comprendrez ce que j’essaie de dire. Dans le chant, cette explication ne résout certes pas tous les problèmes : en particulier dans une mélodie ornée, où situer le sommet de la courbe? C’est je pense une affaire de sens musical, pour ménager les transitions entre les syllabes et amener une douce retombée sur les finales. Dans le style syllabique, les mots courts, avec l’accent sur la première syllabe, poseront problème, et l’élan donné sur une seule note ressemblera souvent à une percussion, alors qu’idéalement il faudrait surtout l’abréger, la presser.

Voilà où j’en suis de mes réflexions au long de mon étude des antiennes du dimanche à venir, et après la lecture attentive des photocopies que vous avez bien voulu m’envoyer. Merci encore du mal que vous vous êtes donné pour me préparer cet envoi, j’apprécie le geste d’amitié. Nous repartons le lundi de Noël en montagne, retrouver les enfants pour la fin de l’année dans le chalet familial. Nous y avons passé pas mal de temps cet été et cet automne. Cela nous a permis une escapade à Turin (nous en sommes à deux heures en voiture), en semaine dans les derniers jours de l’exposition du Saint-Suaire; c’est un moment de recueillement qui marque profondément, nous avons eu la chance d’éviter les grandes foules de l’été, il y avait surtout des Italiens, des groupes scolaires et des particuliers.

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Connaissez-vous cette anecdote de Saint-Saens enfant ? : alors qu’une cloche sonnait, une grande personne crut malin de lui demander quelle note donnait la cloche, et l’enfant répondit : "mais elle en donne plusieurs" !

Très amicalement,

P. Bottet



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