Souvenirs d'un pionnier de l'armement nucléaire français

II. 1954-1959 Naissance de la DAM

(Dans ce chapitre de l'histoire de l'armement nucléaire français je m'appuierai largement sur un document établi en 1983 par J.P. FERRAND et intitulé GENESE DE LA DAM, document très bien fait, complet quoique condensé, et tenant compte des remarques fournies à son auteur sur sa demande avant complète rédaction. Dans ce qui suit je ne ferai que rappeler très brièvement les principales étapes du développement de la DAM, sans insister sur la préparation de l'engin expérimental M1 objet de l'article suivant, en m'étendant principalement sur certains aspects ou faits peu connus, ou peu débattus.) (Sur ce sujet voir aussi : A.Schwerer Auprès de ma bombe, Annexes 1 à 3, pp 106-119)

Premiers développements

Bien que détaché au CEA officiellement le 1er juin 1955, j'ai travaillé aux côtés du Colonel Buchalet, dès décembre 1954, au sein du "Bureau d'études générales" (le BEG), à la mise en place des principaux moyens matériels nécessaires à l'étude et la réalisation d'une première expérience nucléaire française. Je le faisais alors en tant que co-rapporteur du Comité des explosifs nucléaires, avec la bénédiction du Général Crépin qui présidait ce comité. Marc de Lacoste-Lareymondie, l'autre co-rapporteur, était là aussi. Il y avait également un assistant du Professeur Rocard, du nom de Bernard, documentaliste, ainsi que le Commandant Le Guerroué, un marin, introduit aussi par Rocard et qui s'occupait de la logistique. Enfin une secrétaire, Melle Bidart. Je pense n'avoir oublié personne de la petite équipe qui occupait la grande pièce incommode du rez-de-chaussée de la Rue de Varenne, mise à notre disposition par le patron du CEA Pierre Guillaumat.
Le premier semestre de 1955 fut employé par Buchalet très logiquement à faire l'inventaire des moyens disponibles, en personnel, et en sites utilisables de la région parisienne. Avec De Lacoste nous l'accompagnions dans ces prospections. Nous avons ainsi visité plusieurs forts de la défense de Paris, sans résultat utile, et contacté les deux services intéressés à l'atome militaire, les Poudres, et la DEFA. Autant le contact avec les poudriers fut intéressant et fructueux, autant il fut glacial et sans espoir du côté de la DEFA. Le Service des Poudres avait vu très tôt (dès 1950 et peut-être avant) l'intérêt d'étudier les procédés pyrotechniques permettant de déclencher une bombe nucléaire, et celui d'autres domaines relevant de la chimie ou la physico-chimie liés aux applications énergétiques de l'atome. Plusieurs camarades des Poudres étaient ainsi détachés à Saclay ou à la Direction du CEA. Ce service ne demandait qu'à collaborer avec le CEA, sans exigence excessive, tandis que la DEFA avait toujours convoité la responsabilité technique des applications nucléaires aux armements, s'opposant ainsi de front au CEA dont la mission englobait explicitement le domaine de la défense (ordonnance de 1945). Le fait que cette question de responsabilité fut tranchée en faveur du CEA sans aucune ambiguïté par un protocole entre les ministres de tutelle de la Défense et du CEA le 20 mai 1955 (le CEA reconnu " maître d'œuvre en matière d'armement atomique ") ne modifia pas l'attitude des responsables de la DEFA, notamment de l'Ingénieur en chef Chanson. Nous étions en IVe République, et rien n'était encore engagé de façon irréversible. Ainsi, tout à fait anormalement, la DEFA se tint volontairement à l'écart du démarrage de l'armement nucléaire français, privant celui-ci de compétences précieuses. Et il faudra encore trois ans avant que se concrétise une collaboration souhaitable à tous égards.
Le Colonel Buchalet avait envisagé dès le début de sa mission de créer deux grands laboratoires d'études et fabrications dans la région parisienne, l'un voué aux disciplines pyrotechniques, l'autre aux domaines nucléaires, et bien séparés géographiquement pour ne pas combiner dangereusement les risques d'accident à proximité de la capitale. La question du site " pyrotechnie " fut résolue sans difficulté par la convention du 3 juin 1955 passée entre le CEA et le Service des Poudres qui prévoyait le développement d'un centre rattaché au BEG dans le fort de Vaujours au nord-est de Paris, où se trouvait déjà le petit labo travaillant sur les implosions avec notamment André Cachin et Jean Viard, labo rattaché à la poudrerie de Sevran-Livry toute proche. Ces deux ingénieurs principaux, ainsi que l'I.P. Jean Berger, seront bientôt nommés chefs de service du nouvel organisme (le Centre d'Etudes de Vaujours ou CEV), et l'Ingénieur en Chef Georges Barguillet sera désigné pour diriger ce centre. La construction de nouveaux bâtiments y est aussitôt entreprise pour accueillir rationnellement la direction du centre avec sa logistique, et les trois services techniques (Théorie avec Berger, Physique et appareillage avec Viard, et Explosifs avec Cachin).
La création du site " nucléaire " fut beaucoup plus laborieuse, car les forts autour de Paris que le ministère des Armées était en principe disposé à mettre à notre disposition étaient soit occupés par des organismes difficiles à déplacer, soit en trop mauvais état ou de superficie insuffisante. Pressé par le temps, Buchalet se résolut à accepter l'offre du Professeur Rocard de nous transférer une propriété de la banlieue lointaine acquise en juillet 1955 sur fonds secrets pour y installer un laboratoire de détection des explosions étrangères : le domaine du Grand Rué, à Bruyères-le-Chatel près d'Arpajon. Auparavant on avait envisagé d'utiliser une partie libre de l'ancienne poudrerie du Bouchet mise à la disposition du CEA qui y avait réalisé une usine d'extraction d'uranium, qui se trouvait aussi au Sud de Paris. Dans les hypothèses de sites à l'étude et dans les discussions préparatoires Buchalet avait crypté la solution du Bouchet en "B2 ", et tout naturellement celle de Bruyères-le-Chatel en "B3", dénomination mystérieuse encore utilisée parfois de nos jours. Devaient y être implantés les services suivants : "Physique nucléaire expérimentale" (dont je venais d'être nommé Chef), "Physique mathématique" sous les ordres de Jean Salmon, "Electronique", et les services "Métallurgie" et "Chimie", plus les services de support, notamment les moyens de dessin et de fabrications mécaniques indispensables aux activités scientifiques et techniques. Ce très grand ensemble fut placé sous la direction de Pierre Laurent, sidérurgiste renommé, qui ne put prendre effectivement ses pleines fonctions qu'en septembre 1956, à cause de ses engagements professionnels précédents. Laurent était secondé par Georges Tirole, Commandant artilleur détaché des armées, un ancien camarade de régiment (et d'oflag ?) de Laurent.
Le troisième trimestre de 1955 fut occupé par la mise au point du plan d'ensemble de B3, et les plans des premiers bâtiments à construire. Cette tâche gigantesque fut accomplie en un temps record par nos architectes, animés par Le Guerroué. Les appels d'offre furent lancés en novembre, et les premiers travaux en Décembre. Un bâtiment provisoire fut réalisé d'urgence pour abriter l'accélérateur Van de Graaf de 2 Mev que j'avais fait acquérir pour les premières déterminations de sections efficaces en neutrons rapides, données indispensables encore tenues secrètes par les Etats-Unis et qui ne seront dévoilées largement qu'en 1958. Cet appareil fut installé à B3 en juillet 1956, et ma petite équipe a eu l'honneur d'être le premier occupant scientifique de ce centre. Nous étions logés auparavant dans une baraque préfabriquée, placée dans l'emprise mais à l'écart du Fort de Chatillon, le premier site historique du CEA. Le Centre de Bruyères-le-Chatel fut occupé progressivement de juillet 1956 à juillet 1957 par la physique expérimentale, la physique mathématique (Salmon), la métallurgie (Ferry), l'électronique ( ?), et enfin la chimie (Freling), mais toutes ces équipes travaillaient déjà, plus ou moins dispersées dans des locaux d'occasion ou hébergées dans certains services du CEA à Chatillon.
Très rapidement Buchalet se rendit compte que d'autres sites seraient indispensables. D'une part les masses d'explosif chimiques à prévoir pour les implosions de déclenchement, et à tirer en vraie grandeur, dépassaient les limites envisageables à proximité de Paris. De même les quantités de plutonium à traiter, de plusieurs kilogrammes, pouvaient se révéler dans le proche avenir indésirables en Ile-deFrance.
C'est pourquoi l'on créa une annexe de Vaujours à Moronvilliers, en Champagne, sur une zone truffée de dangereux souvenirs de 14-18, qu'il fallut donc nettoyer avant l'occupation scientifique réalisée en février 1958. Quant au problème " plutonium ", il donna lieu à une recherche de site en Bourgogne, dans une région faiblement peuplée, et finalement à la création d'une annexe de B3, le Centre de Valduc, sous la direction initiale de M.Lahilanne, nommé officiellement Chef de centre le 1er octobre 1959. Cependant les manipulations du Pu de l'engin en préparation pour l'expérience du 13 février 1960 seront entièrement effectuées à B3, sans risque, et Valduc sera par la suite affecté aux opérations sur les matières nucléaires relevant des programmes d'armes opérationnelles.
Je fut impliqué personnellement dans les diverses réorganisations de l'organisme embryon de la future Direction des Applications Militaires. Le " BEG " devint en février 1957 le Département des Techniques Nouvelles (ou DTN), et son état-major logé dans un immeuble loué Rue de Mondovi (Paris 1er). Buchalet avait nommé Directeur Technique Georges Parreins, qui venait de chez Brandt, et recruté le Professeur Lenouvel , un normalien, pour lancer les activités " essais ". Parreins s'empressa de me rappeler de B3 pour lui servir d'adjoint et animer au niveau de l'état-major la préparation de l'engin et de l'expérience. Je fus remplacé à la tête du service de physique expérimentale par Jacques Jacquesson, un officier atomiste camarade de longue date.
L'année suivante Buchalet obtient l'affectation de Jacques Robert, venant du Département des études de piles à Saclay, et demande la transformation du DTN en Direction des applications militaires. La "DAM" va s'articuler en un gros ensemble, le Département des Etudes et Fabrications, incluant tous les centres et moyens en cours de développement, chargé de concevoir et réaliser l'engin au plutonium et placé sous la direction de Robert, un Service des Programmes Militaires avec Parreins et Bensadoun, et un Service des Essais confié au Commandant Kaufmant (marin) nouvellement recruté. Plus différentes cellules de soutien et notamment le BRIS (bureau d'information scientifique) avec Philippe Gordien. Je deviens l'adjoint technique de Robert, continuant ma mission de chef de projet d'engin alors largement engagée. La DAM verra officiellement le jour le 12 septembre 1958, et gardera son organisation d'origine jusqu'à la première expérience nucléaire française le 13 février 1960.
Enfin il ne faut pas oublier l'absorption par la DAM du centre créé à Limeil-Brévannes par la DEFA, et consacré principalement à la mise au point d'une amorce neutronique destinée à l'engin en projet. C'est en juillet 1958 que la DEFA proposa officiellement à la DAM son projet d'amorce. Jacquesson et moi-même insistâmes pour une réponse positive, et Buchalet accepta. Des discussions eurent lieu dans la foulée pour intégrer l'équipe dirigée alors par Paul Bonnet. La réunion devint effective en janvier 1959, et le nouveau centre DAM créé le 1er janvier 1960, avec pour directeur Bonnet, secondé par René Laffore.

Hantise du S E C R E T

Jusqu'à l'expérience retentissante de février 1960, nous avons vécu pratiquement en vase clos, nous cachant de tous, de la presse comme du CEA civil. On a peine à imaginer aujourd'hui le climat moral qui régnait en France, et l'opposition quasi viscérale de l'intelligentsia à l'égard de toute entreprise nucléaire militaire non inféodée à l'OTAN, c'est-à-dire aux Américains. Dans les milieux scientifiques on suivait aveuglément la ligne de Joliot, et même des esprits plutôt classés à droite comme Leprince-Ringuet n'hésitaient pas à dénoncer toute velléité d'indépendance nucléaire française, mais en trouvant normales les initiatives de la Russie et de l'Angleterre. Les quelques scientifiques en vue favorables étaient vite dénombrés : Yves Rocard, et le Professeur Thibaud à Lyon.
En fait cette impression de vase clos affectait principalement le petit personnel. Les cadres de la DAM avaient tous plus ou moins des contacts avec leurs collègues scientifiques de Saclay ou de Fontenay-aux-Roses, et surtout avec les services du CEA impliqués dans la production du plutonium, notamment ceux de Marcoule. Il convient donc de relativiser assez nettement cet isolement de la DAM. Mais l'ambiance restait celle d'une entreprise ultra-secrète, avec tout ce que cela comporte de camouflages en tous genres, depuis les sigles mystérieux (comme B3), les activités-bidon, les apparences. La petite équipe qui travaillait dans une baraque écartée, dans l'emprise du Fort de Chatillon, prenait ses repas dans un restaurant discret à Robinson pour ne pas risquer de contacts avec les usagers de la cantine du centre. On se souvient aussi avec un peu d'amusement de la tenue style "garde-chasse" des premiers gardiens CEA surveillant le terrain et l'entrée de B3. Je ne suis pas sûr que Buchalet et ses collaborateurs n'en aient pas "rajouté". Peut-être un travers français ?
Cette hantise se concrétisait notamment dans le domaine des recrutements. Chaque candidat à l'embauche faisait l'objet d'enquêtes souvent approfondies, et toute suspicion d'appartenance à des organismes (partis ou syndicats) supposés hostiles à nos objectifs était prise en considération négative. Le recrutement s'en trouvait fortement ralenti, gênant notablement la mise sur pied des moyens, pourtant urgente.
Il me revient à l'esprit une anecdote cocasse survenue beaucoup plus tard, dans nos bureaux du siège rue de la Fédération, qui démontre jusqu'où peut aller la suspicion aveugle de certains services de sécurité. A cette époque tous les bureaux usaient abondamment de machines de reproduction sur papier de la marque Rank Xérox, en location. Ces machines étaient visitées régulièrement par les agents du représentant parisien de la marque, et un jour un spécialiste de la Sécurité nous demanda officiellement d'examiner la possibilité technique d'un espionnage de nos activités pouvant résulter d'une conservation en mémoire dans la machine des textes reproduits entre deux visites de contrôle. L'origine de cette idée farfelue venait d'une confusion inattendue entre "RANK" de RANK XEROX, et "RAND" de RAND CORPORATION , officine américaine réputée travailler pour le Pentagone. L'idée fut abandonnée aussitôt découverte cette méprise ridicule.

Une aubaine inattendue : la mission AURORE avec visite du champ de tir américain du Nevada

Peu de gens informés ont fait état ouvertement de la mission Aurore de février 1958, à laquelle j'ai participé, en raison sans doute du caractère apparemment confidentiel de cette mission, totalement soustraite à la connaissance de la presse des Etats-Unis. Bertrand Golschmidt en fait une brève mention dans son livre Le complexe atomique (Fayard 1980), comme signe d'un réchauffement temporaire des relations France-Etats-Unis au début de 1958. Le seul récit un peu étendu que j'en connaisse figure dans le livre d'Ailleret L'aventure atomique française (Grasset 1968). Mais sur les huit pages de ce court chapitre, l'auteur a cru bon d'insister en trois pages sur les péripéties du voyage aérien d'aller, ce qui lui donne l'occasion d'épingler le CEA sur d'obscures questions de classes aériennes, bon exemple de sa prédilection pour les questions les plus mesquines, que l'on retrouve ici ou là dans son livre, surprenante chez ce grand chef.
Cette mission d'information avait été demandée par Buchalet, à tout hasard, par les voies diplomatiques, avec comme objectif avoué les méthodes sophistiquées de diagnostic des engins employées au Névada, et utilisant notamment les oscilloscopes Edgerton (en réalité Edgerton, Gemerhausen, and Grier, en abrégé EG&G, mais le plus souvent Edgerton). C'est sans doute Pierre Busquet, très à l'affût des techniques de pointe régnant dans le domaine dont il était chargé, qui l'avait demandé à Buchalet. En fait l'objectif officiel de la mission s'étendit à toutes les formes d'expérimentations opérées couramment autour d'une explosion nucléaire, et en conséquence la mission mobilisa des officiers (organisation générale et essais " militaires ") des représentants de la DAM (toutes disciplines concernant l'engin et son diagnostic, essais dits " effets extérieurs "), et même un représentant de la Section Atomique de la DEFA (Bonnet) chargée d'une mesure neutronique particulière (la question de la source neutronique n'était pas encore d'actualité en février 1958). La mission eut lieu en deux phases successives, la première à dominante de chefs, la seconde une ou deux semaines plus tard formée de spécialistes, chargés d'exploiter les premières indications.
Comme l'explique Ailleret l'accueil militaire à Washington fut plutôt réservé et peu encourageant. On avait l'impression que les officiers américains avaient eu la main forcée, tout en restant courtois et disciplinés. Au Névada, l'ambiance fut beaucoup plus décontractée, notamment avec les savants et techniciens de l'AEC qui y travaillaient. Mes souvenirs restent aujourd'hui assez confus, mais il me semble que Buchalet n'était accompagné dans cette première phase de la mission que de Kaufmant (service des essais), Renoux (CEA affaires extérieures), Barguillet, et moi-même. Dans la seconde phase Busquet fut de la partie, ainsi que Bonnet, et beaucoup d'autres dont j'ai oublié les noms. Busquet put visiter les bureaux d'EG&G à Las Végas et passer commande d'appareils, tout en récoltant d'innombrables tuyaux très précieux sur les méthodes opératoires, les matériels et adresses des fournisseurs, nous faisant gagner des mois de tâtonnements et de recherches. Pour ma part j'ai gardé un souvenir vivace d'un des conférenciers entendus les premiers jours sur place : le savant Alvin C. Graves, qui nous décrivit le principe du diagnostic instantané par les rayons gamma détectés tout près de l'engin, l'imposant matériel de transmission, et d'enregistrement à distance dans un bunker spécial. C'était un des pionniers de la première heure du laboratoire de Los Alamos et l'on m'apprit qu'il se trouvait juste derrière Slotin, lorsque ce dernier avait manipulé imprudemment dans son laboratoire de Los Alamos un assemblage légèrement surcritique. Alors que Slotin, exposé totalement et massivement, était mort quelques jours plus tard, Graves avait reçu une dose de quelques 800 unités, mais sur une moitié du corps, et avait pu en réchapper après des mois d'hopital. Il se maria un peu plus tard et devint père d'une fille. Il est mort finalement de leucémie. Le jour du départ du camp pour le retour en France, très tôt le matin, je m'enhardit jusqu'à aller tirer Graves d'un profond sommeil matinal pour lui poser une dernière question qui me taraudait depuis la veille. Je revois encore le pauvre homme dans son lit, hirsute, les yeux difficilement ouverts, acceptant de bonne grâce de me renseigner, me confirmant dans mes propres spéculations touchant le réglage de l'engin.
On peut se demander encore aujourd'hui ce qui a pu pousser nos alliés américains, pourtant fermement opposés à l'accession de nouvelles nations à l'explosif nucléaire, à nous faire ce "cadeau". Peut-être comme le suppose Ailleret ont-ils tenté de nous dissuader de nous lancer dans une entreprise follement coûteuse. Il est certain que nos interlocuteurs ont tout fait pour nous impressionner par l'ampleur des moyens à mettre en œuvre, qu'ils jugeaient selon leurs propres normes hors de portée d'un pays de la classe de la France. Sur le plan des secrets touchant les armes et les engins expérimentaux, domaines en principe exclus bien entendu, les limites alors en vigueur permettaient aux techniciens rencontrés de dire beaucoup de choses très précieuses pour nous, qui débarquions tout juste. En outre, je crois que ces techniciens qui vivaient en vase clos presque sans contacts extérieurs, étaient heureux de parler avec des collègues de leurs activités, et de les aider dans la mesure du possible.
Cette mission en tous cas a été pour beaucoup dans le succès du 13 février 1960, très peu sur le plan de l'engin, mais énormément sur celui des mesures, pratiquement toutes réussies du premier coup.

Le Professeur Rocard

Le Professeur Yves Rocard, père de l'homme politique Michel Rocard, est le principal scientifique français en vue à avoir approuvé et encouragé des recherches nucléaires à but militaire en France. Pour cela je lui accorde une estime indéfectible. Cependant la personnalité très particulière de ce savant n'a pas permis de l'intégrer comme il aurait été souhaitable dans l'entreprise de la DAM, et il n'a joué pratiquement aucun rôle dans les projets scientifiques et techniques concourant à la conception de l'engin du 13 février 1960, sa construction, son réglage, et la préparation du tir (largement tributaire des informations de la mission Aurore). Je me souviens que lors de mes premiers contacts avec lui, rue de Varennes, en fin 1954, il venait de pondre une sorte de pamphlet anarchisant intitulé Coôrdination (avec en couverture un titre à lettres contournées formant une sorte de serpent ou d'hydre monstrueuse), dans lequel il dénonçait avec un humour certain les travers de certains organismes impliqués dans la recherche scientifique. En ce qui me concerne, conformément aux directives de Buchalet, j'ai transmis au professeur copie de tous les rapports sur les travaux de physique expérimentale effectués sous ma direction en 1955, 1956, et au début de 1957, ainsi que des notes importantes secrètes que j'ai pu émettre par la suite en tant que responsable de fait de la préparation de l'engin. Je n'ai jamais reçu de sa part un avis ou remarque quelconque, et tous les choix cruciaux -taille de l'implosion, source de neutrons externe, masse de Pu - ont dû par conséquent être opérés en dehors de lui, sur mon initiative et sous ma responsabilité. C'est donc tout à fait abusivement que la couverture de son livre Mémoires sans concessions (Grasset 1989) le présente comme "un des pères" de la bombe atomique française, sans préciser que son rôle s'est borné à cautionner politiquement l'entreprise. Dans le corps du livre il ne fait état d'aucune contribution personnelle directe ou indirecte à la définition et la préparation de l'expérience, et il s'abstient soigneusement de citer les artisans véritables du succès de février 1960. Conformément au titre du livre son objectivité ne va pas jusqu'à rendre justice à ceux qu'il n'aimait pas, ou qui lui faisaient ombrage. Le livre révèle en plusieurs occasions la frustration qu'il ressentit de ne pas avoir eu la haute main scientifique sur notre entreprise, s'en prenant à la "petite junte militaire", à la mafia, ou aux mafias polytechniciennes, qu'il accuse de l'avoir tenu à l'écart, ou de l'avoir gêné dans ses études de détection. La vérité est que Guillaumat ne l'avait pas jugé capable de cette responsabilité (voir bas de page 171), et qu'il a laissé Buchalet agir librement. Rocard restait officiellement conseiller scientifique de Buchalet, mais est volontairement resté à l'écart des décisions principales, espérant peut-être constater au bout de quelques mois un échec qui lui donnerait raison, mais qui ne s'est pas produit, au contraire. Il n'a à s'en prendre qu'à lui-même.
En fait, l'information fournie par le livre de Rocard, très intéressante pour ce qui concerne ses débuts scientifiques, ne précise guère, et pour cause, sa position réelle (on devrait dire plutôt ses positions) dans l'organisation relevant du CEA qui a abouti au succès du 13 février 1960. En dehors de sa qualité de membre de certains hauts comités, et de son activité de conseiller scientifique de Buchalet qui s'est réduite à ma connaissance à l'approbation de quelques nominations de chefs de service du BEG, je ne lui ait connu qu'une préoccupation sérieuse et permanente : la détection des explosions atomiques étrangères (ou nationales quand l'occasion en est apparue). De nombreuses pages du livre sont consacrées à cette activité. C'est à ce titre qu'il a hanté inlassablement les sites expérimentaux du Tanezrouft, du Hoggar, et plus tard du Pacifique. Il avait dès le début en 1955 réuni autour de lui une petite équipe de scientifiques et de techniciens très qualifiés, et, les moyens financiers aidant, dans le sillage des applications militaires largement dotées, avait installé dans le monde entier des stations de détection censées repérer toute explosion atomique d'énergie significative. Il était très fier d'avoir mis au point un procédé de détection à très longue portée grâce à des microbarographes enregistrant les très faibles ondes de pression atmosphérique engendrées par les explosions aériennes. En 1955 il eut l'amère surprise de se voir doublé par le département d'études sismiques de l'Institut de Physique du Globe, dirigé par une femme dynamique et innovatrice, Madame Labrouste. Cette scientifique distinguée avait observé des traces sismiques d'explosions étrangères, et découvert une méthode très performante de localisation par triangulation en combinant les relevés de plusieurs stations éloignées les unes des autres. Elle avait fait part de ses découvertes au Secrétariat de la Défense Nationale, qui en avait diffusé la nouvelle. Ce fut la révolution chez Rocard, qui s'empara aussitôt du procédé et modernisa ses stations en les dotant de sismographes très sensibles bien adaptés à cette mission, obtenant rapidement des résultats remarquables. Le procédé sismique, idéal pour les explosions souterraines qui commençaient à devenir le mode de tir le plus utilisé à l'étranger devint son moyen de détection principal, presqu'exclusif.
Lors des préparatifs à Reggane, il se fit attribuer dans le périmètre de la Base une petite caverne ayant vue sur la zone du point zéro, et d'où il se contenta de prendre une image par sténopé de la boule de feu. Il est bien connu que le diamètre maximum de la boule de feu d'une explosion atomique proche du sol dépend de nombreux facteurs difficiles à préciser, et ne peut donner qu'une estimation extrêmement grossière de l'énergie. J'étais près d'Ailleret lors du tir du 13 février 1960 et n'ai gardé aucun souvenir d'une intervention de Rocard qui était resté à la base dans son abri, et qui aurait, dit-on, rectifié la première mauvaise impression résultant de la mesure erronée de Kaufmant (10 kt), heureusement démentie quelques minutes après l'explosion par les estimations indépendantes de Lenouvel et de Gauvenet, qui étaient relativement convergentes (45 et 75 kt), et qui me conduisirent en tant que représentant du CEA à proposer 50 kt comme énergie à prendre en compte pour les missions aériennes de prélèvement piloté dans le nuage.
Rocard consacre de nombreuses pages de son livre aux explosions atomiques françaises (ch.10), en insistant évidemment sur les aspects "détection", son dada, sur lesquels je n'ai pas de compétence particulière . Mais je suis obligé de dire que les commentaires qu'il a cru bon de consacrer aux aspects touchant la conception des engins sont bourrés d'erreurs et parfois de vantardises puériles. Il mélange les expériences, situant Gerboise verte (25 avril 1961) avant G. Blanche (1er avril 1960) et G.Rouge (27 décembre 1960). A propos de G. Verte, où nous avons eu un raté de source neutronique à cause de la chaleur torride, il prétend avoir été chargé par "Guillaumat Administrateur Général du CEA" d'une mission d'enquête scientifique pour déterminer les causes de l'échec. Or, d'une part, Guillaumat n'était plus A.G. du CEA depuis belle lurette en 1961, et d'autre part la cause du raté avait été parfaitement identifiée quelques heures après le tir. Quant à la phrase attribuée au Général Challe p.232 j'ai bien peur qu'elle ne soit née dans l'imagination du professeur, car parfaitement invraisemblable (voir ma version de Gerboise Verte, dans l'un des articles suivants). Certains détails techniques sont carrément erronés, d'autres sans rapport avec la réalité, par exemple à propos de notre premier engin M1 tiré le 13 février 1960, dont il salue le rendement de fission "record", en l'exagérant quelque peu (page 231), mais en regrettant qu'on n'en ait pas parlé à l'époque, faute d'avoir fait appel à lui pour tout diriger (alors que cette valeur était tout simplement classifiée). Il se vante d'avoir été le premier à trouver une valeur correcte de l'énergie de l'engin, "la seule dont on disposa pendant plusieurs jours, toutes les mesures plus sophistiquées ayant bêtement échoué". Je regrette d'avoir à dire que là le professeur triche effrontément. Son procédé de physique amusante pour mesurer l'énergie d'une explosion n'a jamais été pris au sérieux parce que trop grossier et aléatoire. Le diamètre maximum de la boule de feu, qu'il aurait déterminé, dépend, en plus de l'énergie, de nombreux facteurs circonstanciels comme par exemple la masse de fer énorme de la tour venant s'ajouter aux quelques tonnes d'engin, des parois de la cabine, et d'appareils proches, éléments très difficiles à introduire dans l'équation de détermination. Il est parfaitement évident que Rocard s'est attribué sans vergogne dans son livre la vraie valeur d'énergie qu'il a apprise ensuite. En tous les cas il se garde bien de donner ses résultats bruts : longueur de projection (distance séparant le petit trou de la porte du mur-écran), et largeur d'image observée, qui auraient permis de vérifier ses affirmations. En ce qui concerne les "mesures plus sophistiquées", il y en avait deux principales : la photo instantanée de la boule de feu en fonction du temps dans les premiers instants, et l'analyse radiochimique des résidus de réaction. Dès l'après-midi du tir un premier examen des photos donna une estimation très bonne, qui fut confirmée le lendemain après l'examen complet. La radiochimie ne put donner de valeur que plusieurs jours après, en cohérence complète avec les photos. La mauvaise foi du professeur est donc flagrante. Ce qu'il dit page 231 du dispositif d'implosion de M1amorcé par un seul détonateur est sans rapport avec la réalité. Il aurait pu au moins vérifier ces éléments auprès des concepteurs eux-mêmes. Page 236 il se vante candidement de ses procédés tordus pour se procurer les moyens matériels nécessaires à ses expériences de détection : … "j'ai fini par obtenir, grâce à ce petit chantage, un soutien de l'organisation logistique de Reggane pour installer un peu partout des microbarographes…", en invoquant auprès d'Ailleret des risques plus ou moins imaginaires de contentieux avec les populations locales. Ce côté rusé et matois, devenu légendaire, lui a fait certainement du tort.
La bombe H française est également évoquée dans le livre de souvenirs de Rocard. Aux pages 131-133 il relate les réflexions qui l'ont conduit dès 1951 à envisager de réaliser des bombes avec des matières légères telles que le Lithium. D'où sa réputation de père de la bombe H française. Or comme on le verra dans la suite de mes articles (voir notamment L'incroyable histoire de la bombe H française), la question du combustible thermonucléaire ne s'est pratiquement pas posée aux réalisateurs français dans les années 60, étant admis de longue date que le deutérure de Lithium 6 était la solution. Le vrai " problème H " était de savoir comment l'allumer. Aux pages 265 et 266 il revient sur cette affaire et donne une version personnelle basée sur des confidences recueillies à droite et à gauche lors du tir Canopus de la première bombe H française. Les personnes qui l'ont renseigné n'étaient guère qualifiées pour le faire car ce qu'il en dit n'a qu'un lointain rapport avec la vérité. Il donne notamment une importance très exagérée au rôle du Professeur Yvon. Mais selon lui " il est grandement choquant qu'on ne connaisse même pas le nom de l'auteur réel de la bombe H de la France ". Pourtant Alain Peyrefitte avait fourni de ce sujet une version précise quoique fausse, en 1976 donc bien avant la parution des mémoires de Rocard, et il faut croire que ce dernier n'en avait pas entendu parler, ce qui est étonnant.
Les nombreuses réserves que je viens d'exprimer sur les dires de Rocard concernant les sujets que je connais bien ne doivent pas détourner le lecteur de faire connaissance avec le personnage Rocard, à travers son livre de mémoires. La lecture en est aisée, et passionnante pour quelqu'un de ma génération. Il y a des pages très savoureuses sur des sujets variés et importants, comme par exemple sa charge contre les maths modernes page 155.
C'est je crois sur le site du Hoggar que Rocard découvrit ses dons de sourcier, en 1962 ou 1963. En bon scientifique qu'il était, il chercha à comprendre et parvint à élaborer une théorie magnétique cohérente, qu'il a pu étayer par des expériences. Je ne comprends pas que l'Académie des Sciences ait cédé à l'opprobre systématique qui frappe les manifestations courantes de radiesthésie pour refuser d'admettre Rocard en son sein, faisant preuve en ce cas d'un obscurantisme impardonnable. Elle a admis par la suite des personnes bien moins qualifiées scientifiquement que Rocard. L'Académie ne s'est pas grandie en cette occasion !



Pierre Billaud (septembre-octobre 1998)