21. Lettre de P. Billaud à P. Bottet

le 23 janvier 2002

Cher ami,

Merci de votre prompte lettre et de la disquette (que j’ai transférée sans problème sur mon disque). Merci aussi pour la plaquette sur le laser mégajoule de votre envoi précédent, qui m’a intéressé et complétera mes archives.
Votre lettre aborde plusieurs sujets intéressants. On peut considérer clos notre petit débat sur le graduel Timete (ictus sur ni de quoniam ?).
Sémiologie, science des signes, peut s’appliquer à beaucoup de domaines autres que le grégorien, et nous devrions toujours ajouter "grégorienne", sauf dans le corps d’une discussion où il n’est question que de grégorien, où toute ambiguïté disparaît. Le Triplex, plus exactement le Graduale Triplex (édition Desclée-Solesmes 1979), est l’édition moderne du Graduel, dans le nouvel ordo (édition Desclée 1973), que l’on a surchargée à la main de deux lignes de neumes, au-dessus, en noir, tirés du Codex de Laon (messin), et au-dessous, en rouge, extraits de divers codices sangalliens, homogènes en graphie, et choisis sans doute pour chaque pièce pour leur meilleure correspondance avec la transcription solesmienne. L’édition originale du Graduel n’ayant pas du tout été prévue pour recevoir ces surcharges, la place manque souvent, et rend le déchiffrage des neumes laborieux. Il n’est pas rare de constater des décalages horizontaux de plusieurs notes entre les neumes rouges (SG) et les notes sur portée de Solesmes. Malgré cet inconvénient, ce document est extrêmement précieux pour les chercheurs, en leur épargnant pour la plupart des sujets de recherche le recours aux documents paléographiques de diverses bibliothèques, d’accès incommode ou impossible. Il est évident que j’aurais dû penser aux nombreux lecteurs ignorant probablement l’existence de ce livre, cependant bien connu aujourd’hui de tout chef de choeur actif Un échantillon du Triplex figure dans mon petit article sur l’introït Da pacem, pour lequel vous semblez avoir ressenti une allergie particulière, peut-être justement à cause des neumes...
Au sujet de "la reproductibilité réelle du chant mémorisé" qui ne vous a pas semblé limpide, cette question devrait se poser à tout sémiologue, quand il est admis sans discussion qu’à l’époque des manuscrits neumatiques, le chant se transmettait oralement, de maître àélève, sans partition mélodique précise. Je vous joins une copie de la page qui traite ce problème plus en détail, et j’espère plus clairement, dans la série d’articles dont je vous ai parlé, sous le titre Recours constant de Dom Cardine au faux principe de l’invariance orale.
Sur le sujet des différences entre les éditions de Solesmes du début du siècle, je n’étais pas bien documenté lorsque j’en ai parlé, et croyais que la Vaticane, sans signes rythmiques, comportait tout de même quelques rudiments de rythme, points mora, et peut-être épisèmes d’allongement. J’ai déniché dans une armoire une vieille édition de graduel que je n’avais pas ouverte depuis des années, et qui est précisément un exemplaire de la Vaticane (édition belge 1908). Vous avez largement raison, cette édition ne comporte pas le moindre signe en dehors des notes carrées, des liquescences, des quilismas, et tout de même des barres, demi-barres, et quart de barres du grand rythme. Pas de point mora, aucun épisème. (C’est chantable, pour quelqu’un d’exercé, mais sans certitude de coller aux manuscrits, il faut un peu improviser son phrasé. Ce qui m’a induit en erreur, c’est l’habitude de Dom Cardine de confondre sans cesse Vaticane (pure), et éditions rythmiques, qu’il appelle aussi volontiers "Vaticane", et dont il se sert exclusivement pour ses exemples. L’autorisation pontificale des signes rythmiques dits de Solesmes, date de mars/avril 1904, officieusement, et fut confirmée par décret officiel du 14 février 1906. Les éditions qui ont suivi ont toutes appliqué les signes rythmiques (graduel 1910). Il n’en reste pas moins qu’un paroissien romain de Dom Mocquereau, entièrement rythmé, avait déjà été publié en 1903 par Desclée. Par "signes rythmiques de Solesmes" il faut donc entendre les points mora, les épisèmes d’allongement (issus des manuscrits) et les épisèmes verticaux (résultant de la théorie de Solesmes).
C’est vrai, mon jugement sur Dom Cardine a beaucoup évolué au fil des examens de ses œuvres, d’une certaine admiration, tempérée de doutes sur la validité de certaines déductions, à une estimation très sévère des erreurs, souvent grossières, émaillant des raisonnements généralement valables. Etant donné l’infléchissement indu et néfaste qu’il a imposé aux interprétations sémiologiques, et ne doutant pas de la pureté de ses intentions en faveur d’un grégorien amélioré, je le décrirais aujourd’hui en raccourci comme un faussaire de bonne foi. Cela dit on peut avec profit étudier la Sémiologie, à condition de ne pas tout accepter sans précaution.
Ce que vous me dîtes de ce chef de chœur déçu me navre, sans me surprendre. Bien chanter le grégorien réclame un effort presque quotidien, que seuls les moines peuvent assumer. Le chanter de façon simplement acceptable exige aussi des répétitions et un effort individuel de chaque chanteur. Peu de chorales y arrivent. En plus, l’habitude d’accompagner à l’orgue le propre est à mon avis néfaste, en masquant l’écoute individuelle des chanteurs, qui n’apprécient ce qu’ils chantent que de manière déformée. Je ne le dis pas trop pour ne pas peiner l’Abbé Portier, qui est justement un compositeur d’accompagnements réputé et reconnu, mais à mon avis l’accompagnement à l’orgue est le plus souvent désastreux. Dom Mocquereau, qui mettait ses ictus en partie pour faciliter la tâche des organistes porte une responsabilité dans cette coutume, ainsi que les Henri Potiron et Le Guesnant qui ont composé des partitions encore en usage. Peut-être rédigerai-je un jour mon point de vue sur le sujet de l’accompagnement instrumental du chant grégorien. Dom Gajard, à juste titre, ne le tolérait que pour l’ordinaire.
Je vais m’en tenir là pour aujourd’hui. Encore merci pour la disquette.

Très amicalement

P. Billaud



Annexe à la lettre de P. Billaud du 23 janvier 2002 :

Extrait de l'article Le rythme grégorien d'après les manuscrits
Recours constant de Dom Cardine au faux principe de l’invariance orale
Nous désignons par "invariance orale" l’hypothèse selon laquelle, lors de transmissions orales indépendantes de pièces grégoriennes, les données sonores ne subiraient jamais aucune altération, qu’il s’agisse des séquences mélodiques, ou des éléments rythmiques, durée des sons, force, allure, distinction des notes, des syllabes, des neumes, reproduisant pour l’essentiel le document sonore comme de nos jours un enregistrement sur bande magnétique. En ce qui concerne la fidélité et l’identité mélodiques, celles-ci semblent certaines dans les transmissions orales, compte tenu des recoupements positifs entre manuscrits anciens. Mais en ce qui concerne la fidélité de reproduction des éléments du rythme, non seulement celle-ci est difficile à admettre, pour des raisons de bon sens et d’expérience courante, mais encore est démentie constamment par les manuscrits eux-mêmes, à condition de faire confiance aux notateurs. En effet le notateur idéal note scrupuleusement ce qui lui vient à l’oreille, sans y ajouter ou retrancher quoi que ce soit. Son enregistrement doit être totalement neutre et objectif. Cette hypothèse d’un enregistrement parfait demeure, certes, un peu sujette à caution, mais elle apparaît beaucoup plus probable que celle d’une reproductibilité infaillible de la transmission orale.
Pour rester équitable, nous devons rappeler que, bien avant Dom Cardine, Dom Mocquerau avait fait un large usage de l'invariance orale, notamment dans ses raisonnements concernant le pressus. Mais il restait conscient de la fragilité de la tradition orale, écrivant notamment (N.M.I, page 319): Mais quelles garanties d'exactitude et de durée peut offrir une aussi fragile tradition, si l'écriture ne vient pas promptement la préserver de l'erreur et de l'oubli ?
Dans ses raisonnements comparatifs sur les manuscrits, Dom Cardine s’appuie implicitement, mais constamment, sur l’invariance orale. Il arrive par ce moyen à établir des équivalences injustifiées entre groupes neumatiques, ce qui aboutit à négliger des nuances d’interprétations bien réelles et intéressantes, notamment en ce qui concerne l’articulation des mélismes. Voici un exemple tiré de la Sémiologie (p. 45,dernier alnéa), très limité, mais significatif, à propos de différentes formes du torculus résupinus, où l’auteur assimile quatre formes différentes de ce neume complexe :


D’après Dom Cardine tous ces signes ont en commun une première note légère, et les trois suivantes longues, et sont donc interchangeables. Or il est clair, en restant dans l’enseignement classique, que la forme a réunit un torculus à note culminante allongée (lettre t), suivi d’une virga légère, que la forme b comporte aussi une 2e note longue (épisème), que dans la forme c les 2e et 3e notes sont longues (ligature doublement anguleuse), et enfin que dans la forme d le neume est coupé en deux pes, avec reprise de voix insistante sur la 3e note (1ère note de pes carré longue). Dans ces conditions, si l’on peut à la rigueur déclarer équivalentes rythmiquement les deux premières formes, les deux autres sont clairement différentes, et correspondent à des articulations et nuances rythmiques se distinguant nettement des deux premiers cas. Les interprétations vocales ne peuvent donc pas être identiques.

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