13. Lettre de P. Billaud à P. Bottet

le 15 mars 2001

Cher ami,

Je reprends avec beaucoup de retard le fil de nos échanges, en référence à votre dernière lettre (22 décembre). J’ai en effet passé plus de temps que prévu au transfert sur Internet de mon travail scientifique, en raison de quelques difficultés liées au langage spécial imposé. Ce long article en anglais est intitulé Melodic Interval Performance rely on Natural Brain Structures. Il est publié sur le présent site.

Le résumé en français que je vous ai envoyé en donne les conclusions principales. En commentaire de votre lettre, à propos des intervalles naturels, il faut bien voir que si, à l’origine (c’est-à-dire aux toutes premières expériences sonores de l’enfant), les liaisons neuronales sont vraisemblablement parfaites et correspondent à des nombres entiers exacts (les multiplicateurs harmoniques de la fondamentale), à l’âge adulte ces liaisons ont évolué en longueur et s’écartent parfois significativement des entiers exacts. Il en résulte des intervalles mélodiques spontanés légèrement faux physiquement, mais jugés bons généralement à l’oreille. Parallèlement, en harmonie, on observe dans les travaux scientifiques sur le sujet une étonnante tolérance de l’appareil auditif pour des accords de sons purs légèrement faux. Cette tolérance n’existe plus avec des sons timbrés, mais c’est à cause des battements qui deviennent alors des raclements désagréables.

A ce propos vous posez la question judicieuse: si les bases de la musique sont aussi claires, "pourquoi l’harmonie est-elle apparue si tardivement?" Plusieurs considérations viennent à l’esprit. Strictement, ce n’est qu’aux époques classiques grecque et romaine puis en occident chrétien que sont apparues les premières manifestations musicales purement mélodiques. Il était tout naturel que le chant d’église en occident se borne au début à mettre en valeur un texte existant, par une élocution d’abord simplement solennelle, puis progressivement modulée par une mélodie réduite (psalmodie), et plus tard de plus en plus développée. Les premières tentatives à plusieurs voix comme le déchant, ont été des échecs, à cause des dissonances inévitables, insupportables à l’époque. En outre la Papauté n’encourageait pas, et même désapprouvait ces tentatives, parce qu’elles nuisaient à la bonne compréhension des textes, considérés à juste titre comme l’essentiel de la liturgie. Enfin il faut être au moins deux pour chanter à plusieurs voix, et une composition polyphonique suppose l’existence préalable d’un système musical adapté. Un tel système n’a pu s’élaborer que peu à peu, notamment à 1’Ecole de Notre Daine (Pérotin). Mais on n’a pratiquement aucune donnée historique sur la période d’accouchement des premières œuvres polyphoniques vraiment achevées (organum).

En dehors du chant d’église, on sait qu’il existait en Angleterre une très ancienne tradition de chant à deux voix en tierce (le gimmel sauf erreur), et d’autre part qu’en Corse (et en Sardaigne?) on pratiquait depuis longtemps une polyphonie sans paroles (remise à la mode depuis quelques décennies). On connaît aussi des duos à voix différentes chez les pygmées d’Afrique, très curieux, et assez intéressants musicalement.

En ce qui concerne la musique instrumentale, il semble qu’on n’ait même pas songé à pincer sur la lyre plusieurs cordes ensemble. Elles étaient en accords successifs de quarte, et présentaient donc des tierces dissonantes (intervalle pythagoricien de 81/64, avec un comma de trop), ce qui est probablement la raison du rejet ancien des tierces en tant que consonances harmoniques, un des arguments majeurs des "contemporains" pour justifier l’introduction d’intervalles harmoniques systématiquement indigestes. Cependant, en Afrique, le balafon (xylophone pentatonique) était joué couramment en monodie ou sur deux sons simultanés, sans doute depuis des siècles.

Votre question appellerait encore bien des digressions. Je vous laisse le soin d’enchaîner sur mes propos précédents un peu décousus.

J’en viens au sujet inépuisable de l’accent latin, Ma pensée profonde viendra dans l’article en projet, à peine ébauché aujourd’hui. Votre appréciation sur Dom Mocquereau me réjouit, rejoignant tout-à-fait la mienne. Cependant le passage de votre lettre sur l’accent, et notamment l’image ferroviaire, si appropriée, m’imposent une remarque importante. Comme d’illustres auteurs, Dom Cardine et Dom Mocquereau en particulier, vous considérez le mot latin isolé. Ce que vous dîtes est juste, mais on ne peut pas en tirer d’application au chant grégorien, parce que le problème du rythme se présente alors pour des ensembles de mots successifs, forcément liés, parfois presque soudés, dans la parole ou le chant. Les règles d’accent du mot isolé doivent nécessairement être révisées, complétées, pour que l’harmonie et l’intelligibilité du discours soient totales. Dom Mocquereau, après avoir analysé le rythme du mot latin isolé (Tome II, Chap.IU à VI sur 192 pages), consacre quatre nouveaux chapitres à l’incise (Chap. VII àX, 268 pages). Dom Cardine semble avoir méconnu complètement cet aspect pourtant capital. Mais je compte traiter tout cela en détail en temps voulu.

Vous n’avez pas réagi à mon projet de publication de nos échanges sur mon site Internet. Je souhaiterais que vous me disiez en toute liberté votre sentiment, car je ne voudrais pas vous imposer un étalage qui pourrait vous sembler déplacé ou inopportun. Je me dois de vous donner les raisons de cette publication, sa raison d’être en quelque sorte. C’est que de nombreux visiteurs de mon site, des catholiques sérieux et avides d’informations de qualité, amateurs et pratiquants de chant grégorien, déroutés par les tiraillements résultant de la réforme de Solesmes, apprécient toute opinion indépendante et sincère sur ces problèmes de style, comme ils ont bien voulu me le faire savoir. Sans l’avoir cherché ou voulu, animé simplement par mon instinct de chercheur, je me trouve donc engagé dans une sorte de combat, et obligé de répondre le mieux possible à l’attente de ces amis souvent inconnus. Les lettres que nous échangeons vous et moi traitent de sujets très variés, souvent dans l’improvisation, dans un style plus libre et plus agréable pour le lecteur que celui d’un livre ou d’un traité plus ou moins compassé ou rébarbatif. J’ajoute que dans une telle publication sur Internet plusieurs degrés de confidentialité sont possibles sans nuire à l’intérêt intrinsèque des sujets traités. On peut désigner l’interlocuteur par un pseudonyme, ses initiales, ou par son nom en clair, à la limite indiquer aussi ses coordonnées, même si comme vous il n’est pas encore abonné au réseau. Le plus souhaitable à mon point de vue serait de faire apparaître votre identité, sans mention de coordonnées, le courrier éventuel à vous destiné étant retransmis par mes soins. Des initiales, simplement, seraient également une bonne solution (mais nous avons les mêmes, donc adaptation nécessaire).

L’Internet orne une dimension nouvelle aux échanges intellectuels de qualité, dont il faut prendre la mesure. C’est à mon avis une véritable révolution sur le plan culturel.

Enfin j’ai un dernier sujet à évoquer, II s’agit de l’étude d’un document à mon avis très intéressant, que le hasard des échanges avec un expert étranger en chant ancien m’a fait découvrir. Ce document de quelques 60 pages est un traité de musique original d’un franciscain parisien de la seconde moitié du 17e siècle, où l’on trouve notamment une restitution des messes de Du Mont, assez différente de celle qu’en donne Solesmes dans le 800, avec des dièses et des indications rythmiques intriguantes. Ce document bizarrement construit, écrit et imprimé dans un style archaïque, avec des marges garnies de longues citations en latin, demanderait à être retranscrit en français plus lisible. D’autre part l’aspect musical est très particulier, car l’auteur a imaginé une notation des hauteurs par chiffres surchargeant les voyelles, qu’il faudrait restituer sur des portées classiques. Je désirerais mettre ce document à la portée du public sur Internet, mais recule pour le moment devant le travail considérable que cela représente. De toute façon je compte en sortir un jour les partitions de chants religieux qu’il contient, dans leur état musical d’origine, afin d’offrir aux chercheurs une connaissance directe des habitudes de chant de l’époque, et d’apprécier l’évolution ultérieure. Du fait de votre compétence en latin j’ai pensé que peut-être vous seriez intéressé par ce document, et éventuellement désireux de participer à sa restitution. Je vous joins la photocopie de trois pages de ce document, pour vous donner une idée de sa teneur et son contenu. Si vous êtes tenté par l’aventure, nous en discuterons plus avant et je vous enverrai les copies nécessaires.

Je m’en tiendrai là pour aujourd’hui, et vous adresse mes meilleures amitiés.

P. Billaud



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